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vendredi 28 août 2020

« La santé et la justice sont aux prises avec le péril de la standardisation »

Les deux systèmes subissent un tournant gestionnaire et une standardisation qui compromettent les règles du métier et la qualité du service rendu, s’inquiètent, dans une tribune au « Monde », le psychiatre Christophe Dejours et la magistrate Marie Leclair.
Publié le 27 août 2020

Tribune. La crise sanitaire déclenchée par l’apparition du Covid-19 a mis en lumière, en France, les fragilités du système de santé, fragilités que nombre de personnalités politiques s’accordent maintenant à voir comme le regrettable résultat des politiques néolibérales mises en œuvre depuis plusieurs décennies.
La justice a subi le même tournant gestionnaire. Cette mutation, censée pallier les effets de sa pauvreté endémique face à l’augmentation des contentieux, atteint en réalité l’institution dans le cœur de ses missions, avec les mêmes risques de détérioration de la qualité du travail et de la santé des professionnels. Il apparaît donc pertinent de tirer les enseignements de la crise de l’hôpital public pour réfléchir aux moyens de sauver l’institution judiciaire des logiques qui ne cessent de l’affaiblir elle aussi, menaçant l’équilibre des pouvoirs et, par là, la démocratie.
Les transformations qui ont affecté l’institution hospitalière et, plus généralement, le système de santé en France sont caractérisées par la volonté de maîtriser l’évolution des dépenses par un accroissement du contrôle du travail.
L’application des principes de la « nouvelle gestion publique » [le new public management, développé au plan international à partir des années 1980] vise un accroissement de la productivité qui passe par l’industrialisation des soins. Celle-ci tend à fonder la pratique professionnelle sur le respect de normes standardisées et quantifiées, retirant au professionnel la possibilité de décider lui-même ce qu’est la « bonne pratique », et sanctionnant les pratiques déviantes.

Sélection des patients « rentables »

L’industrialisation des soins engendre des effets pervers. De nombreuses études ont montré la tendance à sélectionner les patients et les tâches « rentables ». Les groupes homogènes de malades (GHM) correspondant à des groupes homogènes de tarifs (GHT) entraînent la formation de stratégies pour se spécialiser dans le soin des patients qui garantissent le meilleur financement.
Les recherches menées sur les modes de financement comparables, aux Etats-Unis, ont montré que les établissements se sont massivement restructurés, en fermant les services d’urgence peu rentables.
Au Royaume-Uni ont été constatées certaines dérives au sein du National Health Service pour satisfaire aux objectifs fixés. Par exemple est apparue une pratique consistant à retirer les roues des brancards pour pouvoir les faire passer pour des lits. Cela permet en effet d’agir sur un des « indicateurs de suivi » de la qualité, en diminuant les heures passées par les malades dans « l’attente d’un lit »…
Tous ces dispositifs de contrôle du travail ont pour objectif de réduire la masse salariale des soignants. Mais, pour mettre en œuvre ces dispositifs, il faut constamment créer des postes administratifs consacrés à la seule optimisation du codage (des actes et des soins). Par ailleurs, le temps passé à l’encodage des données entre bientôt en concurrence avec le temps consacré aux soins, ce qui entraîne inéluctablement une dégradation de ceux-là et une perte du sens du travail.
« La hiérarchie judiciaire se soumet à l’exercice comptable et au langage codé du “dialogue de gestion”, devenu “dialogue de performance” »
L’organisation judiciaire n’a pas la même histoire que le système de santé français, et les deux secteurs ne sont pas en tout point comparables. La justice n’est pas seulement un service public, mais une autorité à laquelle la Constitution attribue le rôle de gardienne de la liberté individuelle, et dont l’indépendance doit être garantie au regard du principe de séparation des pouvoirs. Néanmoins, et alors même que cette place aurait dû lui garantir un traitement particulier, les dogmes erronés de la « nouvelle gestion publique » s’y sont déployés sans débat démocratique.
Si les juridictions sont encore dirigées par des gens de métier, et non par des administratifs, ces professionnels ont été au fur et à mesure des réformes – la révision générale des politiques publiques (RGPP) et la loi organique relative aux lois de finances (LOLF) – de plus en plus absorbés par des tâches de gestion exclusivement orientées vers l’industrialisation et le contrôle de la « production judiciaire », dans une approche de l’activité par la seule mesure chiffrée des flux, des stocks et des délais.
Pour obtenir que des postes soient créés, ou simplement pourvus, la hiérarchie judiciaire se soumet à l’exercice comptable et au langage codé du « dialogue de gestion », devenu « dialogue de performance », qui met en compétition les juridictions sur la base de mesures de quantités.
Pour faire face aux exigences de ce « reporting » ont même été créés récemment des postes de chef de cabinet prévus pour des attachés d’administration, bien formés aux outils statistiques mais ignorants de l’activité juridictionnelle. En ce qui concerne l’administration centrale, l’expansion du secrétariat général du ministère de la justice au détriment des directions procède de la même logique. Les plates-formes interrégionales qui en dépendent sont maintenant dirigées par des administrateurs civils.
Le même souci exclusif de « rationalisation » a présidé aux nombreuses réformes de procédure qui ont, depuis trente ans, favorisé le juge unique au détriment de la collégialité, multiplié les procédures expéditives et introduit des délais couperets sanctionnant les pratiques non standardisées. Comme si tous les plaideurs pouvaient s’organiser dans le même tempo et tous les litiges répondre au même format, sans plus aucun recours au « cousu main ».

