TÉMOIGNAGESJournaliste au « Monde », Catherine Vincent a répondu cet été au souhait de sa mère, qui demandait à mourir simplement à la maison. Elle témoigne ici des difficultés rencontrées pour exaucer cette dernière volonté, dans une société qui peine à affronter la fin de vie.
Ma mère est morte dans la nuit du 20 au 21 juillet, à 92 ans passés, de lassitude et d’insuffisance cardiaque. « Je suis très faible, je n’étais pas comme ça il y a une semaine. Je suis peut-être en train de partir tout doucement », me disait-elle quinze jours plus tôt. Elle souhaitait finir ses jours à domicile. Comme plus de 80 % des Français, alors que 60 % d’entre eux meurent à l’hôpital. « Attendre pendant des heures dans un couloir des urgences ? Pour quoi faire ? Ce que je veux, c’est qu’on me laisse tranquille. En m’empêchant de souffrir autant que possible. »
Durant la dernière semaine de sa vie, je me suis installée chez elle. Après plusieurs jours d’agonie, elle s’est éteinte « naturellement », dans son lit, entourée des siens et sans douleur apparente. Ma mère était membre de l’Association pour le droit de mourir dans la dignité (ADMD). Elle avait rédigé ses directives anticipées, nous avions souvent évoqué ensemble le courage qu’elle aurait – ou non – pour se donner la mort si la vie devenait intolérable : le sujet nous importait à elle comme à moi, et nous savions en parler.
Sans nul doute, cela m’a encouragée à l’accompagner vers la mort. A traverser moi-même cette épreuve, qui s’est révélée d’une richesse insoupçonnée. Mais je n’avais pas prévu qu’elle serait si solitaire. J’ai découvert que rien n’est véritablement fait dans notre pays, pas même dans notre capitale pourtant dotée de moyens privilégiés, pour favoriser la mort à domicile. Il s’en faudrait pourtant de peu, m’a-t-il semblé, pour que tout fonctionne mieux. Mais le peu manque à l’appel, notamment par manque d’information. D’où mon désir de témoigner.
En ce début juillet, la santé de ma mère décline rapidement. Très affaiblie depuis plusieurs mois, elle mange de moins en moins, marche à grand-peine, se désintéresse de ce qui, jusqu’alors, la maintenait parmi les vivants – la politique, la poésie, la musique. Il y a quinze jours à peine, son médecin traitant – un généraliste « à l’ancienne », qui se déplace à domicile et se dévoue corps et âme pour sa patientèle – a pourtant estimé que son état n’interdisait pas les vacances familiales : nous pourrions sans doute entreprendre le voyage en voiture, comme prévu, au début du mois d’août. Mais chaque jour qui passe nous confirme que ce périple serait déraisonnable.
La mort rôde de plus en plus près, ma mère m’avoue y penser sans cesse. Je décide de vivre chez elle le temps qu’il faudra, et prévois de m’appuyer sur un service de soins palliatifs à domicile pour l’aider dans cette dernière étape. Le parcours du combattant commence. Il sera d’autant plus pénible que nous approchons de la date fatidique du 14 juillet, à partir de laquelle la France s’ensommeille pour une longue trêve estivale.
- Vendredi 12 juillet
En ce premier jour de mon initiation au « bien-mourir », je réalise que je ne sais rien de la marche à suivre. Ni de la manière d’accompagner quelqu’un vers la mort. Est-ce vraiment elle qui vient, d’ailleurs ? N’est-ce pas seulement une fatigue intense mais passagère ? En actant le début de la fin, est-ce que je ne prends pas le risque de la précipiter ? Et quand bien même : n’aurais-je pas raison de le faire, quand ma mère, qui est en train de devenir aveugle, me répète depuis des mois qu’elle a vécu trop longtemps et qu’elle ne va pas pouvoir continuer de la sorte ?
Les mots « fin de vie », je le découvrirai vite, est une sorte de sésame : si je les prononce avec calme et fermeté, les médecins changent de discours
Ces questions me traversent, mais je n’ai guère le temps de philosopher. Exceptionnellement, le cabinet de son médecin traitant ferme pendant la semaine du 15 juillet – son remplaçant part lui-même en congé, et il n’a pas trouvé de remplaçant au remplaçant. Je dois impérativement joindre le cabinet aujourd’hui, faute de quoi il risque d’être trop tard pour éviter l’hospitalisation.
« Allô, docteur ? Je crois que ma mère est en fin de vie, et je voudrais mettre en place un soutien palliatif à domicile. Pouvez-vous me dire quelle est la marche à suivre ? » Les mots « fin de vie », je le découvrirai vite, est une sorte de sésame : si je les prononce avec calme et fermeté, les médecins changent de discours. Ils arrêtent de regarder d’un air soucieux les résultats du dernier bilan sanguin, cessent de proposer des solutions auxquelles ils n’ont pas l’air de croire eux-mêmes.
Au téléphone, celui-ci change immédiatement de ton. Me confirme que notre médecin traitant, avant de partir en vacances, lui a laissé un mot assez alarmant sur l’état de ma mère. Et que oui, il va faire ce qu’il peut d’ici à ce soir. En l’occurrence, envoyer une demande de prise en charge à l’association Ensemble. Un réseau de santé exerçant dans le sud et le centre de Paris, dans le but, précise son site Internet, de « favoriser le maintien des patients atteints d’une maladie grave et évolutive dans le lieu de vie qu’ils ont choisi ».
Le médecin me rappelle dans l’après-midi : il a envoyé le formulaire. Il me précise qu’Ensemble ne pourra organiser les soins palliatifs à domicile que si j’appelle au préalable un urgentiste – via SOS-Médecins par exemple – et qu’il me faut « lui dire clairement ce que l’on souhaite, après quoi il contactera le réseau ». Tout cela me rassure un peu. Et me convainc que ma mère est bel et bien en train de mourir.
- Samedi 13 juillet
Dans l’après-midi, à peine rentrée d’un déplacement impératif en province, j’appelle SOS-Médecins. Un urgentiste passe en fin de journée, fatigué et pressé – déjà débordé, sans doute, par les demandes du week-end. Il fronce les sourcils devant les dernières analyses biologiques, examine brièvement ma mère, évoque une pneumopathie, prescrit des antibiotiques que je ne lui donnerai pas.
En le raccompagnant à la porte, je prononce donc le sésame : « fin de vie ». Ajoute « pas d’hospitalisation », et pose la seule question qui m’importe : « Que faut-il faire pour que l’équipe de soins palliatifs du réseau Ensemble puisse venir nous aider ? » L’homme est catégorique : « Demain, dimanche 14 juillet ? N’y pensez même pas… Appelez-les lundi matin, eux vous diront ce qu’il convient de faire. » C’est donc moi qui dois les contacter, et non pas lui ? Il élude. Je comprendrai plus tard qu’il ne connaît sans doute pas mieux que moi la marche à suivre.
Dimanche 14 juillet
En cette soirée de fête nationale, ma mère fait une vraie crise d’angoisse. Ce sera la seule, mais elle est impressionnante. Alitée depuis le matin, incapable de manger, elle retrouve soudain son énergie pour m’appeler. Elle a peur, elle est en colère, elle crie presque. « Je sais bien que je suis en train de mourir, mais pas comme ça ! Pas comme ça ! Tu m’avais promis que tu m’aiderais et tu ne fais rien, on me ment, tout le monde me ment ! Je ne veux pas rester ainsi, c’est insupportable, je… je vais sauter par la fenêtre ! »
Elle ne tient pas sur ses jambes, le risque n’est pas grand. Mais sa détresse est insoutenable. Je la convaincs de se recoucher, lui assure que je vais l’aider mais qu’il me faut un peu de temps, lui administre un demi-Lexomil, mets une musique douce. Elle s’apaise peu à peu, moi pas. Elle a raison : on ne peut pas rester ainsi. Je dois trouver une solution pour adoucir la mort qui vient.
- Lundi 15 juillet
Une bonne partie de ma matinée se passe au téléphone, à tenter d’activer le réseau Ensemble. J’appelle, on me rappelle, mes interlocuteurs sont courtois et attentifs, mais je comprends rapidement que l’absence du médecin traitant et l’urgence de la situation leur posent un vrai problème.
Sitôt face à la jeune femme qui sonne à la porte, je déchante : elle est ultra-pressée, personne ne l’a informée de la raison de sa visite… et cette fois le sésame ne fonctionne pas
On finit par me dire ce que je craignais : je dois à nouveau faire appel à SOS-Médecins. Comme on me l’avait laissé entendre il y a deux jours, seul un médecin prescripteur extérieur à l’association peut en effet ordonner les soins palliatifs. La visite de samedi n’a donc servi à rien. Que de temps perdu ! « Surtout, dites-leur bien qu’il ne s’agit pas d’une urgence, mais d’une fin de vie », me précise-t-on, en ajoutant qu’un médecin de l’association me rappellera dans la journée. Le temps de régler deux ou trois choses pratiques, c’est déjà le début de l’après-midi.
Me revoilà au téléphone, à composer le standard de SOS-Médecins. « Vous n’appelez pas pour une urgence, mais pour une fin de vie ? Ne quittez pas, je vous passe quelqu’un qui sera plus qualifié que moi pour prendre votre demande. » Une fois, deux fois, trois fois, je répète la même histoire à des personnes différentes. La dernière finit par trancher : « Un médecin sera chez vous dans les deux heures. » Je souffle un peu : enfin, nous allons recevoir un avis autorisé !
Mais sitôt face à la jeune femme qui sonne à la porte, je déchante : elle est ultra-pressée, personne ne l’a informée de la raison de sa visite… et cette fois le sésame ne fonctionne pas. Aux mots « fin de vie », elle se décompose. « Mais… qu’attendez-vous de moi ? », balbutie-t-elle. Craint-elle que je lui fasse une demande d’euthanasie ? Empêtrée dans mes propres émotions, je ne songe même pas à la rassurer sur ce point et lui suggère un peu sèchement d’aller voir ma mère.
Elle l’examine moins d’une minute, en mode panique. Rédige une ordonnance « soins palliatifs » au petit bonheur la chance – des soins de bouche, une perfusion sous-cutanée « au cas où »… Elle ne sait rien, ne m’aide en rien, je suis furieuse et désemparée. Le médecin du réseau Ensemble qui doit me rappeler saura-t-il mieux m’aider ?
16 heures, mon portable sonne : c’est lui, comme promis. Pour la énième fois, j’explique la situation – mère mourante, pas d’hospitalisation, médecin traitant absent, besoin d’aide… Il écoute, marque un temps de réflexion, puis me dit : « Mais pourquoi ne la placez-vous pas en unité de soins palliatifs ? » Stupeur. Venant d’un réseau d’aide aux soins palliatifs « dans le lieu de vie choisi », je m’attendais à tout sauf à cela.
En raccrochant cet après-midi-là, j’ai compris que ma mère, son mari et moi-même étions seuls
Je maîtrise mon énervement et me dis qu’il n’a pas forcément tort : l’aventure dans laquelle je nous ai embarqués n’est peut-être pas la meilleure. « Mais, dites-moi, docteur, combien de temps prendrait une admission ? » Pour la seconde fois, la réponse me semble surréaliste : « Au minimum, il faudra compter quatre ou cinq jours. » Dans l’urgence qui est la mienne, ce n’est donc pas une option. Une dernière question, tout de même, car elle me taraude : « Si ma mère entre en grande détresse respiratoire, est-il possible d’avoir de l’oxygène à domicile ? » Agacé mais désireux d’aider, le médecin me lâche : « Mais ce n’est pas de l’oxygène qu’il faut dans ces cas-là, c’est de la morphine ! »
En raccrochant cet après-midi-là, j’ai compris que ma mère, son mari et moi-même étions seuls. Et que nous le resterions. Pas sans soutien, certes non ! Durant les jours qui allaient suivre, de nombreuses personnes s’activeraient au contraire à nous aider – la fidèle femme de ménage de mes parents, l’auxiliaire de vie qui a commencé à travailler pour eux un an auparavant, les infirmières dévouées et efficaces du cabinet de leur quartier. Mais les médecins au fait de la situation ? Les experts en soins palliatifs ? Nous n’en avons pas croisé un seul durant ce périple à haut risque. En tant que capitaine, il m’a fallu naviguer en solitaire, avec les moyens du bord.
Pourquoi une telle défaillance ? Est-il donc impossible d’être médicalement soutenu pour aider un proche à mourir chez lui ? Je comprendrai plus tard que la bonne procédure, pour être efficace, aurait dû être amorcée bien plus tôt. Mais, pour l’heure, ma priorité est ailleurs : je dois trouver de la morphine.
Soudain, tout va très vite. Il me revient qu’un ami, médecin généraliste rompu aux situations délicates et connaissant bien ma famille, est encore à Paris. Lui saura me conseiller. Il fait bien plus : il me sauve. A peine lui ai-je expliqué le contexte qu’il me propose de le rejoindre à son cabinet.
Et ce que fait mon ami en me donnant ces produits, est-ce légal ? Il sourit, ne répond pas
Une demi-heure plus tard, il me remet une enveloppe contenant quelques dosettes d’Oramorph – une solution buvable à libération immédiate de morphine. Ajoute quelques mini-flacons de scopolamine, destinés à pallier l’éventuelle survenue de râles agoniques. M’explique qu’en soins palliatifs il suffit en général de disposer de trois types de molécules : un anxiolytique (le Lexomil que nous avons déjà fera l’affaire), un opioïde contre la douleur (morphine ou dérivés), un anticholinergique contre la détresse respiratoire aiguë (la scopolamine). C’est tout ? C’est tout. Et encore, toutes ces substances ne sont pas forcément nécessaires. La preuve : jusqu’à la fin, la scopolamine restera dans son enveloppe.
Et ce que fait mon ami en me donnant ces produits, est-ce légal ? Il sourit, ne répond pas. De retour à la maison, j’informe maman que je suis maintenant en mesure de la soulager si elle a mal, de l’apaiser si l’angoisse est trop forte. Elle ne dit rien, mais elle respire mieux. Plus tard dans la soirée, elle retrouvera même le sourire pour dire à des proches, venus l’embrasser : « Je sais bien que si tout ce monde est là, c’est pour m’aider à mourir, mais tout de même… C’est une usine à gaz ! » Ma mère avait le don pour résumer en une phrase les situations les plus complexes.
- Mardi 16 juillet
Sur le grand agenda noir qui nous sert de repère à tous, je note : « Matinée calme, respiration facile ». Je savoure d’autant plus ce moment de sérénité qu’il s’accompagne d’une aide précieuse. Depuis plus d’un an, une infirmière d’un cabinet libéral voisin passe tous les trois jours entourer de bandages les jambes de ma mère, qui souffre d’ulcères. Celle qui vient ce matin-là comprend immédiatement que l’heure n’est plus tant aux soins cutanés.
Comme l’association me l’a elle-même suggéré, je lui propose d’appeler le réseau Ensemble. Apparemment, on commence à bien nous connaître : très vite, la voilà qui discute au téléphone avec une consœur de l’association. Toutes deux conviennent qu’un membre du cabinet d’infirmiers passera désormais tous les jours, pour pratiquer des soins de bouche et surveiller l’état général de ma mère.
La conversation a lieu dans sa chambre, à haute voix, aucun mot effrayant n’est prononcé et pourtant tout est clair pour qui veut bien entendre. Je m’allonge à côté de maman, lui demande si elle comprend ce qu’il se passe. « Je comprends parfaitement », me dit-elle d’un air entendu avant de refermer les yeux. Est-ce vrai ? Elle semble paisible et c’est tout ce qui m’importe.
- Jeudi 18 juillet
Le temps paraît long et court à la fois. Maman somnole de plus en plus, refuse désormais de manger, ne boit quasiment plus. Ses fonctions vitales ralentissent peu à peu, l’échéance approche. L’infirmière a constaté ce matin que ses ongles bleuissent, signe qui ne trompe pas. « Une question de jours », me dit-elle prudemment. Quant à moi, je progresse lentement mais sûrement dans mon apprentissage des soins palliatifs. Lui parler ou me taire, masser les zones douloureuses, l’aider à se redresser pour qu’elle boive quelques gorgées d’eau sans risquer la fausse route : ces gestes quotidiens deviennent presque naturels.
Je crains sans cesse de lui en donner trop – est-ce pour cela qu’elle somnole tant ? A moins que ce ne soit pas assez…
Mon principal problème réside dans la posologie des « bonbons qui font du bien » – c’est ainsi que j’ai surnommé la cuillère d’eau gélifiée dans laquelle je glisse, à heures régulières, quelques gouttes d’Oramorph et un peu de Lexomil dissous. Je crains sans cesse de lui en donner trop – est-ce pour cela qu’elle somnole tant ? A moins que ce ne soit pas assez – est-ce pour cela qu’elle s’agite, gémit et tient par moments des propos délirants ?
