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mercredi 17 avril 2024

Exploitation En Guinée, l’enfance volée des fillettes «confiées» pour des travaux domestiques

par Célian Macé, Envoyé spécial à Conakry   publié le 15 avril 2024

Des dizaines de milliers d’enfants issues de foyers pauvres sont placées comme petites bonnes dans les familles de la capitale, la plupart du temps sans être scolarisées.

Tout le monde connaît l’endroit, dans le quartier Aviation. Sous le grand manguier, derrière l’école Koumba Diawara. Il y a un ruisseau verdâtre au pied de l’arbre. L’eau est gratuite, les fillettes y lavent des habits. Ces petites travailleuses sont à louer. Elles quittent généralement leur village le lundi, voyagent un jour et une nuit, arrivent à Conakry le mardi. En fin de semaine, il n’y a presque plus d’enfants sous le manguier. Elles ont été placées comme domestiques.

«Toutes les mères aimeraient que leurs enfants aillent à l’école, se défend Kourouma Barry (1), originaire du village de Dinguiraye, comme les cinq femmes assises à ses côtés à l’ombre du manguier. Mais là-bas, les conditions étaient trop difficiles. Quand le champ ne donne pas, tu n’as rien. Avec quoi suis-je censée nourrir la famille ?» Elle a de longs pendants d’oreille et un foulard bleu relevé derrière sa nuque. Un pagne et un tee-shirt, la tenue habituelle du lumpenprolétariat féminin en Afrique de l’Ouest. Quand Kourouma Barry parle de sa fille Aminata (1), 11 ans, elle passe du rire aux larmes.

La petite est allée à l’école de Dinguiraye pendant trois ans. En 2023, après une mauvaise récolte qui a ruiné la famille, sa mère l’a accompagnée jusqu’à Conakry pour la placer comme bonne. Elle a trouvé une famille qui l’employait pour 300 000 francs guinéens (32 euros) par mois. Le salaire minimum est de 550 000 francs (60 euros) en Guinée. L’argent était reversé à la mère.

Image familière

«Il y avait trois enfants là-bas, une grande, une fille de mon âge et un garçon de 5 ans, raconte Aminata en français – une langue que sa mère ne comprend pas – en regardant son interlocuteur fixement. Je lavais leurs habits, je m’occupais d’eux, je nettoyais la maison.» La fillette était logée et nourrie, comme le veut l’usage. Mais la patronne la battait. Ses employeurs sont partis en France le mois dernier, alors Aminata est libre, pour le moment. Kourouma cherche une nouvelle famille pour la placer. L’enfant regrette d’avoir «laissé son cahier au village». «J’aimais aller à l’école, surtout la lecture. Parfois, l’instituteur m’emmenait en classe sur sa moto avec mon petit frère, se souvient-elle. Maintenant, quand je vois les autres filles en uniforme [scolaire] le matin, ça me fait honte.»

En Guinée, l’exploitation des enfants pour des travaux domestiques – en particulier des filles – n’est pas cachée. Dans la grande majorité des foyers, une petite bonne, étrangère à la famille, s’affaire du matin au soir. Image familière, si ancrée dans le paysage urbain de Conakry qu’elle ne choque pas grand-monde. Ce phénomène, généralisé, est souvent présenté comme une dérive du système coutumier de «confiage». Selon un principe de solidarité ancré dans les sociétés ouest-africaines, il n’est pas rare qu’un enfant soit élevé par un parent ou un ami, hors de la cellule familiale nucléaire. Cette situation concerne de 35 % à 40 % des enfants guinéens en milieu urbain, et 31 % en milieu rural, selon une étude de l’Institut national de la statistique datée de 2018«Dans nos traditions, c’était une fierté, et presque un défi, d’assurer l’éducation de l’enfant de quelqu’un d’autre, explique Bernard Tiguiano, coordinateur du Service central de protection des personnes vulnérables. Si l’enfant réussit dans la vie, l’honneur rejaillit sur ton nom.» Mais cette pratique a été «dévoyée» et «pervertie», juge le gendarme.

Son unité spécialisée a été créée en 2020. Les locaux ont été financés par l’Agence française de développement. Bernard Tinguiano et ses collègues enquêtent notamment sur les cas de trafics d’enfants à grande échelle. «Les familles qui exploitent les petites mettent souvent en avant les liens de confiage pour camoufler leur forfaiture. Les gens nous accusent d’être des vendus, à la solde des ONG occidentales, qui trahissent nos coutumes ancestrales», souffle le gendarme. Rares sont cependant les affaires de confiage abusif qui aboutissent à un procès, reconnaît-il. «Les petites bonnes n’osent pas porter plainte, elles ne savent même pas que ça existe.» La gendarmerie n’est saisie que dans les cas de tortures ou de violences aggravées, sur dénonciation du voisinage, ou bien pour démanteler des réseaux de traite d’enfants. Des intermédiaires qui faisaient venir les fillettes à Conakry et les plaçaient dans les foyers, en échange d’une commission sur leur rémunération, ont déjà été condamnés à de la prison ferme.

Mille nuances de confiage

«Le plus souvent, les familles négocient directement avec les agents de l’Office de protection genre, enfance et mœurs pour étouffer la plainte, précise l’avocate Halimatou Camara, qui a suivi plusieurs affaires d’exploitation domestique devant le tribunal pour enfants. Et ici, les puissants s’en sortent toujours avec la justice.» Car on fait travailler des enfants dans toutes les couches sociales de la société guinéenne. «Cela ne touche pas que les foyers pauvres. Vous trouverez des fillettes exploitées chez des professeurs d’université, chez des cadres de l’administration, et même chez des ministres !»

En 2019, le fils de Sékou Touré, premier président de la république de Guinée, a ainsi été condamné à sept ans de prison par un tribunal américain pour avoir «asservi» une jeune Guinéenne pendant seize années. La victime, arrivée dans la demeure texane de Mohamed Touré à l’âge de 6 ans, effectuait des corvées domestiques quotidiennes sans être payée. Elle a raconté aux enquêteurs avoir été battue, humiliée, traitée d’«esclave» et de «chienne».

En Guinée, il existe en réalité mille nuances de confiage. Du plus vertueux – où l’enfant est scolarisé et élevé comme un membre de la famille à part entière – au plus effroyable, quand les filles sont soumises au travail forcé, aux violences physiques et sexuelles. «Les petites arrivent très jeunes, entre 6 et 10 ans généralement, car à cet âge-là, elles ne connaissent pas la ville, elles sont apeurées, soumises et obéissantes, remarque Asmaou Bah Doukouré, figure du monde syndical guinéen, qui fut elle-même confiée à une tante à l’âge de 5 ans. Quand elles deviennent adolescentes, il arrive fréquemment que les bonnes soient convoitées par les hommes de la famille où elles ont été placées.»

Asmaou Bah Doukouré a participé à l’élaboration de la convention 189 de l’Organisation internationale du travail «relative aux travailleuses et travailleurs domestiques» – qui prévoit «l’abolition effective du travail des enfants» dans son article 3. Le texte fut adopté en 2011 puis voté par l’Assemblée nationale guinéenne le 26 décembre 2016. L’aboutissement d’un long combat. Ce jour-là, la syndicaliste a dansé de bonheur, se souvient-elle. Elle reconnaît pourtant que les principes de la convention 189 sont bafoués au quotidien en Guinée.

Canettes tièdes

M’Balou Conté (1) est assise dans la pénombre de son petit kiosque à boisson bleu et blanc, en bordure d’un grand rond-point poussiéreux de la capitale. En journée, le courant est coupé dans tout Conakry, ses canettes de soda sont tièdes. Elle a déplié un parasol devant la boutique en planches pour les clients. A son doigt de pied, un anneau brille dans le petit carré de soleil découpé par l’ouverture de la porte. «Je ne suis pas en colère, mais je l’ai longtemps été», dit-elle après réflexion. Quand M’Balou voit passer une gamine porter un plateau de fruits devant son kiosque, elle ne peut pas s’empêcher de la mettre en garde : «Ne rentre pas dans une voiture, si un homme t’appelle, même si c’est une belle voiture !» Elle lui glisse aussi, parfois, un petit billet.

«Je ne peux pas fermer ma bouche, parce que j’ai connu ça. L’acheteur qui rôde pour te coincer, l’employeur qui te force, le fils de la famille qui viole la bonne… Je suis passée par tout ça.» Orpheline, M’Balou a commencé à travailler pour les autres à l’âge de 12 ans. «Sans salaire au début, juste pour avoir un toit. Même malade, je devais travailler, frotter, rincer, préparer, ça ne finissait jamais.» Elle a ensuite été brièvement employée par un Libanais pour 30 000 francs guinéens mensuels, avant de fuir le foyer, car «le maître de maison voulait m’abuser», raconte-t-elle. M’Balou a 33 ans aujourd’hui. En plus du travail au kiosque, elle fait des remplacements comme femme de chambre dans les motels. «J’ai tout fait dans ma vie, casser des cailloux, récolter du bois mort, vendre des bananes, tout sauf la prostitution.» Elle a une fille de 15 ans, en dixième année, la dernière classe du collège. Sa mère veut qu’elle poursuive ses études «le plus loin possible».

