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jeudi 16 janvier 2020

Abus sexuels : Françoise Dolto, à l’épreuve du doute

La célèbre psychanalyste d’enfants n’a jamais défendu la pédophilie. En revanche, certains de ses propos exhumés le 8 janvier dans « Le Canard enchaîné » font question : a-t-elle pu défendre les châtiments corporels et nier la réalité des viols incestueux ?
Par   Publié le 16 janvier 2020
La psychanalyste Françoise Dolto, chez elle à Paris, en novembre 1986.
La psychanalyste Françoise Dolto, chez elle à Paris, en novembre 1986. XAVIER LAMBOURS / SIGNATURES
A l’automne 1979, la revue féministe Choisir la cause des femmes, présidée par Gisèle Halimi, publiait, dans le cadre d’un dossier sur la maltraitance intitulé « Les enfants en morceaux », un entretien avec la psychanalyste Françoise Dolto, dont Le Canard enchaîné du 8 janvier a reproduit de larges extraits.
Elle y tient des propos pour le moins choquants. A une question sur les femmes violentées, elle répond ainsi : « C’est le mari qui doit être aidé et non la femme battue. » On lui demande s’il y a bien des cas de viol de petites filles dans les familles. « Il n’y a pas de viol du tout. Elles sont consentantes. » Elle précise : « Dans l’inceste père-fille, la fille adore son père et est très contente de pouvoir narguer sa mère ! » Et ainsi de suite.
Comment comprendre les propos publiés dans Choisir la cause des femmes, dont l’une des enquêtrices, Béatrice Jade, souligne à juste titre, dans le commentaire critique annexé au dossier, qu’il « révèle une insensibilité et une dureté certaines à l’égard de l’enfant » ?

Comment la célèbre psychanalyste d’enfants, celle qui, dans le sillage de Melanie Klein et d’Anna Freud, a si bien su mettre son génie de l’écoute au service des enfants en souffrance, a-t-elle pu défendre les châtiments corporels et nier la réalité des viols incestueux ?
A l’heure où « l’affaire Matzneff » secoue le monde de l’édition et au-delà (le sujet était récemment à la « une » de l’édition internationale du New York Times), c’est peu de dire que ces déclarations interpellent.

L’intuition clinique

On peut bien sûr supposer que la pédopsychanalyste n’a pas relu cet entretien avant parution : devenue populaire grâce à son émission quotidienne sur France Inter, « Lorsque l’enfant paraît » (1976-1978), elle était connue pour son franc-parler, comme pour la confiance qu’elle accordait à ses interlocuteurs. On peut préciser que Le Canard n’a pas reproduit ses propos dans leur intégralité.
Interrogée dans l’article originel sur le traumatisme qu’entraîne pour une petite fille l’acte incestueux, Dolto répond par exemple : « Evidemment qu’il y a traumatisme ! Nous ne vivons pas dans une société où ces choses sont permises » – preuve qu’elle prend en compte les conséquences néfastes de l’inceste. On peut, enfin, rappeler que, dans le couple amical qu’elle formait avec Jacques Lacan, avec lequel elle fonda l’Ecole freudienne de Paris en 1964, c’est à lui que revenait la théorie ; elle avait pour elle la clinique, ce qui ne garantissait pas toujours la rigueur de sa pensée.
Mais cela ne suffit pas. Le viol étant juridiquement un crime depuis au moins deux siècles, les propos reproduits par l’hebdomadaire satirique paraissent incompréhensibles. Et inacceptables. Ils incitent à remettre l’inceste et la pédophilie dans le contexte de l’époque. Et dans celui, si particulier, de la psychanalyse.

Au nom de la liberté

En 1979, l’enfant est désormais considéré comme un sujet à part entière, et Dolto en est la première responsable. « Je préconisais l’abandon de la médecine que j’appelais vétérinaire, telle que je la voyais pratiquer quand il s’agit d’enfants. Je préconisais l’abandon du dressage au cours du premier âge, en lui substituant le respect dû à un être humain réceptif du langage, sensible », écrit-elle dans La Cause des enfants (Robert Laffont, 1985).
Mais l’enfant, pour autant, n’était pas protégé comme il l’est aujourd’hui. Il l’était d’autant moins vis-à-vis des abus sexuels que les années 1970 et 1980 étaient marquées par une tolérance inédite vis-à-vis de la pédophilie. Voire par sa valorisation.
Au-delà de la complaisance que dénonce Vanessa Springora dans son livre autobiographique, Le Consentement (Grasset, 216 p., 18 euros), c’est un véritable combat pro-pédophile qui était ainsi mené, au nom de la liberté, dans certains milieux artistiques et littéraires, comme dans ceux des sciences sociales et philosophiques. Il faudra attendre les années 1990, et l’explosion de l’affaire Marc Dutroux dans la Belgique voisine, pour que la France découvre le visage monstrueux de la pédophilie.
Simone de Beauvoir, Jean-Paul Sartre, Louis Aragon, Roland Barthes, Catherine Millet, André Glucksmann, Jack Lang, Bernard Kouchner, Gabriel Matzneff, Guy Hocquenghem et bien d’autres : dans Le Monde du 26 janvier 1977, soixante-neuf intellectuels français signent ainsi une tribune destinée à défendre trois hommes en détention préventive depuis trois ans, accusés d’attentat à la pudeur contre des enfants de 13 ans et 14 ans. « Trois ans de prison pour des caresses et des baisers, cela suffit ! Une si longue détention préventive pour instruire une simple affaire de “mœurs”, où les enfants n’ont pas été victimes de la moindre violence (…), nous paraît déjà scandaleuse », s’indignent-ils en demandant la relaxe. Le journal Libération, qui publie la même pétition le lendemain, va alors beaucoup plus loin encore, et offre dans les années 1970 de nombreuses pages à la défense des pédophiles.