Heureusement, mes amis médecins – mon pourvoyeur, toujours, ainsi qu’un autre venu aux nouvelles – assurent la hotline téléphonique. Non, je ne l’assomme pas, non, je ne l’empêche pas de « vivre sa mort » : je lui permets seulement de se sentir mieux, m’affirment-ils. Internet, lui aussi, me confirme que les doses administrées restent très raisonnables…
Mais cette responsabilité permanente est lourde à porter. Avec une crainte grandissante : que faudra-t-il faire si survient un épisode de détresse respiratoire ? Une hémorragie brutale ? Me résoudre à l’hospitalisation en urgence, après tous ces efforts ? On ne s’improvise pas impunément expert en soins palliatifs, et cette peur, jusqu’à la fin, ne me quittera pas.
- Samedi 20 juillet
Que s’est-il passé pendant la nuit ? A-t-elle franchi une étape dans la perte de conscience ? Dans l’acceptation de la fin ? Hier, en fin de journée, maman était agitée et gémissait souvent – rien ne semblait la soulager, si ce n’est de la laisser tranquille. Désormais, les traits de son visage sont détendus, sa respiration ample et régulière. Plus d’apnées dans son sommeil, plus de crispations des jambes – comme si le corps et l’âme étaient désormais en paix. La mort, soudain, n’a plus l’air si méchante. L’attendre devient facile. Et la matinée m’apporte un cadeau que je n’espérais plus : ma première vraie leçon de soins palliatifs.
Ma professeure est l’une des infirmières du cabinet. Ni plus ni moins dévouée que les autres, mais plus experte – elle me dira le lendemain avoir travaillé plus d’une année dans une unité d’aide aux mourants. A sa manière de s’asseoir à la tête du lit, de saluer ma mère, de lui caresser les cheveux, je perçois immédiatement sa différence. Comme je m’étonne du calme qui semble aujourd’hui habiter sa patiente, elle explique – et c’est à elle plus qu’à moi qu’elle semble parler : « A l’approche de la mort, ceux qui partent doivent faire le deuil d’eux-mêmes, et ce moment peut être très douloureux. Mais ensuite, s’ils parviennent à l’accepter, tout s’apaise : c’est ce que l’on appelle la sublimation. »
Durant toute cette manipulation, le visage de ma mère est resté imperturbable, sa respiration parfaitement calme
Elle me montre ensuite comment effectuer les soins de bouche, si essentiels au confort quand le corps n’est plus hydraté. Lentement, posément, avec une banale compresse trempée dans de l’eau et un coton-tige, elle exécute de petits gestes simples. Une fois la bouche humectée, il devient facile de glisser entre la gencive et la lèvre les quelques gouttes sédatives qui aideront à la respiration. « Toutes les trois heures », me conseille-t-elle. Soulevant le drap de dessous, elle dispose pour finir un traversin afin de caler son dos et de la maintenir en chien de fusil. Ajoute, comme au cours de yoga, un coussin entre ses deux genoux.
Durant toute cette manipulation, le visage de ma mère est resté imperturbable, sa respiration parfaitement calme. Il en sera ainsi jusque tard dans la soirée. Jusqu’à l’heure où je déposerai sur sa joue quelques baisers légers, en disant, sans savoir si je dois y croire, ces mots rituels et presque maternels : « Bonne nuit, ma petite maman chérie. A demain matin. »
- Dimanche 21 juillet
Lorsque je reviens la voir, peu après 3 heures du matin, je comprends dès le seuil de la chambre. Ma mère est exactement dans la même position, les traits de son visage toujours aussi détendus. Rien n’a changé depuis la veille, si ce n’est qu’elle ne respire plus. Avec une stupeur mêlée d’incrédulité, je mesure pleinement, douloureusement, ce qu’on appelle un silence de mort.
Je me préparais depuis longtemps à ce moment. Ma grande crainte était de ne pas pouvoir être auprès de ma mère quand ce serait nécessaire – pour elle, bien sûr, mais aussi pour moi. Sans m’en apercevoir, j’avais donc sans doute accumulé assez d’énergie et de volonté pour assumer cette aventure périlleuse : l’aider à mourir chez elle. Mais je n’avais pas prévu que ce périple serait si solitaire. Je n’avais pas imaginé que notre cabinet médical serait fermé précisément cette semaine-là. Je n’avais pas supposé que les médecins et les soignants qui m’aideraient le feraient d’une manière ni tout à fait légale, ni tout à fait illégale, dans un bricolage à la marge de la norme.
Aurais-je pris cette décision si j’avais su tout cela ? Probablement non
Aurais-je pris cette décision si j’avais su tout cela ? Probablement non. Si je n’avais pas été affectivement entourée, matériellement et médicalement soutenue, s’il y avait eu un accident en fin de parcours, nous aurions été débordés par la situation : l’agonie de ma mère se serait terminée aux urgences – le pire de ce que nous voulions éviter. Nous avons eu de la chance. Mais je ne regrette pas le voyage. Il me laisse des interrogations toujours vives, des souvenirs douloureux. Mais d’autres aussi, d’une grande douceur. La maison ouverte aux visiteurs, les chuchotements, les rires, les repas partagés. L’absence d’appareillage médical, la chatte au pied du lit. La certitude que ma mère, pour autant qu’elle était consciente, percevait son univers familier et nous savait près d’elle en permanence.
A l’automne, j’ai repris contact avec Ensemble. J’avais beau l’avoir vouée aux gémonies pendant cette semaine cruciale, je le pressentais déjà : cette association d’aide aux soins palliatifs, avec très peu de moyens, fait un travail assez remarquable – comme le font sans doute les associations similaires existant en France. Fonctionnant comme une équipe mobile extra-hospitalière, en deuxième ligne, elle vient en appui aux médecins prescripteurs et aux personnels soignants pour leur apporter son expertise.
Cet appui aux soins palliatifs ne peut donc fonctionner que si l’on anticipe assez largement le moment où ils seront nécessaires. Pas évident…
Son soutien va en priorité aux personnes isolées, ou socialement défavorisées, ou présentant une situation complexe – soit environ 330 patients par an, et en moyenne 70 jours d’accompagnement pour chacun. « Près de 60 % des patients qui ont été inclus dans notre réseau meurent à domicile, contre 25 % en moyenne à l’échelle du pays », précise Céline Gaudet, sa directrice. C’est dire que cette structure augmente vraiment les chances de « bien mourir » chez soi pour ceux qui le désirent.
Pourquoi, alors, n’a-t-elle pas été en mesure de mieux nous aider ? Parce que ce réseau de santé ne fonctionne pas dans l’urgence, et que nous nous y sommes pris beaucoup trop tard. Il aurait fallu prendre contact dès le printemps, au moment où nous commencions à nous inquiéter. Le cas de ma mère étant « simple », son médecin traitant et Ensemble se seraient peut-être alors mis d’accord par téléphone sur ce qu’il conviendrait de faire le moment venu.
Si la situation avait été plus complexe, le médecin coordinateur de l’association aurait effectué à domicile une visite d’évaluation médico-psychosociale. Ce n’est qu’après cette visite qu’un protocole d’appui au médecin traitant et aux soignants aurait pu être mis en place. Cet appui aux soins palliatifs ne peut donc fonctionner que si l’on anticipe assez largement le moment où ils seront nécessaires. Pas évident. Comment faire, quand les parents n’osent aborder la question de peur d’effrayer les enfants ? Quand les enfants se taisent par crainte d’angoisser les parents ? Je comprends mieux désormais pourquoi 60 % des Français meurent à l’hôpital, faisant de notre pays l’un de ceux en Europe où l’on meurt le moins « à la maison ».
N’était-ce pas ainsi, pourtant, que l’on mourait autrefois « de vieillesse » ? Chez soi, dans son lit, entouré des siens, de plus en plus faible jusqu’à ce que la mort nous prenne. La différence avec cette époque, c’est que la médecine a maintenant des moyens simples et efficaces pour apaiser à domicile, dans la plupart des cas, les souffrances morales ou physiques. C’est leur mise en œuvre, politiquement voulue, correctement financée et à grande échelle, qui fait défaut. Mais qui le sait ? Qui en débat ?
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