Il est dans une colère noire. Jean-Paul Delahaye, ancien directeur de l’administration centrale de l’Education nationale, s’est rendu compte en épluchant le projet de budget d’une coupe importante dans les fonds sociaux, cette enveloppe à disposition des collèges et lycées pour aider les élèves en grande précarité... Et ce alors même que le président Macron a lancé un grand plan de lutte contre la pauvreté. Il a donné l’alerte dans une tribune publiée le 13 octobre sur Mediapart. Jean-Paul Delahaye est aussi l’auteur d’un rapport de référence sur la «Grande pauvreté et réussite scolaire», remis en 2015. Entretien

A quoi servent concrètement ces fonds sociaux ?
Les collèges et lycées disposent chaque année d’une enveloppe de crédits pour aider les élèves en situation de pauvreté dans leur établissement. Par exemple, pour payer la cantine, les transports scolaires, l’achat de fournitures. Les sorties qu’organisent les équipes. On n’imagine pas l’humiliation pour un adolescent de rester dans la cour de récréation pendant que le reste de la classe perfectionne son anglais en voyage de classe. Je parle en connaissance de cause, je l’ai vécu. Les fonds sociaux servent à ça. A participer aussi aux frais de santé bucco-dentaires ou à l’achat de lunettes de vue. Les parents en difficulté ont rarement des mutuelles de santé leur permettant de couvrir les frais. Il y a une grande souplesse dans l’utilisation de ces fonds. La circulaire de 1998 précise bien qu’il n’y a pas de liste limitative des usages. D’autres utilisations peuvent donc être faites, en fonction des besoins identifiés.
Combien d’argent représentent ces enveloppes ?
Les sommes varient évidemment en fonction du profil des établissements, de ses effectifs, c’est un calcul assez fin qui est très bien effectué par les services académiques. C'est de l'ordre de plusieurs milliers d'euros par an et par établissement. Ces crédits sont annoncés en forte baisse dans le projet de budget 2020, or il devraient être quelque chose d'intouchable, être une priorité pour tous les gouvernements quelles que soient les alternances politiques. La question sociale devrait échapper aux changements de cap !
Interrogé sur France Inter ce mercredi matin, le ministre de l’Education disait que la baisse de budget ne changerait rien dans les faits, car les sommes actuelles ne sont pas dépensées par les établissements…
C’est l’argumentaire repris dans le bleu budgétaire. C’est vrai que certains établissements utilisent insuffisamment ces enveloppes, je le relevais déjà en 2015 dans mon rapport sur la grande pauvreté. La Cour des comptes aussi, en 2003. C’est un vrai problème. Il faut mieux accompagner les équipes, sans doute créer des postes d'assistants sociaux, faire en sorte que les rectorats accompagnent plus les proviseurs, les principaux pour les aider à intégrer un volet social dans le projet d’établissement. Mais pour cela il faut une impulsion du ministère, une volonté politique. On sait à quel point les chefs d’établissement et leurs équipes croulent sous les missions les plus diverses. Il faut les accompagner dans ce travail. Ce n’est pas une mission facile, je le sais bien. Il est très rare qu’un élève ou ses parents viennent d'eux-mêmes demander de l’aide. Quand on est dans le besoin, on a honte. On ne demande pas. Cela nécessite pour les équipes d’être attentives, d’avoir du tact et de l’empathie. Mais je suis persuadé aussi que déjà, en communiquant mieux auprès des équipes sur l’existence de ces fonds, on avancerait. Dire clairement, lors du conseil d’administration de l'établissement, que cet argent est disponible.
Pour vous, cela ne fait aucun doute que les besoins existent au-delà de la somme dépensée ?
C’est une certitude. Il y a dans notre pays 1,2 million d’enfants et adolescents qui vivent dans des familles en grande pauvreté. Au collège et lycée, les bourses de l’Education nationale ont des montants très faibles. L’échelon maximal d'une bourse au collège, c’est 450 euros… par an ! Soit, rapporté aux 180 jours de classe, à peine 2 euros par jour. Et encore, c'est grâce à l'ancienne ministre Najat Vallaud-Belkacem qui a augmenté le montant de 25% en 2016 qu'on est aujourd'hui à 450 euros. Avant, c'était 360. Les besoins sont là.
Jean-Michel Blanquer s’est engagé à augmenter l’enveloppe si nécessaire…
D’expérience, une fois que les crédits sociaux ont diminué fortement, il est difficile et long de retrouver le montant initial…Que les fonds sociaux servent de marge d'ajustement budgétaire n'est malheureusement pas nouveau.  Déjà, entre 2002 et 2012, on était passé de 73 millions à 32 millions, dans une indifférence assez générale. Touchez seulement à une ligne du programme d’histoire et c'est l'affolement dans les salles de presse. Diminuez les crédits destinés aux pauvres, il ne se passe rien. C'est aussi ce qui participe à ma colère. Qui se soucie des difficultés pour acheter des tenues pour les cours de sport ou les sorties scolaires ? A côté de ça, l’Education nationale dépense chaque année 70 millions d'euros (deux fois plus que pour les fonds sociaux en 2020) pour payer aux élèves des classes préparatoires des heures de préparation aux examens (ce qu’on appelle les heures de colle). Ce budget-là, personne n’y touche !
Et à l'école primaire, qu'en est-il ?
Les besoins existent aussi dans les écoles maternelles et élémentaires mais il n’y a pas d’enveloppe comme dans les collèges et lycées car les écoles n’ont pas de statut juridique d’établissement. Leur budget est inclu dans les finances de la municipalité, donc c’est très variable d’une ville à l’autre. Souvent, professeurs et parents d’élèves sont dans la débrouille pour trouver de l’argent pour les sorties ou pour récupérer des habits d’enfants pour ceux qui n’ont rien.