blogspot counter

Articles, témoignages, infos sur la psychiatrie, la psychanalyse, la clinique, etc.

mardi 15 octobre 2019

« Je n’ai pas compris quand j’étais jeune et quand je ne l’étais pas » : les « jeunes aidants », des invisibles aux côtés d’un proche malade

Par    Publié le 15 octobre 2019

En rentrant de l’école, Rama ne prend jamais le temps d’enlever son cartable ni de défaire ses lacets. La fillette se précipite dans la chambre voir « si Maman va bien et a besoin de quelque chose ». Elle lui raconte ses bonnes notes, lui remonte le moral comme elle peut. Ses grandes sœurs, elles, ont une autre routine : à l’heure où la plupart des ados s’enferment dans leur chambre pour faire leur vie, Mariam et Amina s’inquiètent d’abord des courses, du rangement, du ménage, des repas.

Rama a 9 ans, ses aînées, 14 ans et 18 ans, mais on pourrait leur en donner dix de plus. Mariam et Amina n’avaient pas fini de grandir lorsque la maladie de leur mère s’est déclarée, en 2010 : la polyarthrite, et les mêmes douleurs articulaires que leur grand-mère, condamnée au fauteuil roulant. Le père, couturier de métier, est diabétique et rentre tard du travail. Projetées avant l’heure dans des préoccupations d’adultes, les sœurs ont appris à gérer le quotidien dans le HLM familial d’Evry (Essonne).
Au moment où ses amis goûtent à la liberté de la vie étudiante, Mariam, en première année de BTS gestion de PME, peine à s’imaginer ailleurs. Parcoursup lui a bien fait des propositions à Paris, mais qu’irait-elle faire dans un studio, à plus d’une heure de chez elle, quand ses parents et ses sœurs ont besoin d’elle ici ? Cette adolescente au visage sérieux derrière ses lunettes relativise, estimant vivre sa jeunesse « normalement ». Bien sûr, il lui arrive d’envier l’insouciance des autres, qui peuvent sortir sans culpabiliser, regarder une série sans être interrompus, « profiter au jour le jour ».
Elle, a sans cesse les yeux rivés sur la montre et ne s’autorise pas, ou si peu, à perdre du temps. Sa mère l’invite à se détendre, mais Mariam sait que tout ce qu’elle fait à sa place lui évitera les douleurs et la menace d’une hospitalisation.
Chaque soir, après la vaisselle, la jeune fille inspecte l’appartement pour s’assurer que « tout est en ordre ». Une fois au lit, elle planifie la journée du lendemain : petit déjeuner en dix minutes, nettoyage de la gazinière, les cours… Les sœurs vont parfois à la pharmacie chercher les injections et massent leur mère s’il le faut.

Un manque de recherches

Mariam n’avait jamais entendu le terme de « jeune aidante » avant son premier atelier cinéma-répit proposé par l’association nationale Jeunes AiDants Ensemble (JADE). C’est l’assistante sociale du collège qui lui avait tendu le prospectus : six jours de résidence artistique gratuits, deux fois par an, dans un domaine francilien au milieu des arbres, encadrés par des professionnels de l’audiovisuel et une psychologue. Six jours pour souffler loin de la maison.
Là, avec des jeunes confrontés à des situations similaires, les sœurs ont mis des mots sur cette jeunesse bousculée, qu’elles avaient tendance à banaliser. Cette expérience leur a permis de comprendre qu’elles n’étaient pas les seules à soutenir un proche malade, handicapé, souffrant de problèmes de santé mentale ou d’addiction dans le huis clos du foyer.
Si la situation des proches aidants adultes commence à être mieux prise en compte en France – ils bénéficient désormais d’un statut et de droits –, les jeunes aidants demeurent des invisibles, aussi bien socialement que légalement. Il n’existe pas de définition ni de seuil d’âge, encore moins de dispositifs adaptés à leur réalité. Les statistiques manquent, les recherches sur le sujet sont balbutiantes, révélant une prise de conscience tardive.
Sur onze millions d’aidants en France, on compterait environ 500 000 enfants, ados et jeunes adultes de moins de 25 ans accompagnant un proche, selon une estimation de JADE.
Une enquête menée en 2017 par l’institut Ipsos pour le laboratoire pharmaceutique Novartis montrait que l’âge et le niveau d’implication varient en fonction des situations. « Ces enfants sont dans toutes les salles de classe. Simplement, on ne les voit pas », souligne le Pr Saul Becker, expert britannique du sujet, dans Les Jeunes Aidants aujourd’hui en France (Les Cahiers du CCAH, n° 9, juin 2019).
Eva, 17 ans, accompagne au quotidien son petit frère Lubin en fauteuil roulant.
Eva, 17 ans, accompagne au quotidien son petit frère Lubin en fauteuil roulant. MARION POUSSIER POUR « LE MONDE »

