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lundi 14 octobre 2019

«Qui peut affronter la vie seul à 18 ans ?»

Par Anaïs Moran — 


Dessin Cat O’Neil

Alors qu’une «stratégie nationale» est en projet pour repenser ce secteur sinistré, «Libération» est allé à la rencontre des premiers concernés. Cette semaine d’anciens jeunes de l’Aide sociale à l’enfance.

Dix mois qu’ils l’attendaient. Après moult reports, la réforme de la protection de l’enfance, réclamée par les professionnels du secteur comme les observateurs, sera présentée en détail ce lundi. Promise par le secrétaire d’Etat Adrien Taquet lors de sa prise de fonction en janvier, cette «stratégie nationale de prévention et de protection» est attendue avec une forte dose de scepticisme au vu des mesurettes annoncées jusqu’ici.

Une stratégie digne de ce nom aurait pourtant le pouvoir d’améliorer le quotidien des 300 000 enfants et adolescents suivis et pris en charge par ce système de protection. Sachant que l’ensemble de ses acteurs, les travailleurs sociaux en première ligne, trop peu nombreux, trop isolés et rarement valorisés, sont au bord de la rupture. Dans ce contexte, le secrétaire d’Etat sera principalement jaugé sur sa détermination (ou non) à rénover en profondeur l’Aide sociale à l’enfance (ASE), pierre angulaire du dispositif de protection de l’enfance.
Maëlle, Stéphanie, Joao, Michaël, Léo et Anne-Solène font partie de ceux qui analyseront à la loupe chacune des mesures de ce «pacte pour l’enfance». Tous sont des anciens enfants de l’ASE, ex-tributaires d’un parcours amer ou bienheureux, mais sans conteste ponctué de défaillances institutionnelles. Ils sont désormais membres du collectif Repairs !, un réseau qui vient en aide aux jeunes majeurs à la sortie de l’ASE, et se mobilisent pour transmuer leur vécu en sujet politique. En 2018, ils ont collaboré avec Antoine Dulin, vice-président du Conseil économique, social et environnemental (Cese), pour signaler les carences du dispositif dont ils ont fait les frais. Rebelote en janvier avec la Fondation Abbé-Pierre. A l’aube des annonces gouvernementales, ces jeunes adultes prennent la parole dans Libération pour alerter sur les axes prioritaires et exposer leurs solutions.

Anne-Solène, 34 ans :«Tout le monde devrait avoir un parcours sans rupture»

«Nous arrivons en placement en ayant vécu la violence, la maladie mentale, la précarité, l’addiction… Les blessures laissées par ces enfances fragilisées se réparent avec de la bienveillance, de l’affection, de la sécurité physique et affective, mais surtout avec de la stabilité. L’enfant qui grandit en foyer, dans une famille d’accueil ou en village d’enfants, devrait pouvoir investir les liens du quotidien avec celles et ceux qui prennent soin de lui en toute confiance. Sans prendre le risque d’une nouvelle rupture.
«J’ai été placée entre mes 15 et 21 ans et je n’ai connu "que" deux lieux d’accueil. D’abord dans un foyer, puis dans un second pour jeunes travailleurs. J’ai pu rester assez longtemps dans chacun de ces lieux pour me poser et profiter pleinement de la qualité des professionnels. Ils ont cru en moi, et m’ont considérée avec plus de bienveillance que je n’en ai jamais eu pour moi-même.
«Mais pour beaucoup de jeunes, le parcours en protection de l’enfance est marqué par les changements d’intervenants, de lieux d’accueil, et la perte des liens qu’ils avaient créés. Selon l’Ined [Institut national d’études démographiques], seulement 18 % des jeunes majeurs interrogés n’ont connu qu’un seul lieu d’accueil dans leur parcours en ASE. Plus de la moitié en avait connu plus de trois, dont 17 % pour lesquels c’était cinq ou plus. Mon parcours sans rupture est une chance, mais cela devrait être le destin de toutes et tous. Une promesse que l’ASE doit pouvoir faire à chaque enfant placé.»

Joao, 23 ans : «Les mineurs isolés ne sont pas des enfants de seconde zone»

«J’ai quitté seul l’Angola pour la France à l’âge de 14 ans. J’ai été confié à l’ASE à mon arrivée sur le territoire et j’y suis resté jusqu’à ma majorité. J’ai fait partie de ces mineurs qu’on range dans la case des MNA, les mineurs non accompagnés, qui sont souvent connus pour leur invisibilité. Cette case dit pourtant peu de choses sur la dureté de l’exil que nous avons connu et le lot de désolations qui l’accompagne : perte de la famille, disparition des repères qui vous construisent, maltraitances, agressions sexuelles… Tout cela dans l’espoir d’un avenir plus prometteur.
«En France, la situation des MNA nous rappelle que l’application des valeurs républicaines se fait à géométrie variable dans notre pays. Qu’il s’agisse de leur pseudo-prise en charge dans des chambres d’hôtel, de l’absence totale de soutien psychologique alors que ces enfants ont connu le déracinement et, pour certains, la traite des êtres humains, du manque de formation des équipes éducatives pour répondre à leurs besoins spécifiques, de leur ghettoïsation dans des structures "dédiées"… Sans parler du couperet qui tombe à 18 ans et se solde pour beaucoup par un retour à la rue, ou à la frontière.
«Il est urgent de cesser de considérer les mineurs isolés comme des enfants à protéger de seconde zone. Les engagements internationaux signés par la France le demandent. La décence ordinaire et l’humanité minimale le commandent.»

Léo, 27 ans : «Une jeunesse sans toit ni foi en l’avenir»

«Un jeune SDF sur quatre est un ancien enfant placé. Je n’ai pas connu ce sort, mais ce drame ne devrait pas être affaire de loterie. A leur majorité, trop de jeunes jusqu’alors pris en charge par l’ASE se retrouvent abandonnés, sans emploi, sans logement, sans formation. Qui, à 18 ans, est réellement prêt à affronter la vie seul ? Quand on sort de l’ASE, on a certes la vie devant soi, mais on a aussi la tête pleine de questions auxquelles on n’a pas toujours de réponse : encaisser le passé ou le fuir, reprendre contact ou pas avec sa famille quand elle existe, accepter les désillusions qui bien souvent en découlent… En clair, faire face à l’éternel dilemme de la jeunesse : vivre son histoire ou la subir. Et c’est sans parler de ce sentiment de décalage permanent avec les jeunes de sa génération. Cette impression d’être devenu adulte trop tôt, parce que tout va plus vite, tout doit aller plus vite, parce que l’adversité et les épreuves de la vie vous y obligent.
«On dit parfois que c’est le plus bel âge de la vie, ce moment fondateur de réinvention de soi, le temps des promesses. Si on ne veut pas faire de l’ASE un sécateur à rêves, le temps des demi-mesures doit cesser : il faut rendre les contrats jeune majeur obligatoires à 18 ans. Ces contrats, signés actuellement au bon vouloir des départements, prolongent l’accompagnement des jeunes majeurs de l’ASE jusqu’à 21 ans. Au printemps, les députés de la majorité ont refusé, par un vote dans l’hémicycle, d’offrir ce droit spécifique à tous les jeunes de l’ASE. Les débats autour du futur revenu universel d’activité doivent donc être l’occasion de corriger le tir. Il y a une véritable urgence à agir. Car en précarisant les jeunes placés dans une période charnière de construction de soi, c’est une jeunesse sans toit ni foi envers l’avenir que nous préparons.»

Maëlle, 33 ans : «Il faut rétablir une vision plus équilibrée de l’ASE»

«A 33 ans, après un long travail de résilience, j’ai acquis la conviction que ma prise en charge par l’ASE a été in fine une réelle seconde chance. J’ai conscience d’avoir bénéficié d’un placement pérenne au sein d’une famille d’accueil aimante, grâce aux bonnes décisions prises par les professionnels de l’enfance. Ces réussites, ces belles histoires, sont inaudibles dans les débats politiques comme dans les médias. Il apparaîtrait pourtant logique, lorsqu’il s’agit de concevoir le futur d’une politique publique, d’en communiquer toutes les facettes : le moins bien comme le meilleur, au bénéfice d’un débat réellement constructif et non stigmatisant.
«Je plaide ainsi pour que le projet des futures mesures gouvernementales soit l’occasion de donner la parole à la majorité silencieuse de l’ASE, c’est-à-dire les professionnels engagés qui expérimentent avec succès, les familles satisfaites de leur accompagnement, les anciens placés avec un retour d’expérience constructif à partager… Tout ceci afin que les critères de réussite des prises en charge puissent être objectivés, comme autant de repères pour guider les institutions et les professionnels. Pour permettre aussi de rétablir une vision plus équilibrée de l’ASE dans l’opinion publique, au bénéfice des enfants placés, de leurs familles et des professionnels. Ces derniers sont aujourd’hui particulièrement attaqués et fragilisés.»

Stéphanie, 31 ans : «Le lien du sang doit-il l’emporter sur le bien-être de l’enfant ?»

«J’ai deux familles. Lorsque je suis née, mes parents biologiques souffraient de maladies psychiques. J’ai été placée dans une famille d’accueil où j’ai vécu jusqu’à mes 19 ans. C’est la meilleure chose qui pouvait m’arriver. Ce couple m’a donné ce dont j’avais besoin pour grandir : de l’amour et de la considération. Je voyais ma mère biologique régulièrement, mais il n’y a jamais eu de lien entre nous. L’enfant sent quand il n’y a pas de réciprocité possible dans une relation. Nos rencontres étaient éprouvantes et constituaient un obstacle à mon épanouissement. Pourtant, il fallait "maintenir le lien à tout prix".
«Jusqu’à quel point le lien du sang doit-il l’emporter sur le bien-être de l’enfant ? Comme tous les autres, les mineurs placés ont besoin de repères affectifs, de stabilité, d’être pris en compte dans ce qu’ils ressentent et ce qu’ils vivent. Protéger les enfants, ce n’est pas seulement les éloigner temporairement du danger familial. C’est aussi leur permettre de créer de nouveaux repères, qui se font non pas en fonction du statut ou du rôle de l’adulte, mais en fonction du lien affectif créé avec l’enfant.»

Michaël, 29 ans : «Nous avons besoin d’une instance indépendante de contrôle»

«Un enfant placé peut rarement porter plainte. L’accès au droit et aux voies de recours est mince, le risque de représailles élevé. C’est encore plus vrai dans les cas de violences institutionnelles. J’ai moi-même été battu par le directeur de mon foyer. J’avais 9 ans et aucun éducateur de confiance vers qui me tourner. Aucune oreille pour m’écouter. L’ASE vérifie les comptes et les projets présentés par ce genre de structures, mais pas les conditions de vie des enfants. Elle fait confiance aux associations, aux familles d’accueil, aux institutions. Or la confiance n’exclut pas le contrôle.
«Dès 2002, la loi prévoyait la mise en place "d’instances d’expression et de délibération" pour permettre au public des établissements à caractère social de prendre la parole. En protection de l’enfance, ces instances sont quasi inexistantes. Les enfants n’ont aucun lieu ni moment dédié pour s’exprimer. Les violences institutionnelles ont longtemps été cachées, et l’ASE doit enfin prendre ses responsabilités, sans se contenter du minimum. Nous avons besoin d’une instance indépendante, missionnée pour contrôler les foyers et toutes les autres structures d’accueil, afin de s’assurer du bien-être des enfants et de leur accès au droit. Cette nouvelle structure permettrait de pallier la négligence chronique de l’Aide sociale à l’enfance.»

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