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jeudi 16 janvier 2020

Une histoire des femmes au fond des poches

Par Elisabeth Franck-Dumas — 
'Shop-Lifter Detected' (1787), d’après John Collett (1725-1780).
"Shop-Lifter Detected" (1787), d’après John Collett (1725-1780). 
Photo Lewis Walpole Library. Yale University


L’historienne Ariane Fennetaux nous dévoile la vie des femmes à travers la poche détachable. Souvent cachée sous les jupes, elle était bien plus qu’un accessoire de mode, à une époque où la gent féminine n’avait pas le droit à la propriété.

Qui se souvient que pendant plus de deux cents ans, les femmes ont porté des poches détachables ? De larges bourses de tissu qu’elles attachaient à leur ceinture et cachaient sous leur jupe - car elles n’avaient pas, contrairement aux hommes, de poches intégrées à leur vêtement ? Les observateurs avertis les auront peut-être repérées sur certains tableaux du XVIIIe, ou dans un roman où une femme se plaindra de s’être fait «voler sa poche». C’est le travail de longue haleine de la chercheuse Barbara Burman et de l’historienne Ariane Fennetaux qui vient mettre au jour cet objet oublié dans un très bel ouvrage illustré de langue anglaise, The Pocket, dont l’ambition est d’écrire une «histoire cachée des femmes» par l’entremise de cet artefact. Dès la fin du XVIIe siècle, la poche détachable aura en effet offert à des femmes de toutes classes sociales un début d’autonomie par la mobilité et aura été d’une grande stabilité d’utilisation, quand bien même, au mitan du XIXe siècle, un discours publicitaire les enjoint d’adopter le réticule. Pratique vestimentaire qui échappe donc au système de la mode, la poche (et son contenu) est le moyen d’accéder à des usages féminins dont aucun écrit ne recense l’existence, et de croiser histoire industrielle, histoire de la consommation et études de genre. Car l’inégalité dans le vêtement, au XIXe siècle comme aujourd’hui, a fait de la poche un enjeu politique. Etudiant correspondances et inventaires, épluchant archives judiciaires (mine d’or, qui recense le contenu de poches perdues ou volées), les chercheuses se sont livrées à une passionnante enquête, circonscrite au territoire anglais, dont on espère qu’un éditeur français s’emparera au plus vite. Ariane Fennetaux, maître de conférences à l’université Paris-Diderot et spécialiste du vêtement, revient sur la genèse de son ouvrage.

Pourquoi vous être intéressée à la poche détachable ?
La poche est un objet qui a l’air simple et sans histoire, mais lorsqu’on déploie ce qu’il y a à l’intérieur, elle nous mène dans toutes sortes de directions - l’histoire des femmes, de la consommation, de l’industrie.
Pourquoi l’histoire des femmes ?
D’abord parce que jusqu’au milieu du XIXe, les femmes n’avaient pas, sauf exception, de poches «intégrées» à leur vêtement comme les hommes. Les poches détachables sont donc, pendant plus de deux siècles, un objet spécifiquement féminin. Lorsque l’on recense ce qu’elles y mettaient, cela révèle tout un tas de choses. C’est un enjeu, à un moment où les femmes n’ont pas encore le droit légal à la propriété. Et puis les poches ont de toute façon quelque chose de constitutif de l’individualité, ce qu’on y range plus ou moins consciemment reste lié à l’intimité. Il y a donc une collision d’enjeux énormes qui se retrouvent en miniature dans un objet, lequel, par ailleurs, est devenu complètement oublié. En tant qu’historien, rendre visible une chose devenue invisible est très excitant.
Pourquoi ont-elles été oubliées ?
Les poches détachables sont passées de mode et avaient un rapport particulier à la visibilité de toute façon. Elles se trouvent dans un espace liminal, portées sous les jupes, mais ne sont pas complètement invisibles non plus, puisque certaines femmes, comme les commerçantes, les affichent plus à l’extérieur. On ne parle donc pas d’un dessous honteux, d’autant que même dans les couches plus aisées de la société, il arrive que les poches s’exhibent, notamment lorsque les femmes sont invitées chez les unes ou les autres pour faire leurs travaux d’aiguilles. Mais les bourgeoises et les aristocrates ne montrent pas leur poche une fois portée, c’est trop suggestif - de par l’endroit où l’objet est placé, sa forme, la fente au milieu, etc. A l’époque, on faisait explicitement le rapprochement : dans les tableaux, si la femme qui en porte est d’âge nubile, elle sera soit marchande, soit femme de peu de mœurs, ou alors il y aura un sous-texte satirique, voire libidineux. La poche connote l’intériorité du vêtement, les sous-couches, une sorte de strip-tease mental. Tout le système judiciaire, qui était masculin, était fasciné par ces poches, jusqu’à en avoir peur. Elles étaient une terra incognita et, en se penchant sur les textes, l’on a découvert une rhétorique un peu dégoûtée par cette immensité insondable des poches : mais qui sait ce que les femmes y mettent ! (Rires.) Il y avait là quelque chose qui échappait concrètement aux hommes.
De fait, les femmes pouvaient y cacher pas mal de choses…
Oui, d’autant que ces poches étaient quand même assez grandes, environ 40 centimètres de profondeur. Les archives nous ont appris qu’elles ont pu y remiser des choses hallucinantes, comme 40 pommes de terre ! Ou deux canards, un dans chaque poche, ou 70 mètres de tissus volés dans un magasin… D’ailleurs les voleuses à la tire, pour crier leur innocence, affirmaient aussitôt arrêtées : «Je n’ai pas de poche ! Je n’ai pas de poche !» Les poches étaient le lieu du soupçon, mais aussi de l’autonomie, à une époque où les femmes n’avaient pas de droit légal à la propriété. Un cas recensé dans notre livre, d’une femme retrouvée morte en 1888 dans des conditions étranges, nous apprend que son mari ignorait que sa femme avait des poches. Il est abasourdi lorsque la police le lui révèle, car non seulement elle en portait, mais dans l’une d’elles se trouvaient épinglés 17 livres en or, ce qui était une somme faramineuse. Dans un petit coin de poche, les femmes se construisaient un espace de liberté.
Vous expliquez que dès le XIXe siècle, les femmes ont fait de leurs poches un enjeu politique ?
A la fin du XIXe siècle, quand justement ces poches détachables commencent à disparaître et qu’elles ne sont pas encore vraiment remplacées - d’ailleurs, l’ont-elles jamais été ? -, les femmes se mettent à se dire : «Mais pourquoi est-ce que l’on a des poches "inférieures" ? Pourquoi est-ce qu’on ne pourrait pas avoir de poches comme les hommes, "intégrées" ?» On a le suffrage - enfin, en Angleterre, qui l’a accordé aux femmes avant la France - et on n’a toujours pas de poches ! Car ne pas mettre de poches, ou en mettre des peu pratiques dans le vêtement des femmes, c’était une manière de limiter leur autonomie.
Il y a dans votre livre de très belles reproductions, où l’on voit notamment que les femmes y écrivaient leur nom. Pourquoi cette pratique ?
Ces poches étaient en quelque sorte un lieu d’apprentissage des codes de la féminité dans la société du XIXe ou du XVIIIe siècle. Si elles y ont inscrit leur nom - non pas qu’elles le fassent toutes -, c’est qu’il y avait finalement peu d’espaces où les femmes de cette époque pouvaient écrire leur nom en entier. La poche va aussi permettre l’apprentissage de toutes sortes de qualités «féminines», la couture, la vertu, grâce au don de la charité, par exemple.
Ce qui est intéressant, c’est que ces poches étaient portées dans toutes les classes sociales…
Oui. Souvent, quand on travaille sur des objets - et que l’on n’est pas archéologue -, il y a la suspicion que ces artefacts, ceux conservés dans les musées, sont forcément des objets de luxe, de l’élite, et qu’ils ne sont pas représentatifs de la société dans son ensemble. Mais la poche, justement parce qu’elle pouvait être réalisée dans tous types de tissus, échappe à cette catégorisation. Il y a des poches en soie, qui ont appartenu à des femmes de l’élite, mais il y a d’autres poches, qui vont avoir la même forme et la même fonction de base, c’est-à-dire contenir de manière nomade les objets dont la propriétaire, quelle que soit son origine sociale, a besoin.
Qu’est-ce qui les réunit ?
Les poches vont susciter la même rhétorique gestuelle - passer sa main dans un jupon, qu’il soit de soie, de lin fin ou plus grossier - qui crée entre ces femmes une forme de lien. La duchesse du Devonshire n’a pas les mêmes poches que sa contemporaine marchande de pommes ou, plus tard, que la victime de Jack l’éventreur. Mais il y a des choses qui les lient : la possibilité d’avoir une certaine mobilité, le geste d’aller chercher et le savoir-faire tactile de trouver l’objet dont on a besoin sans voir, car on ne peut pas aller y regarder comme on le fait dans un sac.
Ce qu’on y trouvait «parle» : les livres d’horticulture et les guides révèlent que les femmes aisées voyageaient, les livres de comptes que certaines marchandaient. C’est toute une autonomie de mouvement…
Oui, d’abord car ces poches libèrent les bras. Pour la marchande, cela veut dire pouvoir aller au marché vendre des choses, rendre la monnaie, avoir une forme d’indépendance financière. Pour les femmes de l’élite, la poche va permettre de découvrir les joies de la botanique, à un moment où cette dernière fait partie des sujets «scientifiques» accessibles aux femmes (car c’est vu comme étant l’étude des fleurs, dont elles vont pouvoir s’inspirer pour leurs broderies). Elles voudront commencer à avoir un regard scientifique, transporter pour cela un petit microscope dans leur poche pour regarder les spécimens. Les poches ont facilité leur conquête de certains espaces.
Et à l’autre bout du spectre, les poches matérialisent la résilience de certaines ?
Oui, à Londres, au XVIIIe et XIXe siècles, une femme seule qui ne vient pas d’un milieu aisé a besoin d’avoir de la ressource. Cela devient visible quand on se concentre sur les poches, leurs stratégies y convergeaient souvent : la poche était l’outil de travail des voleuses professionnelles mais aussi de celles qui y accumulent des bouts de ceci et de cela à revendre dans la rue, de celles qui font la manche, de celles qui volent un peu mais font aussi autre chose à côté. A ce titre, le contenu des trois poches détachables de la quatrième victime de Jack l’éventreur, Catherine Eddowes, est plein d’enseignements. On y trouva à sa mort des choses qui lui permettaient de conserver l’apparence la plus respectable possible, type bouts de savon, épingles, peigne, mais toujours parcellaires, cassées. Et dans une autre poche - en cela, on note une forme d’organisation spatiale - du thé, du sucre et du tabac, c’est-à-dire de quoi faire tenir le corps, se donner des petits plaisirs. Eddowes y gardait aussi des reçus de prêteurs, le signe des femmes très modestes. Même si l’histoire s’est tragiquement terminée pour elle, on lit dans ses poches une résilience incroyable.

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