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jeudi 27 août 2020

«Dans l’animation, on n’imagine pas que des héroïnes puissent s’adresser à tous»

Par Marlène Thomas — 
La série animée «Totally Spies !».

La série animée «Totally Spies !». Photo 12

De «Bonne Nuit les petits» à «Totally Spies !», la sociologue Mélanie Lallet pointe dans son dernier ouvrage les représentations de genre souvent stéréotypées dans les séries animées françaises.

Moment réconfortant en rentrant de l’école ou réveil tendre autour d’un bol de céréales, les séries animées ont bercé notre enfance. Et véhiculé leurs propres interprétations des rôles masculins et féminins. Dans Libérées, délivrées ? Rapports de pouvoir animés (INA, juin 2020), Mélanie Lallet, maîtresse de conférences en sciences de l’information et de la communication à l’UCO Nantes, analyse les identités de genre dans 56 séries animées françaises de 1957 à 2014. De Tintin à Bonne Nuit les petits en passant par Titeuf, la sociologue des médias révèle la construction différentialiste relayée par ces programmes. La femme n’y apparaît souvent qu’en second plan, dans des fonctions d’assistance et de soin : la mère, la meilleure amie, l’amoureuse. Si certaines séries ont réussi à bousculer ces normes de genre, des obstacles à une vision plus égalitaire subsistent dans les coulisses de cette industrie économiquement risquée.
La série Totally Spies ! (2001-2013) mettant en scène les aventures de trois ados espionnes, marque un pas important dans l’évolution des identités de genre. Pourquoi ?
Jusqu’alors, les super-héroïnes étaient assez peu présentes dans les séries animées françaises. Totally Spies ! est donc devenu un modèle que les producteurs ont cherché à imiter comme dans K3 ou Miraculous. Mais ces personnages féminins restent ambivalents. Les héroïnes surfent sur une sorte de girl power où l’on introduit l’image d’une femme forte, indépendante, sans toutefois éviter certains écueils. Des stéréotypes de genre persistent dans l’apparence de ces filles et leur hypersexualisation, qui tend d’ailleurs à s’accroître dans les années 90 et 2000.
Ces dessins animés portés par des héroïnes font parfois craindre un rejet de la part d’une partie du public ?
Les acteurs du secteur n’imaginent pas qu’elles puissent s’adresser à tous, aux garçons comme aux filles. Cette idée reçue est parfois contredite par des études d’audience, sans que celles-ci parviennent à la bousculer. Les chiffres montrent par exemple que le dessin animé Martine, diffusé sur M6, est autant regardé par les garçons que par les filles, contrairement aux premières craintes qu’avait la chaîne. Une forme d’autocensure est aussi à l’œuvre chez les auteurs. Les diffuseurs reçoivent très peu de séries originales avec des personnages féminins. Ils sont obligés d’en demander. A chaque niveau de la chaîne de fabrication des séries, au gré des allers-retours, des tabous et des craintes peuvent s’exprimer d’autant plus que l’industrie des séries est une industrie risquée. Il est très difficile de prévoir si un dessin animé va faire de l’audience, être rentable et regardé par les enfants dans un pays où l’animation leur est exclusivement destinée. Le public est peu pris en compte dans le processus de fabrication. Le secteur fonctionne un peu à l’aveugle en essayant d’imiter les recettes qui marchent. Pour innover socialement, proposer des représentations progressistes, un studio doit prendre un risque pour le faire passer auprès d’un diffuseur.
Contrairement à ce qu’on pourrait imaginer, il n’y a donc pas de progrès linéaire dans la représentation des genres dans les séries…
Paradoxalement, j’ai constaté des «anomalies» dans mon corpus, un recul dans pas mal de séries de littérature jeunesse qui ne capitalisent pas sur les innovations sociales des versions précédentes. On peut y voir un phénomène de backlash («contrecoup»), selon le terme de la féministe Susan Faludi. Dans le cas des Triplés mais aussi de Bonne Nuit les petits, les productions les plus récentes sont les plus sexistes. Dans la série télévisée d’origine des Triplés en 1985, la figure de la mère était cantonnée au foyer mais elle était valorisée pour ça. Dans la dernière adaptation, elle est désormais dépeinte comme superficielle, accro au shopping, n’arrivant pas à gérer sa famille monoparentale.
Comment l’expliquer ?
Les personnes qui interviennent sur la première version d’une série et celles de la deuxième ne dialoguent pas forcément entre elles. Lors d’adaptations, les auteurs peuvent être plus ou moins investis dans le projet. Ce qui explique que l’on ne capitalise pas sur les bonnes idées. Les opinions individuelles et l’expérience personnelle des acteurs du milieu comptent plus que la ligne éditoriale d’une chaîne, d’un studio ou d’une œuvre originale. Si l’équipe change, on peut se retrouver avec une série plus récente mais pas moins sexiste. Ce n’est pas demain la veille que Petit Ours brun fera son mea culpa vis-à-vis de sa maman.
C’est ce que vous appelez l’«I methodology» ?
C’est un concept emprunté à la sociologue Madeleine Akrich qui montre comment les designers d’objets techniques investissent leur expérience personnelle en tant qu’usagers. Dans l’animation, un milieu qui a longtemps été très masculin, les professionnels investissent dans les séries qu’ils fabriquent leur expérience en tant qu’anciens enfants ou parents. Sur la série T’choupi, des professionnels m’ont assuré que toutes les filles étaient en rose à la sortie de l’école de leurs enfants. Ils estiment qu’il faut le retranscrire dans leur production. Dans la dernière série de Petit Ours brun, les auteurs comptaient offrir un éventail au héros pour Noël. Ce n’est pas du tout passé. L’argument avancé était : «Tu offres un éventail à mon fils, il fait la tête.» Pourtant, dans Bonne Nuit les petits, en 1962, Mirabelle et Petit Louis, qui ne s’appellent pas encore Nicolas et Pimprenelle, intervertissent les vestiaires féminin et masculin. Nicolas joue avec un éventail et des habits de gitane… A partir de 1965, une différenciation plus forte de Nicolas et Pimprenelle s’installe. Ils adoptent des comportements genrés plus classiques, voire une hostilité de genre : Nicolas est très agressif avec sa sœur. Pendant cette période, il utilise notamment le mot «fille» sur un ton injurieux : «Tu es une fille, une tête de citron, une tête de citrouille.» L’ORTF avait un côté expérimental. Des représentations plus traditionnelles s’installent à mesure que l’animation s’industrialise.
Vous évoquez également le «syndrome de la Schtroumpfette»…
Jusque dans les années 80, un personnage féminin important doit remplir tous les rôles : l’amoureuse, la meilleure amie, celle qui accompagne dans toutes les épreuves et va servir de tension dramatique à l’instar de Zia dans les Mystérieuses Cités d’or. Son personnage, inca, aurait pu introduire des éléments multiculturels. Malheureusement, elle est très stéréotypée du point de vue du genre et du point de vue ethno-racial. Renvoyée à la sorcellerie, elle passe au second plan par rapport à Esteban et Tao. En termes de capital verbal et visuel, c’est très net. Dans les deux premiers épisodes, elle apparaît sans dire un mot. Les Mystérieuses Cités d’or est cependant la reprise où il y a eu le plus de travail pour revaloriser Zia. Plus motrice dans les intrigues, elle gagne en responsabilités en étant associée au héros par les médaillons qui les lient. Mais elle reste cependant toujours renvoyée à son identité inca de manière stéréotypée.
La proportion de personnages féminins ne suffit pas à analyser les changements à l’œuvre…
Dans les années 70, des études quantitatives montraient que les personnages féminins étaient moins nombreux et que les femmes incarnaient une moins grande diversité de rôles. Les premiers épisodes des 56 dessins animés que j’ai étudiés montrent en effet la sous-représentation significative des personnages féminins. On atteint aujourd’hui au mieux une proportion de 30 %. Mais il ne faut pas s’arrêter à ce critère statistique. La série atypique les Zinzins de l’espace (1997-2006) retrace les aventures d’une bande d’extraterrestres ayant trouvé refuge dans le grenier d’une maison terrienne. De prime abord, on y voit cinq héros masculins. Mais en l’observant plus finement, on se rend compte que l’un de ces personnages, Candy, est assumé comme transgenre. Les professionnels citent cette série comme une référence. L’anthropomorphisme et le côté cartoon ont aidé à intégrer ce personnage. Aujourd’hui, dominent plutôt des séries marrantes qui abordent rarement des sujets plus lourds ou à caractère politique. Il était une fois… notre Terre (2008) est plus ou moins la seule à aborder le développement durable et le féminisme. La plupart du temps, c’est T’choupi et ses copains qui s’amusent dans la cour… La violence, la mort, la sexualité ou l’amour sont tabous. Les professionnels disent même que le bisou sur la joue est à éviter…
La féminisation du milieu peut-elle contribuer à faire changer les représentations ?
Dans l’animation audiovisuelle française, plus on monte en responsabilité, plus on trouve d’hommes. On compte aussi plus de femmes dans des fonctions associées aux stéréotypes féminins ou permettant de travailler chez soi, comme les scénaristes. Néanmoins, l’époque d’une industrie complètement fermée aux femmes est révolue. L’association les Femmes s’animent a un bureau composé presque exclusivement de productrices, qui sont aujourd’hui à des postes stratégiques. Elles se décrivent comme un réseau d’emploi féminin visant à faire contrepoids à l’entre soi masculin. Si le milieu se diversifie, ces personnes pourraient injecter leur expérience personnelle et leur sensibilité dans les représentations véhiculées par les séries. La représentation des classes populaires ou des personnes racisées est en revanche complètement bloquée, ce qui s’explique notamment par les coûts des écoles d’animation. Les personnes dans les studios sont majoritairement blanches et ont du mal à concevoir des personnages racisés crédibles, qui ne soient pas des «personnages de quotas» gérés de façon colorimétrique. 
Mélanie Lallet Libérées, délivrées ? Rapports de pouvoir animés INA, 264 pp.

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