Lien avec la question homosexuelle

A l’époque, celle-ci est en effet étroitement liée à la question homosexuelle, dont le journal de Serge July, avant l’apparition de Gay Pied en 1979, constitue l’un des principaux canaux d’expression. Dans L’Enfant interdit. Comment la pédophilie est devenue scandaleuse (Armand Colin, 2013), le sociologue Pierre Verdrager rappelle combien étaient nombreux « ceux qui ont alors défendu l’idée que la pédophilie “était comme” l’homosexualité ou en constituait un cas spécifique ».
Ceux qui militaient pour la dépénalisation de l’homosexualité (obtenue en 1982) faisaient donc en partie cause commune avec le courant pro-pédophile.
Dans l’émission « Dialogues » diffusée sur France Culture en avril 1978, le philosophe Michel Foucault défend ainsi l’idée qu’interdire la pédophilie pourrait progressivement glisser vers l’interdiction de l’homosexualité.
Dans le contexte de révolution sexuelle des années 1970, la question du pouvoir de l’enfant sur lui-même est au cœur du combat pour la pédophilie. L’idée sous-jacente est que les enfants ont autant le pouvoir de dire oui que les adultes dans le cadre d’une relation sexuelle. La question du consentement est donc centrale.
« Aller supposer que, du moment qu’il est un enfant, on ne peut pas expliquer ce qu’il en est, que du moment qu’il est un enfant, il ne peut pas être consentant, il y a là deux abus qui sont intolérables, inacceptables », poursuit Michel Foucault sur France Culture. C’est là qu’intervient la psychanalyse, et sa théorie de la sexualité infantile.

La figure tutélaire de Freud

Dans les années 1970, son influence est beaucoup plus puissante qu’aujourd’hui. Et les défenseurs de la pédophilie sont nombreux à se placer sous la figure tutélaire de Freud.
« Les théories psychanalytiques ont été sollicitées par les acteurs de l’époque pour mettre en évidence le fait que l’enfant était sexuellement actif, résume Pierre Verdrager. S’opposer à cet argument, c’était être hostile à la science. C’était aussi la preuve que l’on “résistait” à cette réalité, au sens psychanalytique du terme. »
En affirmant que les enfants avaient pour premier objet de désir des adultes, la théorie freudienne offrait un cadre d’analyse inespéré aux défenseurs de la pédophilie. Certains psychiatres et psychanalystes les soutenaient d’ailleurs ouvertement – on retrouve la signature de cinq ou six d’entre eux dans la pétition de janvier 1977. Mais pas celle de Françoise Dolto.
Bien au contraire : la même année, elle condamna clairement la pédophilie, en déclarant que « l’initiation sexuelle des adolescents et des enfants par un adulte (…) est toujours un traumatisme psychologique profond » (citation tirée de La Justice en procès, de Jean Bérard. Presses de Sciences Po, 2013).
Elle signa en revanche en mai 1977, avec quatre-vingts autres intellectuels, une « Lettre ouverte à la commission de révision du code pénal » qui posait une question de fond : à quel âge des enfants ou des adolescents peuvent-ils être considérés comme capables de donner librement leur consentement à une relation sexuelle ? De nombreux signataires de cette lettre ayant également signé la pétition pro-pédophile de janvier, Françoise Dolto est depuis lors régulièrement accusée, à tort, d’avoir fait l’apologie de la pédophilie.

Un malentendu

La question n’en demeure pas moins : comment la célèbre psychanalyste a-t-elle pu nier la souffrance des enfants comme elle semble le faire dans les propos rapportés par Le Canard enchaîné ? « Dolto, certes, était une femme de son temps. Mais, même à cette époque, on savait déjà que les abus sexuels sur les enfants, cela fait énormément de mal ! », s’étonne Marie Rose Moro. Directrice de la Maison des adolescents de l’hôpital Cochin, à Paris, la pédopsychiatre avance une hypothèse : « Quand on voit combien l’inceste et la pédophilie perdurent dans notre société, on se dit qu’il y a une difficulté véritablement anthropologique à hiérarchiser les priorités, à voir la situation du côté des enfants. Ce n’est jamais totalement acquis, et même Dolto s’y est peut-être laissé prendre. »
Dernière piste : par leur formation même, les psychanalystes auraient une propension à ignorer la réalité du traumatisme de l’inceste. La faute en reviendrait à Freud, et à l’abandon de sa « théorie de la séduction », ou neurotica.
Formulée en 1896, celle-ci postule que les femmes qu’il reçoit en consultation ont été dans leur enfance victimes de « séduction » – autrement dit d’abus sexuel – de la part d’un adulte. Mais, un an plus tard, il change de point de vue. « Je ne crois plus à ma neurotica ! », écrit-il à son ami Wilhelm Fliess. Ces abus, affirme-t-il désormais, ne sont que le fruit de l’imagination de ses patientes, des fantasmes traduisant un désir inconscient. A l’acte réel, Freud substitue un fantasme d’inceste, le complexe d’Œdipe.
De là viendrait, pour partie, le malentendu qui persiste entre certains psychanalystes et les victimes d’inceste qui viennent les consulter. C’est du moins l’hypothèse de Jenyu Peng, docteure en psychopathologie fondamentale et psychanalyse (université Paris-Diderot), qui a fait de ce thème l’objet de sa thèse après avoir constaté, lors d’une enquête de terrain, combien leur rencontre pouvait être difficile, voire infructueuse. Elle évoque à ce propos « un grand malentendu », qui « relève à la fois de la théorisation psychanalytique et de la nature même du traumatisme de l’inceste ». Un malentendu qui était peut-être aussi à l’œuvre dans la pensée de Françoise Dolto.

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