Dans son premier long métrage, Nadège Trebal narre l’histoire d’un couple en crise, basé sur l’égalité des revenus et du plaisir.
En devenant plein aux as, Arieh Worthalter (Franck) a trahi le communisme sexuel du couple. Photo Shellac
Douze mille, premier long et film tout court, réjouit d’abord parce qu’il jouit : de ce qu’il tourne et de ce qu’il dit. Faut-il dire «elle» ? Le film est de Nadège Trebal (son troisième après deux autres, plus documentaires, Bleu pétrole et Casse). Elle y joue, aussi. Un rôle de «femme», puisque c’est la femme du personnage principal, avant tout. Une femme au foyer qui compte au début sur ses doigts combien lui rapportent ses trois enfants, et s’il faut en faire un autre pour toucher plus d’allocations. Si ça ne vous fait pas rire, laissez tomber.
Fantaisie
Le travail domestique, de «reproduction», est un travail qui mérite salaire, ici c’est clair. C’est un détail, et ce n’en est pas un. Et d’ailleurs, ce n’est pas une théorie : c’est une comédie. La comédie du travail et de l’amour, ou de la production et de la reproduction. Et de la jouissance, qui est ici leur seul moteur. Douze mille, c’est donc toute une folle histoire, habilement déguisée en film français - en plus pauvre, ou en beaucoup plus riche. Qui est l’«homme» principal de cette histoire de femme ? Un connard et un héros, un génie comme tout le monde, prénommé Frank et joué par Arieh Worthalter. Il travaille, un travail informel, se fait pincer par la casse où il vole des pièces, et ne travaille plus. Alors c’est la crise. Sa femme, Maroussia, gagne plus que lui grâce à la reproduction. Ça déséquilibre la jouissance. Il faut qu’il reparte vers la production. Qu’il s’en aille, et il s’en va, travailler dans une usine, qui devait l’embaucher mais ne l’embauche plus, et il reprend le petit trafic, puis le plus gros trafic, etc.
D’une part il revend des choses dans le port industriel où il échoue, d’autre part il danse et pantomime pour les ouvriers de l’endroit. Il devient ouvrier, revendeur, danseur et voleur. Figure et allégorie du travail à notre époque : précaire, improductif, basé sur un peu de talent impalpable (savoir un peu revendre, un peu voler, jouer et danser) plutôt que sur les gestes palpables et acquis du vieux travail productif (les gestes ouvriers ne seront ici que mimés en l’air, sans outils, ils ont presque disparu, sauf dans cette danse du jeune ouvrier sur le port).
De ce passé, il ne reste à Frank que le bleu de travail, volé là où on ne l’embauche plus, mais qui le moule bien. Douze mille n’est donc pas seulement une comédie de la jouissance, c’est aussi une fantaisie post-opéraïste ! Sauf que Frank revient plein aux as, ce qui ne va pas non plus, côté équilibre des jouissances. Il est allé trop loin dans le plaisir, et il a capitalisé, voire capitulé. Il a trahi le communisme sexuel du couple, et elle ne se privera pas de le lui reprocher. C’est la grève du plaisir. Jusqu’ici, on a donc le communisme de l’homme et de la femme, qui baisent bien (le film le filme, sans trop hésiter, puisque c’est ce dont il veut parler et jouir) et qui ont besoin d’une égalité de revenus pour bien le faire, avec tous les problèmes que ça peut créer. Ce communisme hétéro pourrait bien être un pendant ou un allié du communisme pas hétéro qu’Alain Guiraudie a inventé dans tous ses films, et que Douze mille, à sa manière, semble continuer. Mais il y a aussi les autres travailleurs du long métrage, tous les seconds rôles, mis sur le registre de l’égalité, comme dans le cinéma des années 20 ou 30 : Françoise Lebrun, Théo Cholbi, Liv Henneguier ou la géniale Florence Thomassin, qui jouent toutes et tous comme des acteurs précaires, improductifs, gracieux peuvent jouer, c’est-à-dire qu’ils font ça mieux qu’on ne le fait ailleurs.
Opportunités
Comment est-ce possible ? Ça concerne le ton du film. Pas vraiment sa mise en scène, au vieux sens de construction des plans et du découpage, qui semble faite comme ça, simplement à la recherche du plaisir immédiat à trouver à chaque plan pour que ça marche dans l’ensemble, mais plutôt sa tonalité générale. Elle n’est ni naturaliste ni antinaturaliste.
Puisque c’est quand même un film français, on pourrait parler de réalisme poétique, mais c’est une catégorie qui date du monde pré-précaire, du monde Prévert, où il y avait le travail, le chômage, et le loisir, bien séparés : donc le réel et la poésie, bien séparés par la discipline capitaliste, et les nouvelles alliances à trouver entre eux, par les moyens du cinéma, pour subvertir cette frontière. Aujourd’hui, ça semble plus compliqué, et c’est Douze mille qui le dit : les ouvriers sont revendeurs, voleurs et danseurs, leurs femmes tirent des revenus de la jouissance. Tout ça est génial, mais on ne sait plus très bien où est l’usine, et si elle n’est pas passée dans chaque seconde de la vie ? Si c’est le cas, c’est l’enfer, mais ça reste riche de possibilités (d’en sortir, de cette usine devenue la vie, donc de se barrer ailleurs tout en restant là) et d’opportunités, pour le cinéma post-réaliste poétique comme pour la vie de ses personnages (principaux, au foyer, et secondaires-égaux) et de tous les gens autour. C’est-à-dire nous.
Douze mille pose toutes ces questions sans les résoudre autrement que par : la danse (vue comme éloge de la maladresse), le sexe (qui doit être incroyable), le vol (c’est la propriété) et finalement, un emploi stable (exclusivement entendu comme blanchiment d’argent sale), dans un biopic de l’homme idéal, un connard et un héros comme tout le monde. Ce qui, franchement, devrait suffire, mais si ça ne vous fait toujours pas rire, laissez tomber. Il paraît qu’ils passent un film français dans la salle d’à côté.
Douze mille de Nadège Trebal avec Arieh Worthalter, Liv Henneguier. 1 h 51
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