Une stigmatisation de l’excellence

Ces outils, qui ont favorisé la mise en concurrence des professionnels, ont également conduit à une désaffection pour les contentieux les plus complexes et les plus difficiles, et même à une stigmatisation de l’excellence, facilement disqualifiée en « perfectionnisme » inutile ou en « résistance au changement ».
Peu à peu, sous la pression gestionnaire, abusivement présentée comme correspondant à « la demande du justiciable », dont il est tenu pour évident qu’il préfère un jugement vite rendu à l’examen contradictoirement approfondi de son litige, le temps et l’effort consacrés à l’analyse des dossiers, au débat judiciaire, au délibéré et à la motivation des décisions se sont considérablement réduits.
Mais le primum movens de cette évolution n’est pas la pression sur la cadence et la productivité. C’est en amont qu’il se situe : dans la standardisation.
Or le soin n’est pas une activité industrielle. C’est une activité de service, dont la qualité tient d’abord et avant tout au fait qu’il s’agit d’une relation entre le prestataire (le soignant) et le bénéficiaire (le malade). C’est pourquoi, pour la caractériser, le terme le plus approprié serait « relation de service ». Dans ce cadre, la qualité du soin dépend de la coopération entre le prestataire et le bénéficiaire, pour déterminer l’objectif, la forme et les moyens du soin. Selon le niveau d’adhésion du malade à un traitement, selon la capacité du médecin à lui en expliquer la rationalité et à lui transmettre les gestes pratiques qui en découlent et selon la qualité de la relation en termes d’écoute et de confiance, la coopération entre le malade et le médecin aboutit à des résultats très contrastés.

Le soin n’est pas une marchandise

La qualité est donc le résultat d’un compromis forgé conjointement par le malade et le médecin. Et ce compromis est évolutif. Il peut monter en qualité à mesure de l’accroissement des habiletés que le malade acquiert avec le temps et l’expérience. Il n’y a aucune raison de traiter tous les malades de manière identique.
La standardisation du soin est une aberration non seulement pratique, mais théorique et scientifique. Le soin n’est pas une marchandise. La production du soin n’est pas industrielle, mais servicielle ou relationnelle. Sa qualité repose sur son ajustement, au cas par cas, à chaque bénéficiaire en particulier.
La standardisation du soin est donc un coup de force contre les règles de métier et contre la déontologie. Et la violation des règles de métier conduit inéluctablement à la dégradation de la qualité du soin. La déshumanisation du soin, conséquence directe de son industrialisation, confine bientôt à la brutalité à l’égard des malades, voire à la maltraitance.
« Le travail de justice, s’inscrit, comme le travail de soins, dans une relation de service dans laquelle la coopération entre justiciable, avocat, greffier et juge est essentielle »
Au-delà de la perte du sens du travail – lequel se situe précisément dans la démarche de recherche du meilleur compromis entre les critères d’efficacité et de justice –, la standardisation génère des sentiments de souffrance chez les soignants. En particulier lorsqu’elles ou ils se voient contraints d’apporter leur concours à des pratiques que leur sens moral réprouve : c’est ce que l’on désigne sous le nom de « souffrance éthique ». Et l’on peut montrer que cette dernière est en cause de façon majeure dans les arrêts de travail, dans les pathologies mentales du travail et dans l’augmentation des tentatives de suicide et des suicides des soignants à l’hôpital.
Si le travail de justice diffère sur bien des points du travail de soin, il s’inscrit tout comme lui dans une relation de service dans laquelle la coopération entre justiciable, avocat, greffier et juge est essentielle à la qualité de la décision rendue. Cette coopération se noue dans le temps du débat judiciaire. Elle ne saurait prospérer dans un univers où les professionnels sont implicitement, voire explicitement, encouragés à considérer comme du temps perdu les temps de préparation et de tenue d’audience, d’élaboration et d’individualisation de la décision, de construction rigoureuse de l’argumentation.
Quant aux démarches de barémisation de la justice (et leur évolution vers l’obligation de motiver l’écart au barème), ou de justice prédictive à base d’exploitation statistique des big data judiciaires, elles sont mises en avant à la hâte sous couvert de modernisation et du progrès high-tech. Pourtant, ces démarches, en dépossédant le juge de son pouvoir d’appréciation et d’interprétation, dénient au justiciable la singularité de son litige, sa subjectivité et, pour finir, son humanité.
Les mesures prises dans le cadre de l’état d’urgence sanitaire pour adapter les procédures civiles et les procédures pénales, en taillant d’importantes exceptions aux principes fondamentaux du procès (publicité, oralité des débats, respect du principe de la contradiction), jusque dans le domaine particulièrement crucial de la détention provisoire, ont aggravé le mouvement d’industrialisation de la justice, engagé depuis trente ans et récemment renforcé par la loi de programmation pour la justice de 2019.
Le risque est grand de voir consacrer une justice sans les justiciables, rendue par des juges confinés dans un travail modélisé sous contrainte de temps, et à qui l’on enjoint de ne pas penser, non seulement pour mieux obéir mais également pour ne pas tomber malades en regardant en face les injustices qu’ils cautionnent ou commettent.
Christophe Dejours est psychiatre, psychanalyste, spécialiste des relations de travail, professeur émérite de l’université Paris-Nanterre, auteur de nombreux ouvrages dont « Souffrance en France, la banalisation de l’injustice sociale » (Seuil, 1998) et « Situations du travail » (PUF, 2016). Marie Leclair est magistrate, membre du Syndicat de la magistrature, qu’elle représente au comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) ministériel.

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