Le romancier Douglas Kennedy, réfugié à Paris pour fuir un New York fantomatique en pleine pandémie et une Amérique trumpienne qui voit, dans le masque, « un truc de mauviette », réfléchit à ce qu’il révèle de notre rapport aux autres, au risque et au monde.
Tribune. Dans la période hallucinante que nous traversons, un passeport américain est sans doute un sésame moins efficace qu’un passeport iranien. Grâce à l’incompétence de notre gouvernement fédéral dans cette crise due au Covid-19, nous avons désormais dépassé les quatre millions de cas, ce qui fait de nous une sorte de version moderne de « Mary Typhoïde », cuisinière qui contamina des dizaines de personnes au début du XXe siècle en niant obstinément qu’elle était malade. Ainsi les citoyens américains ont-ils interdiction d’entrer dans un grand nombre de pays.
Heureusement, j’ai acquis la nationalité irlandaise en 1983, si bien que mon passeport européen m’a permis, il y a quelques semaines, de fuir le pays de Trump pour me réfugier à Paris. J’ai passé les sept heures de vol masqué, sauf pendant les quinze minutes du repas. Après l’atmosphère fantomatique de New York – où tous les lieux culturels sont toujours fermés, où les restaurants et les bars ne peuvent servir qu’en terrasse et où, à la nuit tombée, plane une ambiance dystopique digne d’un roman de Philip K. Dick –, la vie à Paris semblait avoir repris son cours à peu près normalement… quoique avec l’omniprésence du masque.
« Vous êtes clairement parano »
J’ai assisté masqué à mon premier concert de jazz depuis presque cinq mois. J’ai entendu la merveilleuse Barbara Hannigan diriger le non moins merveilleux Orchestre philharmonique de Radio France à l’Auditorium de la Maison de la radio, non seulement avec un masque mais aussi un siège vide entre chaque spectateur. Et j’ai décidé de me rappeler ce que c’était qu’entrer dans un des endroits où, depuis l’enfance, je me sens le plus chez moi : un cinéma.
Il s’agissait en l’occurrence du Christine Cinéma Club, dans le 6e arrondissement de la capitale. C’est l’un de mes lieux de prédilection depuis plus de vingt ans, et le cinéphile que je suis a sauté sur l’occasion de revoir Les Sept Mercenaires, de John Sturges, en 35 mm sur grand écran. Bien entendu, il y avait un panneau à la caisse informant que le port du masque était obligatoire. Mais, une fois dans la salle, nombre des fans de western autour de moi avaient enlevé le leur. Certains avaient également ignoré la consigne de n’occuper qu’un siège sur deux. Quand je me suis tourné vers ma voisine, une fringante octogénaire, en lui disant que, pour sa propre sécurité, elle ferait bien de se couvrir le visage, elle m’a regardé comme si j’étais un fasciste sanitaire.
« Vous êtes clairement parano, m’a-t-elle rétorqué.
– Nous avons le devoir les uns envers les autres de… », ai-je tenté d’argumenter.
Mais elle a levé la main comme un agent de police pour arrêter la circulation. La discussion était close.
Bien sûr, j’avais envie de lui expliquer les dangers du Covid dans les espaces fermés, et le fait qu’au nom de la responsabilité collective nous avions le devoir de porter un masque ; bien sûr, je savais que j’avais déjà dépassé les bornes. Mais, je l’avoue, même hors pandémie, j’ai cette manie de demander aux gens d’éteindre leur téléphone pendant un film ou une pièce de théâtre, et de ne pas chuchoter au beau milieu de la Messe en si mineur, de Bach. Je paie ma place, vous payez la vôtre, et l’entente sociale tacite entre nous suppose que nous ne nous gênions pas mutuellement au cours de cette expérience partagée… car, reconnaissons-le, les bruits de téléphone ou les bavardages ne peuvent que gâcher la métaphysique, par exemple, du Hosanna du chef-d’œuvre de Bach. Ce pourrait donc être considéré comme parfaitement déplacé/égoïste/narcissique, au choix.
Ignorance des conventions
Il existe cependant une autre école de pensée qui juge acceptable d’ignorer ces conventions sociales, ou d’insister sur le choix individuel face aux appels actuels à la responsabilité collective. Lors d’un fabuleux concert du pianiste de jazz Yonathan Avishai et de son trio, fin juillet au Sunset-Sunside, le directeur de cette grande institution musicale, Stéphane Portet, s’est levé avant le début du premier set pour informer la salle – comble – que le port du masque était obligatoire. Pourtant, plusieurs personnes autour de moi refusèrent de se couvrir le visage… et prirent une mine revêche quand d’autres spectateurs et moi-même leur lançâmes des regards réprobateurs.
Ce qui me fascine dans ce moment vertigineux que nous vivons, c’est la façon dont cet attribut est également une fenêtre sur notre vision du monde personnelle
Mon propos n’est pas ici d’entrer dans un débat éthique sur le port du masque, ni de distribuer des leçons de morale mal placées. Ce qui me fascine dans ce moment vertigineux que nous vivons – alors que notre liberté de mouvement a été rognée, que nous avons dû supporter des périodes de confinement strict et de distanciation sociale, et que le masque est devenu l’objet sans lequel on ne peut plus sortir de chez soi –, c’est la façon dont cet attribut est également une fenêtre sur notre vision du monde personnelle. Il en dit long sur notre relation avec nos concitoyens, et plus largement sur notre rapport à la notion de risque.
Ces derniers temps, quand je sors de chez moi, je porte un masque dans tous les espaces clos. Mais je l’enlève dans la rue. Mes enfants, Max et Amelia – tous les deux jeunes adultes vivant respectivement à Londres et New York –, le portent dès qu’ils quittent leur appartement et m’ont engueulé parce que je ne le mettais pas lors de mes déambulations en ville. Je le remonte quand même sur mon nez dès que j’approche d’un groupe de gens sur le trottoir. Tout comme je m’écarte pour laisser passer quelqu’un que je croise d’un peu trop près.
Mais, par exemple, garder la distance recommandée de deux mètres dans le métro est tout bonnement impossible. On nous dit, par ailleurs, que les surfaces publiques peuvent grouiller de virus, raison pour laquelle j’ai vu dans le métro new-yorkais des gens munis non seulement de masques mais aussi de gants chirurgicaux. Habitude que j’ai moi-même prise alors que j’étais là-bas il y a quelques semaines et que je quittais mon pied-à-terre de Manhattan pour aller voir ma fille à Brooklyn. En regardant autour de moi les gens masqués et gantés dans la bien nommée ligne Q, je n’ai pu m’empêcher de penser à un congrès de proctologues.
Le soupçon des autres
Le fait est que le Covid-19 a accentué quelque chose de déjà bien ancré dans la condition humaine : le soupçon des autres. Ce grand misanthrope américain qu’était Charles Bukowski [1920-1994] résume bien le moment que nous traversons dans ce fameux dialogue extrait de son film semi-autobiographique, Barfly : « Tu détestes les gens ? – Je ne les déteste pas… C’est juste que j’aime mieux quand ils sont loin de moi. »
L’idée que « vous pourriez être celui ou celle qui me transmet le virus » est désormais le sous-texte implicite de la plupart de nos interactions publiques. Avez-vous remarqué le nombre de gens qui, dans des espaces clos, portent le masque autour du cou, comme un foulard ? Ou bien qui ne couvrent pas complètement les parties du visage sensibles au virus ?
Prenons cet homme grisonnant à la mine intello (avec un exemplaire du New Yorker à la main) qui faisait la queue devant moi au bureau de poste de ma petite ville du Maine il y a quelques semaines. Soudain, il se tourne vers moi et me reproche de ne pas me tenir exactement sur la marque qui lui assure ses deux mètres de distance. « Vous êtes dans un espace public, vous devez respecter le marquage au sol ! », s’exclame-t-il d’un ton autoritaire. Je remarque alors que son masque ne couvre pas son nez, et quand je le lui fais observer calmement il le remonte sur ses narines et admet d’un air penaud : « J’ai tout essayé, ce foutu masque embue toujours mes lunettes. » Moi-même porteur de lunettes, j’ai compati.
Les vrais bons machos cent pour cent américains n’ont pas besoin d’une protection faciale aussi « émasculatrice »
Ce fut là un nouvel exemple du genre d’interactions qui tournent désormais autour de l’idée de se protéger des autres, ou alors de refuser de le faire dans une affirmation de son libre arbitre, de son libertarianisme ou de son allégeance politique. Les Etats-Unis connaissent depuis cinquante-deux ans une sinistre guerre culturelle, qui remonte à l’élection de Nixon en 1968 après une campagne qui avait divisé le pays entre une prétendue « majorité silencieuse » d’Américains pieux et conservateurs et les progressistes des deux côtes. L’anti-intellectualisme, le fondamentalisme chrétien et la supériorité/misogynie de l’homme blanc sont les principes directeurs de cette Amérique profonde en colère, celle-là même qui a porté Donald Trump au pouvoir.
Pas étonnant que Trump et ses sbires aient donc tout fait pour montrer le masque comme un truc de mauviette. Les vrais bons machos cent pour cent américains n’ont pas besoin d’une protection faciale aussi « émasculatrice ». Seuls les poltrons efféminés, multiculturalistes et politiquement corrects portent le masque… et, ce faisant, renoncent à l’individualisme forcené qui est l’une des pierres angulaires de notre identité nationale.
Pire encore, le masque nuirait aux affaires ! Car il dit : nous nous sommes aplatis devant une invisible puissance étrangère (puisque, selon la théorie de la chaîne Fox News, « tout a commencé en Chine… et sans doute parce qu’un gus a bouffé une chauve-souris ! »). Prenez l’homme politique afro-américain ultraconservateur Herman Cain, candidat aux primaires républicaines en 2012 puis fervent supporteur de Trump. Cain a lui-même assisté à un meeting de Trump dans l’Oklahoma fin juin, où tout le monde a refusé de porter un masque. Plus tard, quand le président a annoncé que son meeting du 4 juillet devant ce monument du kitsch patriotique qu’est le mont Rushmore serait également non masqué, Herman Cain a tweeté : « Les masques ne seront pas obligatoires pour cet événement, auquel sera présent le président Trump. LES GENS EN ONT MARRE ! »
Vague de militants trumpistes
Cain est mort du Covid-19 le 30 juillet, et il est fort probable qu’il fasse partie d’une vague de militants trumpistes ayant contracté le virus lors de ce meeting délibérément non masqué de Tulsa. Au-delà de toutes les paraboles évidentes qu’on pourrait en tirer, l’histoire de Cain peut se lire comme une réinterprétation de ce précepte d’Oscar Wilde : « C’est lorsqu’il parle en son nom que l’Homme est le moins lui-même, donnez-lui un masque et il vous dira la vérité. »
Se pourrait-il que ceux qui refusent de porter le masque en public, ou qui finissent par vaguement le mettre à contrecœur dans les espaces confinés, annoncent leur allégeance à une sorte d’objectivisme à la Ayn Rand [la grande théoricienne de la philosophie libertarienne, 1905-1982], dans lequel l’obsession pour les droits individuels épouse le laisser-faire capitaliste ? Un darwinisme social où l’intérêt personnel est le but ultime ? Ceux qui portent le masque seraient-ils en train de nous dire la vérité sur ce moment désespérément troublé ? Ou bien sont-ils les symboles de notre époque ultra-frileuse dans laquelle la prudence, la vigilance et la peur de ne pas se soumettre en toutes circonstances à une absurde circonspection régissent le corps politique ?
Plus important, comment les dynamiques humaines reprendront-elles une fois qu’on aura trouvé un vaccin et qu’on pourra revenir à une réalité quotidienne non masquée ? Laissons le mot de la fin à Soren Kierkegaard [1813-1855], ce philosophe danois père de l’existentialisme moderne qui fut non seulement un grand penseur de l’inconnu absolu de la vie mais qui disait aussi que la « connaissance » était une chose à laquelle on aspirait continuellement sans jamais la trouver, tel un Graal inaccessible. Ainsi Kierkegaard aurait-il pu parler de notre avenir post-Covid (et des dilemmes autant personnels que collectifs auxquels nous aurons à faire face dans ce glorieux Nouveau Monde) quand il écrivit :
« Ne sais-tu pas que vient l’heure de minuit où chacun doit lever le masque ; crois-tu que la vie entende toujours raillerie ; crois-tu qu’on puisse s’éclipser un peu avant les douze coups pour éviter ce moment ? »
Traduit par Julie Sibony
Le dernier roman de Douglas Kennedy, « Isabelle, l’après-midi », est paru aux éditions Belfond (312 p.)
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