Claquettes dodues

«Les fillettes exploitées viennent toujours de familles vulnérables, explique Aissatou Balde, présidente du Syndicat des travailleurs domestiques et membre du Comité de lutte contre la traite en Guinée. On fait parfois miroiter aux mamans la scolarisation de leur fille. Mais la promesse est rarement tenue. Les petites travaillent souvent pour payer leur futur mariage au village, dès 14 ou 15 ans. Ou alors, dans le meilleur des cas, pour payer l’atelier de couture, ou de coiffure, dans lequel elles sont placées en apprentissage.» En se déplaçant en voiture ou à moto dans les rues de Conakry, Aissatou Balde relève mécaniquement, sans même y penser, les mille et un signes d’exploitation des enfants visibles dans la capitale. Elle passe ses journées à alerter la gendarmerie, plaider auprès des mères, se battre devant les tribunaux et surtout écouter les petites filles. Une «goutte d’eau» dans l’océan des besoins, dit-elle.

Il arrive, grâce à des gens comme Aissatou Balde ou Asmaou Bah Doukouré, que des fillettes s’en sortent. Des petits miracles. Ils sont rares et ne laissent pas les intéressées indemnes. C’est le cas de Saranfin Condé. Elle n’est jamais allée à l’école. Avant ses 12 ans, elle travaillait aux champs avec ses parents. A leur mort, elle a été confiée à une «tantie», vendeuse au marché de Matoto, un quartier de Conakry. Tous les jours, Saranfin nettoyait la cour, lavait les habits, portait puis étalait les aubergines et les tomates. Elle dormait par terre. «Au marché, j’avais interdiction de parler aux autres filles, raconte-t-elle. A la maison, les enfants de la tantie avaient interdiction de m’approcher.» Seul son petit filet de voix trahit un reste d’enfance. Saranfin a 18 ans. Ce jour-là, elle porte un jogging, un body à rayure, des chaussettes dans des grosses claquettes dodues en mousse. Quand elle hésite à répondre, elle tord ses petites nattes avec la main.

Elle est restée cinq ans en confiage. Régulièrement, la vendeuse la giflait, la battait à coups de chaussures, d’ustensiles de cuisine. Elle a fini par la chasser de la maison, à 17 ans, en l’accusant de vol. Quand Saranfin décrit cette journée-là, ses paupières se gonflent et sa voix baisse encore. «Je me suis assise dehors et j’ai pleuré. Je n’avais aucun endroit où aller, personne à contacter. Un monsieur m’a trouvée là. Il m’a parlé et m’a amenée à la gendarmerie.» Elle a été placée dans un centre d’hébergement pour mineurs du quartier de Sonfonia, géré par l’association Sabou Guinée et financé par l’Union européenne – comme le rappellent les stickers étoilés collés un peu partout.

«Trop tard pour moi»

«Un enfant confié, ce n’est pas mauvais en soi. C’est un mécanisme essentiel de notre système de solidarité africain, énonce le coordinateur du centre, Alpha Ousmane Diallo. Le principal critère d’appréciation, c’est la scolarisation ou le placement en apprentissage de la fillette. Si ce contrat de base n’est pas respecté, ça se transforme en exploitation.» Comme des dizaines de milliers de jeunes de son âge, Saranfin ne sait ni lire ni écrire, elle n’a appris aucun métier. «C’est trop tard pour moi», répète-t-elle, malgré les dénégations offusquées des éducateurs. Secrètement, la jeune fille rêve d’ouvrir un jour un salon de coiffure.

Dix mineures étaient hébergées dans le centre de Sonfonia jusqu’à ce que les dortoirs soient dévastés par deux incendies successifs, en fin d’année dernière. Un court-circuit électrique, dit-on. Depuis, le centre est fermé, les enfants ont été relogés, mais Saranfin revient chaque jour s’asseoir, seule, dans la cour déserte. Elle regarde les gardiens balayer. Personne ne lui demande de nettoyer.

(1) Les noms ont été modifiés pour préserver leur anonymat.


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