Actifs sur les réseaux sociaux, quelques milliers de militants utilisent leur opposition au port du masque pour nourrir la défiance envers les institutions politiques et scientifiques.
« NON AU MASQUE ! je suis un être libre, jamais je ne me laisserai bâillonner » : 4 200 membres. « Anti masque obligatoire » : 6 900. « Stop à la “masque-arade” » : 4 200. Sans atteindre l’ampleur des Etats-Unis ou de l’Allemagne, les antimasque français comptent leurs troupes sur des réseaux sociaux devenus plates-formes de diffusion de leur contre-discours.
En plongeant dans le foisonnement des groupes Facebook contre le port du masque, on croise ainsi une page « Zemmour 2022 » transformée en « Non aux masque » (sic) ; des conspirationnistes radicaux croyant en l’existence d’un complot mondial caché derrière l’épidémie de Covid-19 et auquel le gouvernement français participerait ; des profils se revendiquant « gilets jaunes » et honnissant le « diktat du masque », inutile, selon eux, ne servant qu’à décupler la peur et donc la « soumission » du peuple. Sans oublier les habituels militants issus de l’Union populaire républicaine (UPR), de la sphère antivaccins, des milieux catho conservateurs…
Un fourre-tout de « super-défiants », comme les qualifie Antoine Bristielle, chercheur à Sciences Po Grenoble. Le professeur agrégé en sciences politiques mène depuis plusieurs semaines une étude (à paraître) auprès d’une douzaine de ces groupes sur Facebook. Plus de 800 membres de ces plates-formes ont répondu à son questionnaire sociologique. Résultat : 42 % n’ont pas voté pour un candidat au premier tour de l’élection présidentielle en 2017 (18 % s’étant abstenus, 14 % ayant voté blanc ou nul et 10 % n’étant pas inscrits sur les listes électorales). Parmi les votants, 27 % ont opté pour Marine Le Pen et 19 % pour Jean-Luc Mélenchon.
« Agréger les ressentiments »
Mais la conclusion la plus politique est peut-être ailleurs : 36 % d’entre eux sont cadres ou issus de professions intellectuelles supérieures, soit près du double de leur part dans la population française. « Ceux qui se revendiquent de ces groupes sont ceux qui se mobilisent, analyse Antoine Bristielle, c’est-à-dire ceux qui ont une idéologie politique à promouvoir et qui sont donc à différencier de la sous-couche de défiance très importante dans la population française. » En bref : une bonne partie des antimasque visibles et actifs aujourd’hui sur les réseaux sociaux ont un agenda politique.
Magali Della Sudda, chercheuse en sciences politiques au CNRS, acquiesce : « Les groupes que l’on voit aujourd’hui s’emparer de ce discours – qu’ils soient issus du monde écolo-radical avec l’argumentaire de “la nature nous a suffisamment bien dotés”, de la droite radicale ou de groupes religieux – s’accaparent très aisément ce thème qui donne à voir leur rapport spécifique au politique. Ils s’inscrivent dans des courants de pensée individualistes, acquis à l’idée du déterminisme biologique. Ils ont un rapport à l’Etat et à la “soumission” aux discours institutionnels marqué par la défiance. La diffusion de discours antimasque peut donc participer de leur rhétorique et est étroitement liée à leur projet politique. » Un « mouvement » antimasque structuré n’existerait donc pas en soi en France, mais il semble plutôt se superposer, se greffer à d’autres problématiques.
« Si ce discours prend, c’est sur quelque chose qui était déjà là, analyse Sebastian Dieguez, chercheur en neurosciences à l’université de Fribourg et auteur de Total Bullshit ! Au cœur de la post-vérité (PUF, 2018). Cette année de “gilets jaunes” n’est pas anodine, tout comme la montée des populismes dans le monde. Un mouvement de fond plus global les favorise. » Le discours antimasque surfant sur les inquiétudes entourant l’épidémie de Covid-19 n’est, selon lui, qu’un « opportunisme pour des gens qui y voient un moyen d’agréger les ressentiments et de donner corps à d’autres suspicions sur un motif politique ou identitaire ». D’où la place prise par les complotistes dans le phénomène.
Dans l’étude menée par Antoine Bristielle, 52 % des interrogés croient aux Illuminati (contre 27 % dans la population française), 56 % au « grand remplacement » (25 % dans la moyenne française) – rengaine de l’extrême droite selon laquelle une « population française traditionnelle », « de souche » disparaîtrait à la faveur de son « remplacement » par une autre, extra-européenne –, 52 % à un « complot sioniste » (22 % en France)…
« Le complotisme est un phénomène effervescent, une vaste machine à inclure tout ce qui passe. Aujourd’hui, ce sont les masques, parce que, quand les autorités cherchent à imposer quelque chose, il est facile pour eux de l’agréger à d’autres suspicions », explicite Sebastian Dieguez. D’autant plus après les allers-retours du gouvernement français sur la question, les antimasque ne se privant évidemment pas de relayer sans date ni contexte des extraits d’interviews de certains membres du gouvernement – du ministre de la santé au premier ministre en passant par le directeur général de la santé et la porte-parole du gouvernement – affirmant au début de la crise sanitaire que le port du masque n’était « pas nécessaire » ou n’avait « aucun intérêt pour le grand public ».
