Le chercheur américain en neurosciences et philosophie ouvre de livre en livre des perspectives novatrices sur les origines organiques de la conscience. « L’Ordre étrange des choses » en témoigne. Entrées dans une pensée en mouvement.
Plus les sciences accumulent de connaissances, plus l’esprit humain est tenté de tout expliquer à leur lumière ; et plus c’est impossible. Quand le savoir devient infini, rien ne peut le clore. D’où, en regard de tentatives d’autant plus démesurées et absurdes d’explication intégrale du monde, le plaisir que donne chacun des livres d’Antonio Damasio depuis le premier, L’Erreur de Descartes (Odile Jacob, 1995), merveilles d’effervescence scientifique, d’inventivité conceptuelle et, à la fois, de modestie, de ce sens des limites du savoir que seul le savoir procure.
C’est d’ailleurs par cela que débute le professeur en neurosciences et philosophie de l’université de Californie du Sud lorsqu’on le rencontre pour discuter de son nouvel essai, L’Ordre étrange des choses, consacré aux origines biologiques des cultures humaines : « J’ai toujours peur, avec ce livre, d’être regardé comme quelqu’un qui veut réduire la culture à la biologie. La biologie est un instrument d’exploration, pas de réduction. » Sans doute certains s’y tromperont-ils face à l’ampleur des données réunies dans ce travail, à la fois synthèse des recherches qu’Antonio Damasio, né en 1944 au Portugal, mène depuis plus de trois décennies aux Etats-Unis, notamment sur les liens entre émotions et conscience, et des dernières avancées de l’ensemble des sciences du vivant. Mais, précisément, cela va trop loin, cela recouvre un champ trop vaste – trop de formes de vie, trop de milliards d’années –, aucune démesure même ne serait assez grande pour s’y exercer. Il n’y a, dans l’ouverture radicale que les sciences opèrent, de pensée que de l’inconnu.
Bactéries
Les bactéries, premières formes de vie apparues il y a 3,5 milliards d’années ou un peu plus, ont quelques points communs avec nous. Ne serait-ce que d’être, en effet, des formes de vie, évidence que n’entend pas dépasser Damasio, dont la méthode est plus retorse : pas de révélations sur d’autres points communs ; mais ce qu’on croyait connaître s’élargit soudain. Qu’est-ce qu’être vivant ? Qu’est-ce que cette qualité que nous partageons non seulement avec nos plantes et nos chats, mais avec la moindre cellule présente dans le moindre recoin de la planète ?
Pour le comprendre, il faut commencer par observer – les bactéries, donc. « Ça a été une révélation pour moi, raconte Antonio Damasio, de constater qu’il y a chez elles une complexité des comportements, une émotivité, des stratégies. Certaines travaillent très dur, mais il y a des bactéries traîtresses, il y en a qui rusent pour ne rien faire et profiter de ce que font les autres… C’est très beau, très étrange, parce qu’il n’y a aucune possibilité qu’il y ait une pensée chez elles. » Le livre est né de ce constat, que son auteur résume en une phrase : « Il y a chez les bactéries des comportements qui s’apparentent à nos comportements culturels. »
Qu’on se rassure (sur sa lucidité) : il sait qu’un « fossé » sépare cette « culture »-là de la nôtre. Mais il y a entre les deux une continuité, « la continuité du désir – plus déclaré chez l’homme que dans les bactéries – de durer, d’avancer », qui s’observe sous les microscopes autant que dans les sociétés humaines. Vivre, dans la pensée d’Antonio Damasio, consiste à s’élancer vers la vie, à s’arracher à la vulnérabilité et à la mort, poussé par une force originaire qu’il nomme, depuis son deuxième livre, Le Sentiment même de soi (Odile Jacob, 1999), homéostasie, concept que L’Ordre étrange des choses perfectionne et amplifie. Tout être se définit comme homéostatique, soit : conçu pour être, soit encore : constitué par le désir de vivre, qu’il soit plante, chat, humain ou bactérie.
Surplus
Nous croyons spontanément être une conscience posée sur la vie biologique en nous ; un cerveau en colocation avec des organes. C’est oublier que nous avons peur, faim, mal, que nous désirons, que nous connaissons le plaisir – que nous ne serions rien si nous n’éprouvions rien. Ces mouvements élémentaires de la vie, les « émotions » dans la conceptualisation damasienne, sont des messages que nos organes nous adressent, formalisés par la conscience, qui les transforme en sentiments, « adjoints mentaux de l’homéostasie ». « C’est une coopération entre corps et cerveau qui, par l’intermédiaire des émotions, donne accès à l’esprit », résume Damasio.
Le propre de l’homme n’est pas d’être détaché du lot commun des vivants, il est dans ce don pour les métamorphoses. Les sentiments et la conscience sont les opérateurs des cultures, des civilisations, de la création intellectuelle et artistique qui, en prolongeant le désir universel de vivre, le traduisent dans une surabondance. Nous ne pouvons être libérés des nécessités biologiques – ce serait être immortel –, mais, explique l’auteur de L’Autre moi-même (Odile Jacob, 2010), « nous dépassons de beaucoup ce dont nous avons besoin. Il faut un surplus pour que l’homéostasie fonctionne. Il est, chez nous, extraordinaire. Nous sommes dans la nature comme ces milliardaires qui ont de quoi acheter un Léonard de Vinci par jour, et qui continuent de gagner de l’argent, qui en veulent toujours plus ».
Vestiges
Qu’étions-nous avant d’avoir une conscience ? La dualité classique entre corps et esprit est, au terme de la révolution que réalise cette pensée, inversée par la généalogie. L’existence d’esprits sans corps n’est pas démontrée. Il y a eu en revanche, pendant des milliards d’années avant le surgissement du premier esprit, et il y a toujours, partout autour de nous, des corps sans esprit ; il y a, aussi, notre propre corps, qui forme et sculpte notre conscience mais demeure autre chose qu’elle. En cela, oui, il y a une dualité, et par là une étrangeté organique, un vestige en nous de ce qu’était la vie avant que nous n’apparaissions.
« C’est un passé non déclaré, entortillé, acquiesce Antonio Damasio. Beaucoup de formes anciennes sont inscrites dans ce passé, que l’évolution désentortille. Mais il reste quelque chose d’obscur. » Dans L’Ordre étrange des choses, cette réalité est décrite comme notre « vieux monde intérieur », celui des émotions élémentaires ou encore des muscles dits « lisses », par opposition aux muscles « striés » : ceux que nous n’actionnons pas volontairement et qui, en somme, vivent sans nous leur vie – qui se trouve être la nôtre. « L’homme, reprend Damasio, récapitule tout, et projette tout. Il est très accueillant. C’est l’Airbnb de la vie. » Nous traquons dans l’espace des traces du commencement de l’univers. Traquons plus près : on ne vivrait pas si des formes aussi vieilles que la vie n’étaient présentes en nous, et ne voulaient continuer à (nous faire) vivre.
Zigzag
Plus le savoir s’accroît, plus le monde est étrange. L’apport capital des cinq livres écrits à ce jour par Antonio Damasio est de perturber les croyances scientifiques, les systèmes globaux d’interprétation que nous ne pouvons nous empêcher de fabriquer. Il faut du désordre pour obtenir de la connaissance, comme on agite la surface des eaux dormantes, qui deviennent nettement plus complexes quand leurs profondeurs s’illuminent. L’évolution est en zigzag, elle trie, elle élimine, mais elle conserve aussi. La réalité est faite de milliers de strates juxtaposées. Ce sont nos rêves, nos ignorances qui la simplifient.
« Les gens, commente Damasio, sont souvent très contents de leur conception de l’univers. Ils devraient être plus prudents. C’est vrai qu’il y a eu un Big Bang, c’est vrai qu’il y a eu un commencement de la vie, mais est-ce que nous pouvons donner un sens à tout cela ? Tant de choses sont apparues, ont été créées par la force inouïe de l’homéostasie, qui nous pousse sans cesse en avant. Que savons-nous sur ces choses ? Elles n’étaient pas dans le plan originel, pour la bonne raison qu’il n’y avait pas de plan originel. Alors, beaucoup nous échappent. » A chaque grande découverte de la biologie, ajoute-t-il, des gens proclament : « On a découvert le secret de la vie ! » Mais non, et il faut recommencer, et échouer encore, et finir par comprendre qu’il n’y a d’autre secret de la vie que la vie même.
CRITIQUE
Nature, culture : frontières mouvantes
L’Ordre étrange des choses. La vie, les sentiments et la fabrique de la culture (The Strange Order of Things. Life, Feeling and The Making of Cultures), d’Antonio Damasio, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Jean-Clément Nau, Odile Jacob, 392 p., 26,90 €.
A la fin de L’Ordre étrange des choses, qui paraît en France en avant-première mondiale (l’édition originale, anglophone, ne paraîtra qu’en 2018), Antonio Damasio écrit : « Je suis prêt à défendre mes conceptions actuelles (…) mais je suis aussi conscient du fait qu’il me sera peut-être nécessaire de les réviser sous peu. » C’est sans doute la plus grande force de ce livre ample, foisonnant : tout y est comme à l’état natif, en mouvement. Des pistes s’ouvrent, précises, argumentées, mais par nature inachevées, puisque à travers elles c’est la totalité du développement des cultures qu’il s’agit de penser.
Leur point de départ est l’observation, dans toutes les formes de vie, de « comportements coopératifs couronnés de succès que nous associons (…) à la sagesse humaine », telles les « négociations » que peuvent mener deux bactéries cherchant à occuper la même place. En se fondant notamment sur l’acquis de ses propres recherches en neurosciences, enparticulier autour de la notion d’homéostasie (« désir non réfléchi et involontaire de persister et d’avancer vers l’avenir »), Antonio Damasio analyse les continuités et les différences entre vie naturelle et cultures humaines, étudiées dans leurs dimensions artistiques, politiques, éthiques ou médicales. Les frontières de l’humain et du non-humain ne disparaissent pas au passage mais se déplacent, deviennent mouvantes, ce qui fait de cette exploration des surprises de la vie un stimulant et enthousiasmant exercice de redéfinition du propre de l’homme.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire