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dimanche 23 août 2020

A La Chesnaie, la récupération, c’est tout un art

Par    Publié le 13 août 2020





La route serpente dans la campagne autour de Blois, puis elle entre dans une forêt qui abrite la clinique psychiatrique de La Chesnaie. La première chose que l’on voit, c’est une construction qui pourrait sortir d’un conte, avec son clocher à bulbe, son toit pointu, son allure biscornue et ses étranges bow-windows : le Club. La porte est ouverte, des gens vont et viennent, parfois seuls, parfois à plusieurs : ici, ces hommes et ces femmes, de tout âge, on les appelle des « pensionnaires », pas des malades, et leur apparence peut se confondre avec celle des soignants, qui ne portent pas de blouses blanches et que l’on appelle les « moniteurs ».

Un visiteur observe le bâtiment dont la peinture s’écaille. Grand, il se distingue par son chapeau de paille : Chilpéric de Boiscuillé. Il revient en ce jour de juin à La Chesnaie comme il le fait de temps à autre. Il n’habite pas loin, après avoir résidé ici, dans les années 1970. C’est l’architecte sans qui le Club n’aurait pas existé. Son nom apparaît au générique d’un film de Patricia Moraz qui a marqué ceux qui l’ont vu : Les Indiens sont encore loin (1977). Chilpéric de Boiscuillé, dit « Chil », vit avec à la réalisatrice, en Suisse, son pays natal, quand tous deux décident, comme beaucoup d’autres de leur génération, d’aller voir battre le pouls d’une psychiatrie qui s’oppose à l’enfermement asilaire et prône l’insertion des malades dans un tissu de relations sociales.
Née au sortir de la seconde guerre mondiale, cette psychiatrie institutionnelle s’est illustrée par la création de la clinique de La Borde, à Cour-Cheverny, en 1953, puis, à une vingtaine de kilomètres, par celle de La Chesnaie, en 1956, dans un château du XVIIIe siècle. Pas de mur d’enceinte, des tâches partagées par tous, une ouverture sur l’extérieur : un esprit nouveau souffle, qui attire dans le Loir-et-Cher toute une mouvance communautaire et libertaire de l’après-68. Quand Chilpéric de Boiscuillé arrive à La Chesnaie, il a une trentaine d’années. Formé à l’Ecole polytechnique de Lausanne, puis, à Paris, à l’éphémère Institut de l’environnement (1969-1976), il enseigne à L’Ecole spéciale d’architecture.

« On théâtralisait le chantier »

Avec Patricia Moraz, il assiste à la traditionnelle fête de juin, puis revient, se lie avec le directeur Claude Jeangirard (1925-2018), qui lui propose de réaménager le Boissier – un hangar à bois proche du château, qui a été bricolé en club : « Je voudrais faire un théâtre élisabéthain », dit-il. Chil travaille à divers projets avec ses élèves. Mais une nuit, le Boissier brûle. « J’ai pensé que c’était fini, Claude Jeangirard m’a dit : non, au contraire, ça commence. J’ai posé une condition : ne pas seulement imaginer le bâtiment, mais le construire avec mes élèves. Claude Jeangirard a répondu : d’accord, mais à la condition qu’il y ait autant de pensionnaires associés que d’étudiants. »
Le Club de La Chesnaie se construit avec des jantes et des portes de 2 CV, des plaques d’impression, des affiches…
« Ça voulait dire quarante gugusses sur un chantier », poursuit l’architecte. Et un chantier qui s’avère très particulier. Un jour, des élèves rapportent une fenêtre qu’ils ont trouvée dans un dépotoir de la région. Elle est intégrée au plan. Le lendemain, même schéma : le pli de la récupération est pris. Tous les soirs, le plan est redessiné, il évolue en fonction des trouvailles. Chil s’en amuse encore aujourd’hui : « Je n’avais pas la fibre écologique, mais je me souviens que quand j’étais étudiant, je disais aux professeurs que, pour faire face à l’avenir bouché qui nous attendait, en tant qu’architectes, on ferait les poubelles ! » Le Club de La Chesnaie se construit ainsi avec des jantes et des portes de 2 CV, des plaques d’impression de l’imprimerie blésoise Cino del Duca, des affiches du cirque Amar, qui passait l’hiver à Blois et avait fait faillite…
Les affiches sont utilisées pour le toit, construit avec de la fibre de résine, comme les Nanas de Niki de Saint-Phalle. Même chose pour le clocher à bulbe, inspiré par les clochers du Jura bernois. Un bow-window doit sa couverture à Cino del Duca, qui imprimait Intimité et Nous deux sur des plaques de 80 centimètres par 1,20 m. Sur la face cuivrée des plaques, les pensionnaires font des patchworks « comme sur les jeans », raconte Chil : « On travaillait à l’envers, en fonction de ce qu’on avait. Tout le monde pouvait faire des propositions, mais je ne les acceptais que si elles assuraient une construction stable et durable. On parlait très peu de théâtre, mais on théâtralisait le chantier. » Il n’empêche que Chilpéric de Boiscuillé a son idée : il veut une salle haute, avec des espaces différents, une coursive, une porte d’entrée assez grande pour qu’un cheval puisse entrer – parce qu’il y a alors des chevaux à La Chesnaie – et un mur du fond qui s’ouvre sur la forêt, en clin d’œil au Théâtre du peuple de Bussang (Vosges).
Quand on entre dans le Club, on respire le même air, ouvert et communautaire, qu’à la Cartoucherie de Vincennes. Un coin café, une table de ping-pong, une scène démontable et un grand espace, vaste et modulable, qui peut servir aussi bien pour des ateliers que des spectacles. Dans ce cas, des gradins amovibles, posés à l’extérieur, sont montés dans le Club, régi depuis 1959 par une association qui a son bureau dans « le nid », une pièce octogonale, tout en haut, et établit une programmation ouverte au public : « C’est essentiel que des gens viennent à La Chesnaie, insiste un moniteur. C’est le meilleur moyen de lutter contre l’ostracisme, et la peur de la maladie. » Dans la longue liste de ceux qui sont venus ici au fil des ans, on croise les noms de Jacques HigelinMichel PortalGraeme AllwrightStéphane Grappelli, ou Nicolas Peskine et sa belle Compagnie du hasard.
Au Club de La Chesnaie, à Chailles (Loir-et-Cher), on trouve un coin café, une table de ping-pong, une scène démontable et un grand espace, vaste et modulable, qui peut servir aussi bien pour des ateliers que des spectacles.
La programmation ne s’est pas arrêtée pendant le chantier du Club, qui a duré cinq ans. Un autre a suivi. Au début des années 1980, Claude Jeangirard demande à Chilpéric de Boiscuillé de construire un bâtiment pour loger les stagiaires kinésithérapeutes, et de faire un restaurant. Là encore, la récupération prévaut : six voitures de train installées à des niveaux différents, et reliées par des « quais ». L’une devient le restaurant, les autres sont transformées en vingt chambres, dont chacune occupe deux compartiments. A La Chesnaie, on appelle l’hôtel-restaurant Le Train vert, de la couleur des voitures. Chil avait choisi le nom d’Orient-Express Hôtel. « Par dérision, souligne-t-il. Les voitures ne provenaient pas du train mythique, mais d’un autre train qui suivait le même trajet, et transportait des travailleurs immigrés dans les années 1960. Je le voyais passer tous les soirs vers 11 heures, quand j’étais à Lausanne. »
Aujourd’hui, Le Train vert fait grise mine. Il est inscrit à l’inventaire supplémentaire des monuments historiques, comme le Club, qui aurait besoin d’être rénové. Mais il doit l’être en respectant des règles strictes. Pour Jean-Louis Place, le directeur actuel de La Chesnaie, « c’est une contrainte. On ne peut rien changer, et les subventions ne suffisent pas à maintenir le bâtiment en état. Je le regrette, parce que le Club fait partie intégrante du patrimoine de la clinique, et que sa fonction se justifie plus que jamais ».

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