Le retour du télétravail doit être l’occasion de repenser globalement l’organisation du travail, estime Isabelle Barth, professeure en sciences du management, qui s’inquiète de la tentation de réduire les temps jugés « improductifs ».
Tribune. La rentrée s’annonce comme une « télé-rentrée ». Le télétravail imposé brutalement par le confinement s’installe comme un mouvement de fond dans les entreprises. Avec trois bonnes raisons : lutter contre une reprise de la pandémie, répondre à l’attente de nombreux travailleurs, et gagner en efficacité. Si les deux premiers mobiles sont facilement audibles, le troisième est la zone de tous les dangers. Car derrière la recherche d’efficacité, se profile la question de l’utilité, utilité des heures travaillées, utilité de certaines fonctions, utilité de certaines tâches.
C’est la question que j’ai entendue au cours d’une réunion (distancielle) avec des chargés de communication en ressources humaines : « Mais si tout cela c’était du vent ? » Tout cela ? Tout simplement les missions, qu’ils assumaient depuis des années dans leur entreprise, des tâches occupant leurs semaines de travail et assurant leur salaire de fin de mois.
Le bilan est là : le job est fait !
Avec le télétravail, beaucoup de tout ce qui nous occupait disparaît : les trajets travail-domicile bien sûr, mais aussi tous les déplacements intraprofessionnels. Les moments de socialisation se réduisent à peau de chagrin : les pauses, les déjeuners, les « afterworks » [moments conviviaux entre collègues]. Les conférences, les cours, les réunions peuvent parfaitement se tenir en distanciel.
En effet, le bilan est là : le job est fait ! Est-ce que pour autant, tout ce qu’il y avait autour, était superfétatoire ? Inutile le pot à la fin d’une soutenance de thèse ? Inutiles les discussions de fin de cours autour du prof ? Inutiles les échanges de regards, les discussions en off lors d’une réunion ? Inutiles les petits bavardages dans le couloir ? Bien sûr que non !
En parallèle, une prise de conscience se fait : ce qui était accepté en présentiel devient insupportable en distanciel. Ces réunions qui durent des heures avec de longs monologues qui n’intéressent que celui qui « cause », ces enseignants qui se contentent de lire leurs slides, ces conférences mal préparées qui brassent des idées vagues. Le distanciel grossit le trait, zoome sur toutes ces dérives et amène la question : entre temps au travail et temps de travail, quel est l’écart acceptable ?
Les « temps inutiles » du management
De nombreuses entreprises ont pu vérifier le temps de connexion de leurs salariés en télétravail pendant le confinement et en tirent d’ores et déjà des conclusions sur la réelle « utilité » du temps alloué. Un directeur des ressources humaines évoquait récemment lors d’une émission de grande écoute les « temps inutiles » du management. Personne n’a relevé. La tentation est grande de vouloir « rationaliser », en supprimant tous les temps « improductifs », puis, pourquoi pas, ensuite, tous les « improductifs » ?
Ce serait bien sûr penser le court terme. Il faut savoir résister à la tentation et réinventer les modalités de travail, sous peine d’avoir à affronter à moyen terme, le chômage, la perte de sens, les dépressions pour isolement, et une perte de qualité qui se fonde sur le « faire-ensemble ». La vraie question que pose le télétravail, c’est celle de l’utilité du travail. Je propose trois pistes d’action pour ne pas aller vers un assèchement drastique du travail.
La première est d’organiser des systèmes hybrides conjuguant présentiel et distanciel, qui amènent à recentrer le lieu de travail sur l’échange et la socialisation. La distribution est un excellent exemple : la disparition des magasins annoncée au début des années 2000 avec les sites marchands n’a pas eu lieu, en revanche, les points de vente se sont transformés pour créer le lien que n’apporte pas le online.
L’occasion de repenser l’organisation du travail
La deuxième piste est de former massivement les salariés à des méthodologies de gestion du temps, gestion de projet, prise de parole en réunion, animation de groupes de travail… ce qui est jusqu’à présent réservé à l’encadrement. Ce sont des budgets temps et des budgets formations qui seront vite rentabilisés !
La dernière recommandation, et la plus importante, est de réfléchir à l’« indirectement productif », ce qui consiste à mieux définir ce qu’on attend des temps non directement alloués à la production. Ces temps ne sont pas directement « utiles » mais ils contribuent aussi indirectement à l’activité, à la qualité du produit ou du service. Cette évaluation doit être aussi conduite pour ce qu’on nomme les « fonctions support », qui sont souvent les premières sacrifiées quand il s’agit de « serrer les boulons ». J’incite les dirigeants et les managers à se saisir de la question très vite. Pour ne pas sacrifier l’avenir, le passage au télétravail, même partiel, doit être vu comme l’occasion de repenser globalement l’organisation du travail.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire