La garde des Sceaux, Nicole Belloubet. Photo Frédéric Stucin
Belloubet, Vidal, Buzyn : elles sont trois ministres à porter le projet de loi bioéthique, qui arrive ce mardi à l’Assemblée. A pas feutrés, préférant le technico-médical au sociétal pour ne pas réveiller les tensions du mariage pour tous
Le chef du gouvernement leur a tressé des lauriers. «Trois ministres d’exception», a vanté Edouard Philippe à l’Assemblée nationale : «Une médecin, Agnès Buzyn, une juriste, Nicole Belloubet et une scientifique, Frédérique Vidal.» C’était le 12 juin, lorsque le Premier ministre, dans sa déclaration de politique générale, avait annoncé l’inscription - enfin ! - à l’ordre du jour du projet de loi bioéthique pour la rentrée parlementaire. Les y voilà. Respectivement à la Santé, à la Justice et à la Recherche depuis le début du quinquennat, ces ministres issues de la société civile vont se relayer au banc du gouvernement à partir de ce mardi et jusqu’au 9 octobre. Un trio féminin pour porter un projet de loi qui ouvre notamment un nouveau droit aux femmes… l’affiche aurait pu être un vrai symbole. Raté : les trois ministres - que Libération a rencontrées ou contactées à quelques jours de la discussion en séance publique à l’Assemblée nationale - n’ont manifestement pas décidé d’en jouer.
«Modestie et délicatesse»
«Je n’avais pas vu les choses sous ce prisme, relève à peine Nicole Belloubet. Je suis tellement imbibée d’égalité des rôles, c’est naturel pour moi.» Frédérique Vidal y voit «une forme de clin d’œil» quand Agnès Buzyn évoque un pur «hasard ministériel» : «Nous aurions aussi bien pu être deux femmes et un homme.» Leur entourage préfèrent vendre de la technique, du sérieux, et insistent sur leur profil d’éminentes universitaires. Des docteures, pas des pasionarias. Des savantes, pas des militantes.
Avec sa mesure phare inscrite au premier article, l’ouverture de la PMA aux couples de lesbiennes et aux femmes célibataires, le texte fait pourtant figure de grande réforme sociétale du quinquennat. Elles n’en minimisent pas l’enjeu, ne boudent pas leur «fierté» de porter «une avancée majeure». Mais pas question pour autant de déplier un étendard. Comme elles l’ont fait durant l’examen du projet de loi en commission, Belloubet, Buzyn et Vidal comptent jouer la partie en sourdine, poser les sujets à plat «avec modestie et délicatesse», sans joute ni passe d’armes, et répéter que tous les doutes sont permis. Au risque de verser parfois dans le technico-médical ? «A certains moments, j’ai dû tenir ce genre de discours, cela a pu paraître professoral, admet en toute franchise Agnès Buzyn. J’ai simplement cherché à apporter un éclairage aux députés, il y a des questions compliquées.» Au risque de perdre l’aura de ce saut sociétal ? «Un texte qui porte la création de nouveaux droits peut se construire dans la rationalité. Si demain nous ouvrons la PMA, avec ou sans envolée lyrique dans l’hémicycle, on aura fait un pas et c’est cela qui est important», défend Nicole Belloubet dans son bureau de la Place Vendôme. Frédérique Vidal est sur la même ligne : «Ce n’est pas une stratégie, nous sommes convaincues que chacun doit pouvoir être entendu. Ce n’est pas la fureur avec laquelle une loi est traitée qui en fait une grande loi.»
La ministre de la Recherche, Frédérique Vidal. Photo Roberto Frankenberg
Grand bain
Même la droite, si elle moque le mantra répété en boucle du «débat digne et serein» et ne concède rien sur le fond, trouve peu à redire sur la forme, précise et feutrée, des débats. «Les ministres ont veillé à ne pas nous caricaturer, elles ne sont pas dans la communication politicienne, leur sait gré le député Thibault Bazin, principal orateur du groupe parlementaire Les Républicains. Leurs réponses ne nous satisfont pas mais c’est appréciable d’échanger avec elles.» Pro ou anti, les députés de la majorité comme ses adversaires se font fort d’avoir tiré les leçons de la loi sur le mariage pour tous de 2013 et de ne pas raviver les tensions.
Les trois ministres ne manquent d’ailleurs pas une occasion de rappeler qu’elles portent un texte de bioéthique, et non d’égalité des droits comme la loi Taubira. «Cela acte un regard bienveillant sur les familles monoparentales ou lesbiennes. Cela permet en outre à ces femmes d’accomplir un projet parental dans des conditions sanitaires sécurisées, plaide Agnès Buzyn. Mais si la loi sur le mariage pour tous était une loi d’égalité, là c’est une loi de bioéthique qui tient compte des avancées techniques et médicales, en identifiant quel problème éthique peut poser telle ou telle technique.» Dont acte ? S’il est vrai que les questions de greffes du microbiote ou de dépistage génétique relèvent purement et simplement de questions d’éthique, l’ouverture de la PMA à toutes tient tout de même plus d’un choix politico-sociétal. Ce que n’a pas manqué de faire remarquer vertement, du haut de sa stature de sachant, l’Académie de médecine en exprimant des réserves ce week-end. «La conception délibérée d’un enfant privé de père constitue une rupture anthropologique majeure qui n’est pas sans risques pour le développement psychologique et l’épanouissement de l’enfant», écrit-elle, tout en affirmant que son objet n’est pas de se prononcer sur une «mesure sociétale»…
La ministre de la Santé, Agnès Buzyn.
Entre cet avis de l’Académie de médecine, propre à semer le trouble, et l’appel lancé par la Manif pour tous et ses alliés à défiler le 6 octobre au cri de «liberté, égalité, paternité», le ton se met à monter. Tout en vantant sa préparation millimétrée, Emmanuel Macron parlait lui-même, le 16 septembre devant ses troupes, d’«un texte de tous les dangers». Ce qui attend les ministres dans le grand bain de l’hémicycle aura probablement peu à voir avec les échanges courtois de la commission spéciale. Le trio en est conscient, qui anticipe les effets de manche médiatiques des ténors de l’opposition. «Je ne suis pas inquiète de l’attitude de ceux qui connaissent le texte et l’ont travaillé. Ils seront respectueux car c’est un texte d’équilibre. Je redoute ceux qui profiteront de ce moment pour en faire leur tribune personnelle pendant dix minutes parce qu’ils ne l’ont pas travaillé», pointe Agnès Buzyn. L’ex-belle fille de Simone Veil, qui avait fait voter il y a quarante-cinq ans la dépénalisation de l’interruption volontaire de grossesse (IVG) dans un climat extrêmement virulent, sait que la partie ne sera pas facile.
Des alliés fluctuants
Chaque ministre devra affronter cette nouvelle étape avec quelques cailloux dans la chaussure. La gestation pour autrui (la sulfureuse GPA) fera-t-elle une entrée fracassante dans l’hémicycle ? Si Agnès Buzyn et Nicole Belloubet ne cessent de marteler qu’elle ne figure pas dans le texte de bioéthique et qu’il n’est pas question de lever l’interdit dont elle fait l’objet, la théorie de «l’effet domino» entre PMA pour toutes et GPA pour tous et toutes rencontre un certain succès. La question du diagnostic préimplantatoire des embryons (il s’agit de compter les chromosomes), pour l’heure prohibé sauf pour les couples risquant de transmettre des maladies graves, va-t-il mettre le gouvernement en difficulté ? De nombreux médecins, qui mettent en avant la douleur des échecs à répétition pour les couples en PMA, aimeraient un assouplissement. Agnès Buzyn: «Je veux que les députés s’emparent de cette question difficile. Oui, j’ai employé le mot d’eugénisme, mais pas au sens de la volonté d’une société d’aller vers l’élimination de tel ou tel groupe humain. Mais au sens d’une porte ouverte à une sélection d’embryons».
Lors d’un dîner à Matignon la semaine passée avec les rapporteurs et le Premier ministre, la ministre de la Santé et sa collègue de la Recherche ont abordé la question chacune à sa manière. «Ce qui me paraît intéressant, c’est que l’on entende aussi l’histoire des familles», qui ont pu enchaîner les échecs ou les fausses couches dans un parcours de PMA, complète Frédérique Vidal, tout en assurant arriver à «la même conclusion» qu’Agnès Buzyn : «Nous ne souhaitons pas modifier le diagnostic préimplantatoire.» Frédérique Vidal a par ailleurs dû batailler sur la délicate question de la recherche sur les cellules-souches embryonnaires (on ne parle pas d’embryons) qui va être simplifiée (donc facilitée). La disposition fait l’objet de quelque 300 amendements…
Présenté par Nicole Belloubet, le mode d’établissement de la filiation entre les couples de lesbiennes et leurs futurs enfants passera-t-il comme une lettre à la poste ? La ministre de la Justice a revu sa copie, juste avant le passage en commission, pour mettre en place une reconnaissance conjointe anticipée des deux mères devant notaire avant la naissance. «C’est une révolution de la filiation que de reconnaître que deux femmes auront un enfant sur la base du projet parental», vante Belloubet, qui convient cependant que son dispositif diffère quelque peu du mode de filiation avec des parents hétéros. Ce qui continue d’en agacer certains. «Il ne faut pas changer de l’or en plomb. Il me semble que c’est un outil puissant de reconnaissance», assure la ministre. Les députés LREM, qui ont alerté la garde des Sceaux, cet été puis à la rentrée, sur les difficultés posées par sa première rédaction, lui reconnaissent d’avoir su écouter et changer de pied. «Agnès Buzyn est moins prête à bouger sur ses articles», note un élu.
Or la majorité compte mettre son grain de sel et les ministres devront chercher leurs alliés, fluctuants d’un sujet à l’autre. Affranchis exceptionnellement de toute consigne de vote, les députés LREM seront tentés, pour certains, de faire tomber d’autres barrières, quitte à aller contre l’avis du gouvernement. Une partie veut ainsi ouvrir l’accès de la PMA aux personnes transgenres ou autoriser la PMA post-mortem (l’insémination ou l’implantation d’embryons après le décès du conjoint). Les deux dispositions ont été rejetées en commission, de justesse pour la seconde. «Pas sûr qu’on aurait eu le même résultat si on n’avait pas été là, sourit l’élu LR Thibault Bazin. L’opposition a un peu aidé la ministre !» Malgré le renfort ponctuel des LR, Agnès Buzyn n’a, en revanche, pas réussi à dissuader les députés LREM et Modem de voter la possibilité pour des centres de santé privés de conserver des gamètes en vue d’une PMA. Elle entend revenir dessus en séance.
Le trio frémit-il pour autant ? Elles ne sont pas à leur premier avis de gros grain : crise des urgences pour Buzyn, chaotique dispositif Parcoursup du côté de Vidal et grève des surveillants pénitentiaires ou protestations des avocats contre la réforme de la justice pour Belloubet. Et sur la PMA, elles avancent groupées. «Nous avons la même façon de porter le projet de loi», loue Frédérique Vidal. «Nous sommes très proches, amies. Il y a entre nous une complicité réelle», sororise Agnès Buzyn, qui rappelle les nombreuses séances de travail, à deux, à trois ou à Matignon. Complicité ou solidarité gouvernementale oblige ? «Nous avons une position commune, assure Nicole Belloubet. Je veux tellement qu’on avance que je pense que les nuances ne feront pas gagner en progrès. Foin de nuances, avançons.» Un vrai conte de PMA.
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