Quête de crédibilité
Cet agrégat d’« anti » exploite un même ferment : la défiance grandissante envers les institutions, qu’elles soient ici politiques ou scientifiques. « La défiance imprègne notre société, elle est de plus en plus prégnante. Le discours antimasque et antivaccins est une dérive de plus de cela », résume l’historienne Valérie Igounet. Pour autant, aucune figure tutélaire de ce « mouvement » disparate ne semble émerger, si ce n’est certains témoignages récoltant davantage d’audience, aidés par la boucle des réseaux sociaux. Comme cette vidéo dans laquelle Maxime Nicolle, l’un des visages du mouvement des « gilets jaunes », tient à démontrer l’inutilité de cette protection en soufflant la fumée de sa cigarette à travers le « bout de tissu ».
Si la séquence peut prêter à sourire, elle interroge surtout Valérie Igounet sur ce qu’elle raconte de la quête de crédibilité de ces sphères, et de leur façon toujours plus poussée de la construire. Les arguments pseudo-scientifiques pullulent ainsi dans nombre de vidéos partagées par les antimasque, qualifiées ici de « vérifiables » ou développant là des démonstrations « basées sur des études » introuvables de « professeurs » autorevendiqués.
Parfois, des médecins assermentés viennent même valider ce discours. C’est le cas d’Eve Engerer, docteur généraliste du Bas-Rhin qui a publié sur le Web des certificats médicaux pour permettre aux internautes de s’affranchir du port du masque pour « contre-indication médicale ». Un acte salué par les antimasque, qui ont décuplé la visibilité de ces ordonnances, sur lesquelles ne restait plus qu’à ajouter le nom du patient, en les postant sur certains de leurs groupes.
Le conseil départemental de l’ordre des médecins a lancé une procédure, qui pourrait aboutir à sa radiation. Quant à l’agence régionale de santé, elle affirme avoir « saisi le procureur (…) dans le cadre de poursuites judiciaires, à la mi-août ».
En attendant, dans des vidéos diffusées en direct sur Facebook, la médecin toujours en exercice évoque ce qu’elle nomme les « mensonges » liés à l’épidémie de Covid-19, et relaye nombre de théories conspirationnistes concernant des vaccins qui modifieraient l’ADN ou encore des réseaux pédocriminels d’Etat qui enlèveraient des enfants à leur famille sous prétexte de Covid-19, le tout bardé de références à un « complot sioniste » mondial.
L’enjeu majeur des indécis
Jérôme Fourquet, directeur du département Opinion de l’IFOP, rappelle que le phénomène est ultra-minoritaire en France, les sondages soulignant que deux tiers des Français sont favorables à l’obligation du port du masque dans l’espace public. Ce qui laisse donc un tiers de sceptiques… « Mais, entre être contre parce que vous pensez que ça ne sert à rien et en faire une motivation de vote, il y a un gouffre », estime M. Fourquet, pour qui « l’effet majeur ne risque pas tant de se voir dans des manifestations antimasque ou la formation improbable d’un parti antimasque, mais dans le nombre de gens qui vont se dire : “En fait, ils ne savent rien, je n’y crois plus, j’arrête tout” ».
Des indécis, qui sont justement au cœur de la bataille en cours, comme l’a montré une étude publiée en mai 2020 dans Nature. En analysant « la croissance explosive » des mouvements antivaccins sur Facebook, les auteurs concluent que « ces vues domineront dans une décennie ». Comment ? Précisément parce que les « nœuds antivaccins » offrent « un large éventail de récits potentiellement attrayants qui mêlent des sujets tels que les problèmes de sécurité, les théories du complot, la santé, la médecine alternative, et aussi maintenant la cause et le remède du Covid-19 ».
Des contenus de plus en plus commentés et relayés, non plus seulement dans les sphères convaincues, mais par des sceptiques moins radicaux mais de plus en plus nombreux. Une forme de complotisme « soft » se répand ainsi, qu’il faut continuer à déconstruire pour éviter le basculement de la majorité indécise et un désaveu démocratique, selon le chercheur en neurosciences Sebastian Dieguez : « La force d’un mouvement de colère et de ressentiment, c’est qu’il est très vivace, très impliqué. Il est très dangereux de hausser les épaules et de laisser faire, parce que cela finit par atteindre votre oncle, qui il y a une semaine encore ne savait pas ce qu’était la 5G, mais en a fait tout à coup le combat de sa vie en voyant passer une vidéo sur les réseaux sociaux. »
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