Environ 2 % de la population n’aurait pas « d’œil mental », et serait incapable de se représenter un animal ou le visage d’un proche.
Laura (le prénom a été modifié) n’a jamais « compté les moutons » avant de s’endormir. Elle n’avait même jamais compris littéralement cette phrase qui relevait pour elle du « dicton débile », aussi métaphorique que l’expression « pleuvoir des cordes ». Jusqu’au jour où elle a appris que la plupart des gens étaient réellement capables d’imaginer des moutons.
C’était il y a trois ans. Sur l’écran de son ordinateur, elle découvrait le témoignage de Blake Ross, cofondateur du logiciel libre Mozilla Firefox, qui racontait ce à quoi ressemblait la vie d’un « aveugle de l’imagination ». « C’était édifiant, je fonctionnais exactement comme lui », raconte cette traductrice de 32 ans, alors « stupéfaite » de se rendre compte que les personnes autour d’elle ont un « projecteur dans la tête » dont elle ne concevait même pas l’existence. Comment l’aurait-elle pu, elle pour qui il est impossible d’imaginer visuellement la naissance de ses enfants, sa maison, son dernier lieu de vacances, une plage ou un rhinocéros ?
« Je sais que c’est quelque chose de plutôt gros, de gris, avec deux cornes, énumère-t-elle en se concentrant. J’en reconnaîtrais un sans problème dans la réalité, mais mon esprit ne le “voit” pas. Ce n’est qu’un concept pour moi. »
Pas d’« œil mental »
Cette incapacité à former consciemment des images mentales a été évoquée pour la première fois à la fin du XIXe siècle par Francis Galton puis par le docteur Désiré Bernard, qui a travaillé auprès du neurologue Jean-Martin Charcot à Paris. Il a cependant fallu attendre 2015 pour qu’une équipe de neuropsychologues britanniques mette un nom sur ce trouble : l’aphantasie, du grec phantasia,« imagination ».
La recherche, encore balbutiante, estime que 2 % de la population en serait affectée. Difficile cependant de savoir à quoi est due cette absence d’« œil mental ». « Nous savons seulement que le cerveau du premier patient que j’ai étudié [aphantasique à la suite d’une opération lors de laquelle il aurait fait un bref accident vasculaire cérébral] n’arrivait pas à “activer” les zones visuelles lorsqu’il essayait de former une image mentale », explique Adam Zeman, coauteur de l’étude de 2015.
Avec son équipe de la faculté de médecine d’Exeter, il compare actuellement des données d’imagerie cérébrale de personnes aphantasiques (ou afantaisistes, les deux termes existent en français), hyperphantasiques (dont les images mentales sont très vives) et dotées d’imagerie moyenne. Aucun résultat n’est encore publié, mais le chercheur note qu’il « semble exister des différences intéressantes ».
Ce qu’il sait déjà, en revanche, c’est que les aphantasiques ne constituent pas une catégorie homogène. « Il existe au moins deux types d’aphantasie », dit le chercheur :
« L’aphantasie de naissance, qui semble être de loin la forme la plus courante, et l’aphantasie acquise, consécutive à des lésions cérébrales ou à des troubles psychologiques. »
C’est le cas de Julien, 33 ans, qui se rappelle avoir créé des images mentales jusqu’à l’adolescence, en s’imaginant des jeux de rôle ou en lisant des livres. Sans comprendre pourquoi, il est aujourd’hui incapable de visualiser ce qu’il a mangé pour son déjeuner ou d’imaginer son futur lieu de vacances, même avec une description précise.
Laura, elle, est aphantasique depuis toujours. Elle observe aujourd’hui sa fille aînée s’inventer des histoires dans lesquelles elle a l’air de se « voir » ou de s’imaginer être une licorne lorsqu’elle joue, et elle est catégorique : elle n’en a elle-même jamais été capable.
Accumuler les cartes postales
Chez la plupart des personnes, « le recours à l’image mentale est quasi permanent, même lorsque nous n’y faisons pas attention », explique Lilianne Manning, professeure de neuropsychologie à l’université de Strasbourg jusqu’en 2018.
« Voyager dans le temps, dans le passé, le futur, se projeter dans un ailleurs, tout cela est possible grâce à l’imagination et revient à ouvrir une sorte de livre d’images stockées dans notre cerveau. »
Pour les aphantasiques, qui doivent se passer des images, les conséquences sont diverses. « Certains ont une très mauvaise mémoire autobiographique, d’autres pas ; certains ont du mal à reconnaître les visages, d’autres pas ; certains rêvent en images, alors que d’autres, pas du tout », détaille le Dr Zeman, qui explique a priori ces différences par la complexité du réseau des zones du cerveau impliquées dans la visualisation mentale.
Laura et Julien concèdent en effet avoir une « mauvaise mémoire ». Lui s’est marié il y a un an et ne peut pas imaginer une seule scène de cette journée. « Je sais que j’ai dansé car j’ai vu des photos, mais je ne me revois absolument pas le faire », explique ce développeur, pourtant capable de mémoriser des langages informatiques et des manuels techniques.
Elle se souvient qu’enfant elle demandait toujours à ses parents d’acheter le plus de cartes postales possible sur leurs lieux de vacances, sans pour autant en envoyer une seule. Elle les accumulait toutes dans une boîte, qu’elle rouvrait chaque fois qu’elle voulait retourner mentalement aux endroits visités. « Cette boîte devait être un peu l’imagerie que d’autres ont dans la tête », dit-elle aujourd’hui.
Mais ce n’est pas le cas de Patrick, 52 ans, aphantasique de naissance. Il a beau ne jamais se départir du « voile sombre » qui obstrue son imagination lorsqu’il est éveillé, il ne s’en estime pas pour autant diminué. Ses souvenirs se déclinent en conversations, émotions, sensations, et n’en sont « pas moins vivaces ».
Jamais « d’erreur de casting »
Les aphantasiques compensent ainsi inconsciemment ce que la plupart des personnes font facilement grâce à la visualisation. Laura est par exemple incapable d’épeler un mot à haute voix car elle ne peut pas se « l’écrire » dans la tête, ce qui ne l’a jamais empêchée d’avoir « toujours 20/20 en dictée » : « Je me sers des sons, de la logique, je lis beaucoup, l’orthographe est très intuitive pour moi. »
Son plus grand problème, comme pour Patrick, vient de la difficulté à reconnaître les visages. Toute personne qui sort de son champ de vision disparaît du même coup visuellement de son esprit, à tel point qu’elle peut ne pas reconnaître une connaissance qui se teindrait les cheveux.
Elle n’a pas de galerie de portraits ou de lieux à l’esprit, seulement des descriptions verbales reposant sur les « notes mentales » qu’elle s’astreint à prendre en permanence. Lorsqu’elle ne le fait pas, elle peut se trouver démunie face à des questions en apparence simples, comme décrire la forme des oreilles d’un lion. Une information qu’elle n’a jamais « mentalement notée » et apprise, et qu’elle est donc incapable de restituer faute de pouvoir imaginer l’animal.
« Je passe beaucoup par l’écrit pour compenser. Quand je rencontre quelqu’un, je couche une description sur le papier en rentrant chez moi parce que je sais que je ne la reverrai pas dans ma tête, sauf peut-être en rêves. Je tiens un journal où j’écris tous les soirs ce que j’ai fait, ce que j’ai vu, et je fais régulièrement des synthèses. C’est ce qui m’aide à fixer dans mon esprit ce que d’autres ont l’air de conserver en images. »
Elle n’est cependant pas sûre de vouloir changer. Elle apprécie par exemple de n’être jamais « hantée » par une image. Même les plus effrayantes disparaissent de son esprit une fois la photo couverte, les yeux fermés ou la télévision éteinte. Elle ne peut pas non plus s’empêcher de sourire devant ceux qui « s’énervent sur l’adaptation d’un roman en film parce que l’acteur ne correspond pas à ce qu’ils avaient imaginé ».
Pour elle, qui adore lire mais saute toujours les passages descriptifs qui ne lui ont jamais rien évoqué, « l’erreur de casting n’existe pas ». Pas plus que la déception en découvrant un lieu ou une personne qui ne correspondrait pas à l’image qu’elle s’en serait faite.
« On ne perçoit pas qu’avec les yeux »
Ces aphantasiques s’estiment-ils pour autant dépourvus d’imagination ? Laura l’assure, elle est incapable de dessiner un monde dans son esprit, mais elle sait imaginer « des scénarios, des concepts et surtout des sons ». « J’ai une véritable radio dans la tête ! », dit-elle.
Julien, lui, voulait même être écrivain lorsqu’il était plus jeune, il pratique la musique, dessine très bien et se dit « plutôt créatif ». Une affirmation qui n’a rien de paradoxal pour le Dr Zeman :
« La visualisation est un aspect important de l’imagination pour la plupart d’entre nous, mais de nombreuses personnes aphantasiques sont très créatives, dans le domaine des sciences comme des arts. »
Patrick non plus ne croit pas que son aphantasie l’empêche d’imaginer et de s’évader. « On ne perçoit pas qu’avec les yeux, assure cet hypnothérapeute, passionné de poésie et de photographie. Lorsque j’invente, que je me projette, j’imagine avec tous les autres sens, c’est peut-être ce qui me permet d’être créatif, différent des autres. J’encode juste le monde avec des données qui ne sont pas visuelles. » Comme pour souligner que l’imagination porte parfois mal son nom.
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