La peur d’être mis au ban

Ces jeunes passent au travers des mailles, entre les services pour les adultes et ceux pour les enfants, et sont donc privés des solutions auxquelles ils pourraient accéder : soutien psychologique et scolaire, aide à domicile, répit…
Comment les identifier, alors qu’eux-mêmes ne se signalent pas, soit qu’ils ne se reconnaissent pas comme aidants – l’aide apportée leur semble naturelle –, soit qu’ils préfèrent taire leur situation, par peur d’être mis au ban ? En classe, comment distinguer l’élève fatigué par l’abus d’écran de celui contraint de supporter une charge mentale d’adulte ?
Les familles concernées ont d’autant plus de mal à oser solliciter du soutien que leur situation soulève un tabou qui dérange : la reconfiguration des rôles entre parents et enfants. Avec, en toile de fond, la crainte d’un placement.
Le placement, « c’est souvent la seule réponse apportée par la protection de l’enfance, à défaut de dispositifs adaptés », regrette Françoise Ellien, psychologue clinicienne
« C’est souvent la seule réponse apportée par la protection de l’enfance, à défaut de dispositifs adaptés, alors que les jeunes préféreraient rester près de leur proche », regrette Françoise Ellien, psychologue clinicienne, cofondatrice et présidente de JADE. Pionnière sur la problématique, l’association est l’une des seules en France à proposer, depuis 2014, un dispositif pilote de soutien, expérimenté en Ile-de-France et dans deux autres régions.
Selon Françoise Ellien, il y a urgence à bâtir « une véritable politique de prévention des conséquences médico-psycho-sociales et à permettre à ces jeunes de maintenir une aide raisonnable, proportionnelle à leur âge ». D’autant que, face au vieillissement de la population, à la hausse des maladies chroniques mais aussi à l’augmentation du nombre de familles monoparentales, ils « continueront d’être un des ressorts des solidarités de demain ».
La mobilisation de JADE a déjà contribué à faire bouger les lignes. S’appuyant sur ses recommandations, les ministères de la santé et du handicap, qui finalisent un plan national en faveur des aidants, travaillent sur des mesures spécifiques aux jeunes. Objectif : mieux les connaître, les repérer et répondre à leurs difficultés, à différents niveaux : scolarité, santé…
Alice, 15 ans, un soir après l'école. Avec sa soeur Eva, elle s’occupe des tâches du quotidien pour soulager ses parents.
Alice, 15 ans, un soir après l'école. Avec sa soeur Eva, elle s’occupe des tâches du quotidien pour soulager ses parents. MARION POUSSIER POUR « LE MONDE »

« La mère de la mère »

Cette reconnaissance, Laure Grisinger ne l’attendait plus, dix ans après ce qu’elle appelle son « périple » de jeune aidante. Cette dramaturge de 31 ans raconte le début de la vie étudiante à Paris, soudain percutée par le cancer de sa mère.
Prendre en charge sa petite sœur dans son appartement, devenir sa référente pour tout, les galères administratives kafkaïennes… Tout le reste aussi : les cours manqués pour courir après les médecins, les journées qui s’écoulent au compte-gouttes de la chimiothérapie, les décisions à prendre avec sa mère, les nuits en soins palliatifs, un fauteuil pour deux sœurs. Au point de devenir « la mère de la sœur, la mère de la mère », et de ne plus savoir quelle est sa propre place.
« Nous étions dérangeantes parce que trop jeunes, renvoyant le système de santé face à ses défaillances », témoigne Laure Grisinger
Le pire est peut-être le sentiment d’être « transparente » aux yeux d’un corps médical et enseignant « qui ne veut pas vous voir ». Ne trouver ni porte ouverte ni espace de parole, demeurer réduite à « la fille de », malgré quatre années passées aux côtés de sa mère. « Nous étions dérangeantes parce que trop jeunes, renvoyant le système de santé face à ses défaillances », estime-t-elle, dénonçant « l’utilisation de l’amour des aidants comme variable d’ajustement économique ».
Des années après, la colère pointe encore dans ses yeux verts : « On nous considère comme trop jeunes pour entendre le diagnostic médical ou pour émettre un avis quant au protocole à mettre en place, mais tout à coup nous ne sommes plus jeunes quand il s’agit de venir nourrir nos parents à l’hôpital parce qu’ils ne peuvent plus le faire seul. Et le jour où il n’y a plus rien à faire, c’est à nous qu’on vient demander : “Avez-vous réfléchi au projet de sortie de votre maman ? Vous la récupérez quand ?”Je n’ai pas compris quand j’étais jeune et quand je ne l’étais pas. »

« Une deuxième famille »

Le Pr Saul Becker qualifie de « labor of love » (« travail d’amour ») la contribution invisible de ces jeunes qui, si elle devait être remboursée, « coûterait des milliards à l’Europe », sans compter « le coût pour les jeunes eux-mêmes ».
Au deuil de sa mère, en 2011, puis de son beau-père, s’est ajouté pour Laure celui d’une part d’elle-même. Comment se libérer de ce rôle d’aidant quand « vous ne savez plus vous positionner autrement » ? Comment se construire en tant que femme, envisager d’avoir des enfants ? L’écriture d’une pièce de théâtre avec la metteuse en scène Elsa Granat, Le Massacre du printemps, inspirée de leurs histoires, a été une façon de reprendre pied après une dépression. Le spectacle se veut aussi un moyen de sensibiliser, pour elle qui souhaite mener des actions en milieu scolaire. La dramaturge s’implique aussi par des ateliers d’écriture avec JADE.
Ces ateliers ont permis à Eva et à Alice, 17 et 15 ans, de se sentir enfin « soutenues à leur tour ». Toutes deux ont grandi au rythme de leur petit frère en fauteuil roulant, devenant, à mesure que la maladie évoluait et que leurs parents fatiguaient, « les aidantes des aidants ». Quatre personnes ne sont pas de trop lorsqu’il faut être, du lever au coucher, « les jambes et les bras » d’une cinquième. Jusqu’à risquer de s’oublier derrière l’être aimé et aidé.
Eva, la soeur de Lubin, à Juvisy-sur-Orge, lundi 23 septembre.
Eva, la soeur de Lubin, à Juvisy-sur-Orge, lundi 23 septembre. MARION POUSSIER POUR « LE MONDE »
Blandine, elle, a trouvé chez JADE « une deuxième famille ». En cinq ans d’ateliers, l’association l’a vue grandir et l’a sortie de l’isolement. Elle avait 9 ans, en 2010, quand le cancer de sa mère est venu l’arracher à l’enfance.

A l’époque, la situation était déjà « compliquée » à la maison et son père a fini par partir. Blandine s’est mise à « manger, manger », jusqu’à atteindre 156 kg d’angoisse. Au collège, les « sale grosse » sont quotidiens. Atteinte de phobie scolaire, elle décroche en 4e et passe ses journées à suppléer cette mère harassée.

C’est en suivant Blandine comme psychologue que Mme Ellien a mesuré la situation critique de ces jeunes en danger de décrochage scolaire et de négligence de soins – surtout si la précarité s’ajoute – et donné naissance au dispositif.

Il y a peu, la jeune fille s’est autorisée à partir de chez sa mère. Elle culpabilise, mais il le fallait, « pour [s]’en sortir », chercher du travail. Penser à elle, enfin. Depuis, elle lui téléphone chaque jour. Son premier salaire, 580 euros en service civique, sera économisé pour financer son permis de conduire, qui lui permettrait d’aller la voir. Si elle gagnait assez, Blandine lui enverrait même un peu d’argent. Autant dire qu’elle apprécierait un coup de pouce financier aux jeunes aidants. Il lui arrive de se dire que, si l’école l’avait davantage soutenue, elle aurait peut-être tenu, « au moins jusqu’au brevet ».
Ces jeunes ont beau avoir « poussé dans tous les sens », comme le dit Laure, ils sont pour la plupart taillés pour affronter la vie, plus matures et autonomes que bon nombre de leurs camarades. De leurs épreuves, ils retirent aussi de la fierté, et leurs projets d’avenir sont souvent tournés vers les autres : la petite Rama se verrait bien infirmière, Blandine, aide-soignante pour les enfants handicapés. Sur sa fiche de rentrée, Eva a, pour la première fois, osé mentionner qu’elle était jeune aidante d’un petit frère handicapé. Peut-être un professeur le prendra-t-il en compte.


Aucun commentaire: