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mardi 25 août 2020

« La généralisation du port du masque opaque aboutit à l’exclusion d’une partie de la population »

La vue du visage de l’interlocuteur est cruciale pour le malentendant dans l’échange verbal, souligne, dans une tribune au « Monde », Charlotte Denoël, conservatrice en chef à la Bibliothèque nationale, elle-même sourde profonde de naissance. Elle appelle notamment à l’utilisation plus fréquente de masques transparents.

Publié le 25 août 2020
Tribune. Imaginez un monde où les contacts entre les humains se feraient essentiellement par l’intermédiaire d’écrans, ainsi que l’ont prophétisé nombre de dystopies. Et pourtant, n’est-ce pas ce qui pourrait arriver de mieux aux sourds, dans l’état actuel des choses ? Cynisme ou réalisme ?
Pour lutter contre le Covid-19, les dirigeants exhortent à limiter les interactions sociales et à généraliser le port du masque. Après maintes tergiversations sur celui-ci, dont l’efficacité a dans un premier temps été remise en question, faute de stocks suffisants, le masque est devenu la norme, et de plus en plus de villes l’imposent dans les espaces publics. Bientôt, les entreprises feront de même.
Les consignes sur le type de masque ont également changé : celui-ci doit être chirurgical ou en tissu, et la visière en Plexiglas transparent n’est plus acceptée, car insuffisamment protectrice.
Et les sourds dans tout cela ? Sur les 5 à 7 millions de sourds et malentendants recensés en France (selon les critères qui peuvent varier d’une enquête à l’autre), soit près de 1/10e de la population française, environ 100 000 utilisent la langue des signes pour communiquer. Les autres ont recours à des appareils auditifs, la lecture labiale et/ou le LPC [langage parlé complété].

Une force

Quel que soit le mode de communication utilisé, la vue du visage de l’interlocuteur est cruciale pour le sourd ou le malentendant dans l’échange verbal et sa compréhension, qu’il s’agisse des expressions faciales ou des mouvements de la bouche. Aujourd’hui, la généralisation du port du masque opaque aboutit à l’exclusion de facto d’une partie de la population, à l’échelle de la France comme du reste du monde.
Je parle en connaissance de cause, étant moi-même sourde profonde de naissance et oraliste. Ma différence n’a jamais été jusqu’à présent un facteur d’exclusion ; au contraire, elle a même été une force, puisqu’elle m’a donné, avec le soutien constant de mon entourage familial, la volonté et l’énergie de me battre pour réussir socialement et professionnellement.
Aujourd’hui, après un parcours scolaire et universitaire effectué entièrement dans un milieu « entendant », je suis fière d’occuper un poste de conservatrice en chef à la Bibliothèque nationale de France, une institution qui favorise l’intégration des différences et qui a mis à ma disposition, et à celle d’autres collègues atteints de surdité, des moyens d’accessibilité aux réunions de groupe, à travers la transcription en direct assurée par la seule société française spécialisée dans ce type d’accessibilité, Tadeo.
J’ai aussi l’immense chance d’appartenir à la génération qui a vu naître le Minitel (adopté en France en 1980), le sous-titrage à la télévision, Internet et la multiplication des moyens de communication écrits ou visuels, comme les courriels, les SMS ou les appels en visio, une génération qui, de fait, a pu accéder à d’autres moyens de communication que le téléphone et développer de manière autonome son intégration sociale, sans recours à un tiers pour faciliter les échanges verbaux.

En porte-à-faux vis-à-vis de la loi

Cette intégration s’est faite, en ce qui me concerne, de manière anonyme, c’est-à-dire sans l’entremise de la communauté des sourds et leurs associations, dont la langue des signes est le plus souvent l’un des ciments.
Dans cette tribune, je ne m’exprime donc pas au nom de cette communauté, mais, bien au-delà, au nom de toutes celles et de tous ceux qui se trouvent aujourd’hui dans une difficulté réelle pour communiquer avec autrui, que ce soit dans leurs activités quotidiennes, dans les commerces, au restaurant, chez le médecin, à l’hôpital, etc., ou bien dans leur exercice professionnel. Rien, dans la législation sanitaire actuelle, n’a été pensé pour prendre en compte ce nouveau facteur d’exclusion qui affecte une grande partie de la population.
Si j’ai parfois bénéficié de la compréhension des personnes avec lesquelles j’ai eu des interactions sociales ces derniers mois – ils ont enlevé leur masque pour me parler, tandis que je conservais le mien –, j’ai aussi rencontré fréquemment des obstacles, beaucoup se sentant, en toute légitimité, en danger d’ôter leur masque pour s’adresser à moi, ce qui crée des situations psychologiques très inconfortables, sans parler du risque majeur que représente le fait de ne pas pouvoir disposer de l’information nécessaire pour agir correctement, faute de communication verbale.
Cela m’oblige souvent à sortir accompagnée pour accomplir des démarches administratives ou médicales et met, de fait, en danger la personne qui m’accompagne, car elle n’est pas autorisée à porter une visière transparente et doit ainsi ôter son masque pour me traduire les propos de mes interlocuteurs. Elle se met également en porte-à-faux vis-à-vis de la loi, puisque le non-port du masque est passible de 135 euros d’amende.

Poursuites pour discrimination

L’histoire la plus édifiante m’est arrivée récemment aux Etats-Unis, pays pourtant traditionnellement plus ouvert à l’intégration de toutes les communautés que nous autres Européens : alors que je devais prendre un rendez-vous médical dans une clinique, je me le suis vu refuser, car j’ai précisé que je lisais sur les lèvres et proposais deux options qui ont été rejetées, aller au rendez-vous accompagnée ou que le médecin ôte son masque tout en gardant la distance de sécurité requise – les fameux 6 feet américains.
Pour toute solution, la clinique me proposa un interprète en langue des signes, qui ne m’était en l’occurrence d’aucune utilité. Le rendez-vous a été obtenu, accompagné d’innombrables excuses et explications de circonstances, lorsque j’ai menacé d’engager des poursuites judiciaires pour discrimination.
Devrons-nous en arriver à de telles extrémités en France, où la discrimination à l’égard des sourds est quotidienne dans la situation actuelle ? Elle les isole de plus en plus, alors que tant d’initiatives avaient été prises auparavant pour faciliter leur intégration dans la société.
Pour la première fois de ma vie, je ressens de manière négative ma différence, ce que d’aucuns continuent à qualifier de handicap alors que cette différence ne le devient que parce que les normes de la majorité la construisent en contrainte et en exclusion. Les sourds et les malentendants ont besoin de réponses pragmatiques, et non d’attention compassionnelle et superficielle.

Masques transparents antibuée

Une photographie a récemment circulé dans les médias et sur les réseaux sociaux, issue d’un reportage sur une école de sourds oralistes dans le Tennessee (Etats-Unis), la Memphis Oral School for the Deaf ; elle venait de rouvrir ses portes en pleine pandémie : la photographie montrait les élèves et leur professeur masqués.
Pour la première fois de ma vie, je ressens de manière négative ma différence, alors que cette différence ne le devient que parce que les normes de la majorité la construisent en contrainte et en exclusion
Pour lutter contre de telles absurdités et contre l’isolement croissant d’une partie substantielle de la population, de petites entreprises françaises ont lancé des initiatives à l’échelle locale pour fabriquer des masques transparents antibuée réutilisables, permettant aux personnes sourdes et malentendantes de lire sur les lèvres. Ces masques, dont le coût se situe entre 10 et 20 euros, sont utilisés ponctuellement dans certaines entreprises abritant un ou plusieurs salariés sourds.
A l’heure actuelle cependant, la production est loin de couvrir les besoins de la population, et aucune décision n’a été prise par les pouvoirs publics pour, si ce n’est généraliser l’adoption de ce type de masque, du moins les attribuer à des personnes-ressources en interaction avec les usagers, les clients, les patients, les citoyens.
Au-delà de la pandémie actuelle, un tel masque aurait une utilité considérable dans les hôpitaux lorsque le port du masque s’impose en présence de patients sourds. D’une manière générale, il favoriserait une meilleure communication entre les gens, car celle-ci, on le sait, est loin de se limiter au langage verbal, et englobe un ensemble de signes corporels au titre desquels figurent les expressions faciales, absolument fondamentales.
Il est temps que les pouvoirs publics français, qui se veulent les gardiens de l’égalité républicaine, cessent de faire de la politique uniquement en fonction d’une majorité dont ils ont défini les critères d’identification à l’aune de leurs propres intérêts et d’un pragmatisme arbitraire. Il est temps de tomber les masques et de passer à une intégration inclusive et transparente qui ne mette en danger ni n’exclue personne.


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