Confrontés à une hausse du nombre de sans-abri et de toxicomanes, les habitants d’un quartier de la ville ont tenté de les chasser de leurs trottoirs. Avant de faire marche arrière, malgré l’impuissance des pouvoirs publics.
Les riverains croyaient avoir trouvé la solution : des rochers. D’énormes cailloux qu’ils placeraient sur les trottoirs. A coup sûr, les sans-abri (SDF) ne pourraient plus planter leur tente ou s’affaler devant les maisons pour la nuit.
Clinton Park est une allée tranquille de San Francisco, bien située : à l’entrée du quartier de Mission, l’un des hauts lieux de la nouvelle urbanité où les « techies » se mélangent aux familles latinos. Pas un endroit particulièrement bourgeois, encore moins anti-SDF. Plusieurs de ses résidents font même du bénévolat. Mais la rue n’en pouvait plus.
Il y a encore quelques années, les « voisins » cohabitaient bon gré mal gré : ceux des trottoirs et ceux des maisons de style edwardien. Mais depuis deux ans, la drogue avait envahi Clinton Park. Les dealeurs trouvaient l’endroit pratique. Pas loin du parking du Safeway, le supermarché où viennent se garer les clients potentiels.
Le long du mur, les soirées étaient de plus en plus agitées : fentanyl, meth, héroïne sous les tentes. Cris, bagarres et désespoir de certains sans-abri alors que les drogués avaient pris le pouvoir sur le camp. « C’était pas mal pour dormir. Les voisins étaient gentils, a expliqué DeDawn Ali, 71 ans, au San Francisco Chronicle. Jusqu’à ce que les junkies débarquent. Ils ne nettoient rien. Ils nous font du tort ; tout le monde nous met dans le même sac ».
Les cailloux de l’impuissance
Appeler la police ? En 2018, les résidents avaient contacté les urgences et les services municipaux plus de 300 fois, deux fois plus qu’en 2017. Le temps que les autorités se déplacent, les revendeurs de drogue avaient généralement eu le temps de s’envoler…
Cette année, à la mi-septembre, les résidents de Clinton Park ont décidé de passer à l’action. Quelques dizaines d’entre eux se sont cotisés. Ils ont réuni 2 000 dollars (1 800 euros) et commandé des rochers. Vingt-quatre pierres d’environ 90 cm de haut et 1,20 m de large. Des blocs trapus, de plus de 100 kg, qu’ils ont fait déposer sur les trottoirs. Conscients que ça n’était qu’un pis-aller : les cailloux de l’impuissance. « Pas 100 % dissuasifs, a notamment reconnu un habitant interrogé par Mission local, le journal de quartier. Mais un vrai : allez-vous faire foutre ! »
Même à San Francisco, ce n’est pas la première fois que le mobilier urbain est utilisé pour tenter de faire disparaître un problème que personne n’arrive à régler. En 2017, la municipalité elle-même avait placé des rochers du même type sous un échangeur transformé en camping. Dans le vocabulaire des associations, la tactique porte un nom : l’« architecture hostile ». Une catégorie dans laquelle la responsable de la Coalition des sans-abri, Jennifer Friedenbach, place aussi les bancs anti-sieste, raccourcis pour éviter qu’un humain s’y allonge. Ou l’arrosage automatique des trottoirs.
Mais là, l’idée d’installer des obstacles anti-SDF est venue des habitants eux-mêmes. Sur les réseaux sociaux, les rochers de Clinton Park sont devenus le symbole de la tension entre les sans-abri et les habitants, dans une ville où le nombre des premiers ne cesse d’augmenter (9 784 au dernier décompte de 2019, contre 7 499 en 2017). Et la mobilisation a été à la mesure de la réputation archi-progressiste de San Francisco.
« Le mur de Trump commence ici »
Une nuit de fin septembre, des activistes sont venus déplacer les pierres, qu’ils ont repoussées sur la chaussée. Le lendemain, la municipalité a dû intervenir : sur la rue, les cailloux perturbaient la circulation.
Tout en déclarant sa « neutralité » dans le conflit, la ville a envoyé des pelleteuses pour replacer les pierres sur les trottoirs. Quelques nuits plus tard, les militants sont revenus, plus nombreux. Ils ont peint des inscriptions sur la chaussée pour dénoncer « l’égoïsme » des résidents et la « cruauté » d’une attitude consistant à dépenser 2 000 dollars pour chasser les sans-abri plutôt que pour financer des services de santé mentale. « Le mur de Trump commence ici », a peint un protestataire sur un morceau de trottoir. Une artiste a proposé les rochers gratuitement sur la plateforme Craig’s list, sous l’intitulé « décoration anti-SDF ».
Le manège entre les militants et les engins de travaux publics de la ville a duré plusieurs jours. Finalement, le 30 septembre, les résidents – victimes de dénonciations et de menaces en ligne – ont préféré battre en retraite. Confrontés dès qu’ils sortaient de chez eux aux médias et aux protestataires masqués, en lieu et place des dealeurs d’avant, ils ont finalement eux-mêmes demandé à la municipalité d’emporter les pierres et de les mettre en lieu sûr – l’endroit n’a pas été révélé.
Ce jour-là, a informé le San Francisco Chronicle, 1 078 personnes figuraient en liste d’attente pour une place dans un abri à San Francisco, une ville dont le budget s’élève à 12,3 milliards de dollars. Le numéro 22 sur la liste était un homme de 77 ans. Les SDF ont indiqué à la presse qu’ils reviendraient à Clinton Park une fois l’attention retombée. La municipalité a de son côté supplié les habitants de ne pas s’inspirer de l’épisode. « S’il vous plaît. N’installez pas de rochers. »
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