Dans «Homo domesticus» l’anthropologue anarchiste s’intéresse aux humains qui sont restés chasseurs-cueilleurs au néolitique, préférant vivre en marge des Etats. Une nouvelle étape dans sa réflexion sur les formes de résistance politique qui s’inventent dans les sociétés rurales.
Ne vous fiez pas aux apparences : il a beau s’intéresser à des sujets chronologiquement ou géographiquement lointains, il ne cesse de questionner, en creux, l’état de notre société. Professeur de sciences politiques et d’anthropologie à l’université de Yale, James C. Scott a, comme tout anarchiste qui se respecte, une dent contre l’Etat. Dans Zomia ou l’art de ne pas être gouverné, que les éditions du Seuil viennent de republier en poche, il enquête sur une vaste région rurale d’Asie du Sud-Est dont les habitants ont longtemps vécu en marge des Etats, multipliant les stratégies pour résister encore et toujours aux velléités assimilationnistes de leurs voisins. Les sociétés agraires constituent le fil rouge de sa carrière, ce qui l’a conduit à élever lui-même des animaux pour mieux comprendre son objet de recherche. C’est aussi la raison pour laquelle, voulant mettre des cours à jour, il est remonté jusqu’au néolithique afin de montrer que le récit canonique d’une humanité abandonnant le modèle du chasseur-cueilleur pour celui de l’agriculteur vivant sous l’autorité d’un Etat n’avait rien d’évident.
Il en a tiré le livre Homo domesticus (éd. la Découverte, janvier 2019), dans lequel il suggère que la vie hors des Etats et du modèle de la céréaliculture était bien plus libre, nécessitant moins de travail, offrant plus d’abondance en ressources naturelles, et prémunissant des maladies liées à une trop forte proximité entre humains et animaux domestiques (Libération du 28 février). Pourtant, il se garde bien de tirer des conclusions directes pour le présent, préférant laisser le lecteur faire. Il glisse simplement un indice, en dédicace : «A mes petits-enfants, qui s’enfoncent plus profondément dans l’anthropocène.»
Il en a tiré le livre Homo domesticus (éd. la Découverte, janvier 2019), dans lequel il suggère que la vie hors des Etats et du modèle de la céréaliculture était bien plus libre, nécessitant moins de travail, offrant plus d’abondance en ressources naturelles, et prémunissant des maladies liées à une trop forte proximité entre humains et animaux domestiques (Libération du 28 février). Pourtant, il se garde bien de tirer des conclusions directes pour le présent, préférant laisser le lecteur faire. Il glisse simplement un indice, en dédicace : «A mes petits-enfants, qui s’enfoncent plus profondément dans l’anthropocène.»
Vous parlez peu d’anthropocène dans ce livre sur le néolithique. Pourquoi y faire référence dans cette dédicace ?
J’ai écrit Homo domesticus car je voulais comprendre pourquoi les sociétés agraires se sont développées si tardivement : ces grands regroupements d’humains, d’animaux domestiques et de céréales ne concernent même pas 1 % de l’histoire d’Homo sapiens ! Cela représente un changement décisif, notamment du point de vue écologique : je le vois comme un «anthropocène faible» -il avait déjà un peu commencé avec la maîtrise du feu - qui transforme les paysages. C’est une «petite accélération» des transformations de la planète par les humains, avant la «grande accélération» que nous vivons depuis la révolution industrielle. La plupart des vrais dégâts que nous avons infligés à l’environnement ont été réalisés dans les quatre-vingts dernières années, avec la dynamite, les bulldozers, le ciment… Aujourd’hui, un nuage sombre pèse sur nos épaules, avec des processus probablement irréversibles.
Pourquoi ne pas dire que depuis le néolithique, nous vivons une chute, et qu’il nous faudrait revenir à une situation antérieure… sans forcément remonter jusqu’à la préhistoire ?
Le succès de ce livre tient pour moi au fait de m’en tenir aux faits établis que j’ai pu réunir. Je sépare ce qui relève de mon travail d’interprétation du néolithique et un discours de prophète sur l’anthropocène, sur ce que sera ou devrait être le futur. Car évidemment, j’ai des idées sur la question : je pense que la planète ne peut absorber jusqu’à dix milliards de personnes en recherche d’un mode de vie de classe moyenne. Démographiquement, nous devrions suivre une trajectoire décroissante, même si je ne vois pas bien comment faire. Et de toute façon, des phénomènes (climatiques notamment) se sont déjà enclenchés sur lequel on ne pourra pas revenir. Je ne sais pas dans quelle mesure ce discours est apocalyptique. Bruno Latour tient à peu près le même que moi, mais il ne pense pas que ce catastrophisme soit une bonne chose dans la mesure où il pourrait conduire à une forme de paralysie. Je ne suis pas d’accord. Je voudrais plutôt avoir l’attitude du médecin dans la Peste de Camus : je comprends que mon action n’aura quasiment aucun effet pour inverser le cours des choses, mais je dois faire tout ce que je peux.
Quand est né votre intérêt pour la préhistoire et l’archéologie ?
J’ai été très marqué par les travaux de certains spécialistes, comme le français Pierre Clastres (1939-1977). Il est le premier à avoir suggéré que certains peuples, comme les Guaranis, avaient été des cultivateurs puis étaient devenus chasseurs-cueilleurs pour éviter le travail forcé et les maladies des colonisateurs espagnols. Pour moi, établir que des gens sont revenus à des techniques considérées comme moins évoluées pour échapper à l’Etat était quelque chose de révolutionnaire. Et j’ai réalisé que c’est aussi ce qui se passait en Asie du Sud-Est : j’ai beaucoup étudié la Zomia, vaste territoire d’Asie du Sud-Est dont la population refuse depuis deux mille ans d’être intégrée à un Etat et a changé l’organisation de ses moyens de subsistance. Pour moi, il était crucial de rejeter le récit classique du progrès, allant des chasseurs-cueilleurs au pastoralisme, l’agriculture, les villes, etc. C’est la raison pour laquelle je me suis penché sur la préhistoire dans mon dernier livre.
La résistance à l’Etat est pour vous indissociable de la ruralité. Or, la majorité de la population mondiale est désormais urbaine.
C’est vrai en pourcentage, puisque le monde compte 45 % de ruraux. Mais en valeur absolue, du fait de la forte croissance démographique mondiale, nous n’avons jamais eu autant de ruraux. Même les surfaces agricoles ont beaucoup progressé depuis cinquante ans (1). Ils vont donc rester une classe sociale déterminante : je dis souvent que si un projet de développement n’a pas de sens pour les populations rurales, alors il ne faut pas l’installer. Au fil de mes recherches, j’ai voulu montrer que notre compréhension de la politique chez les paysans s’est souvent limitée aux organisations collectives comme les syndicats et aux grandes démonstrations. Or, les éléments les plus importants sont des formes d’action plus discrètes et moins dangereuses, qui constituent ce que j’appelle une «infrapolitique» : en cas de lutte autour de la propriété de la terre, on braconne; pour échapper à la conscription militaire, on déserte ; etc.
Mais auparavant, les ruraux fuyaient aux marges de l’Etat, ce qui est presque impossible aujourd’hui. Cela marque-t-il la fin de l’infrapolitique ?
Historiquement, les Etats ont compris que leur pouvoir repose sur les villes principales, et qu’il faut en garder la maîtrise : pensez aux efforts de reconnaissance militaire à proximité des sites urbains et aux ouvrages défensifs autour des cités, ou aux travaux du baron Haussmann à Paris. Cela autorisait une certaine forme d’anarchie, de rébellion dans les campagnes sans mettre en danger le centre du pouvoir, ce qui n’est plus le cas aujourd’hui. Mais tout de même, si vous prenez certains quartiers des Etats-Unis ou les favelas sud-américaines, il y a de nombreux lieux où les autorités n’osent pas entrer car ce sont des zones autonomistes. Il me semble que la question de l’autonomie peut se poser, dans certaines circonstances, dans les espaces urbains également. Finalement, la question qui se pose est celle de l’état d’esprit de l’Etat face aux différentes formes de défiance : qu’est-ce qui peut être toléré ? Il serait très intéressant de savoir en détail quels sont aujourd’hui ces critères. En Chine, il y a des manifestations tous les jours, contre des officiels locaux du parti par exemple. La seule préoccupation du gouvernement, c’est qu’ils ne s’agrègent pas.
Pensez-vous que ces mouvements pourraient fragiliser les Etats ?
Les Etats sont des outils de coercition qui imposent des modes de vie, de production ou de consommation sans lesquels nous serions plus libres. D’ailleurs, je ne crois pas que nous aurions le capitalisme sous sa forme actuelle s’il n’y avait eu les institutions de l’Etat. Ces deux choses sont inséparables, comme des jumeaux : l’Etat est, pour les entreprises, un soutien, un facilitateur et un outil disciplinaire qui soumet les populations à l’ordre voulu. Cependant, ma position réaliste c’est qu’on ne se débarrassera pas de l’Etat, et j’en suis absolument désolé. Notre seul espoir, c’est de le domestiquer. Les seules fois où l’Etat a joué un rôle émancipateur, c’est lorsque les anarchistes ont mené des soulèvements populaires : ce fut le cas en Pologne avec Solidarnosc, ou encore en Espagne, en 1936, jusqu’à la victoire de Franco.
Et les révolutions russes ?
Les léninistes défendent le mythe selon lequel Lénine a créé la révolution, alors qu’il a trouvé le pouvoir dans la rue et s’est contenté de le prendre. L’idée d’un comité central qui planifie n’est pas la bonne : le seul espoir pour domestiquer l’Etat, d’après moi, c’est d’avoir des mouvements de masse qui restent désorganisés, mêlent plusieurs revendications qui peuvent même parfois être contradictoires. L’un de mes amis disait : «Lorsque la révolution devient l’Etat, elle devient mon ennemie.» Je pense la même chose.
Dans ce cas, faut-il revenir à Marx plutôt qu’à Lénine ?
Dans la mesure où nos problèmes actuels ne relèvent pas uniquement de l’exploitation des classes, mais aussi de la destruction du monde naturel, ce n’est pas nécessaire. Je choisirais plutôt Karl Polanyi et son idée de grande transformation. Il a expliqué ce que recouvrent en réalité les trois facteurs de production que sont le capital, la terre et le travail : l’exploitation capitaliste de la «terre» et du «travail» est en fait, plus largement, une forme de prédation sur la «nature» et les «vies humaines» tout entières. Si vous saisissez cela, alors vous comprenez les logiques de la marchandisation, la déviation centrale du capitalisme moderne.
Comment le post-soixante-huitard que vous êtes observe-t-il les formes actuelles de contestation de l’Etat ?
Elles sont évidemment très différentes de ce que j’ai pu vivre à l’époque dans les mobilisations contre la guerre du Vietnam. Le répertoire des formes de protestation est extrêmement large : de ce que je sais des gilets jaunes, il semble que ce mouvement soit difficile à définir, notamment du point de vue politique. Je suis assez impressionné par les manifestations des jeunes pour le climat, et par la figure de Greta Thunberg, dont l’aura tient au fait qu’elle est lycéenne et qu’elle n’a pas encore fait d’études, avec une certaine innocence, et des maladresses dans son expression publique.
On pourrait critiquer le fait qu’après les manifs, peu de jeunes semblent disposés à changer de mode de vie.
Il s’agit en effet de joindre les actes à la parole, et il est très difficile de garder à l’esprit les vrais enjeux au quotidien, notamment quand on évoque un possible effondrement de notre civilisation. Nous regardons ailleurs face à notre maison commune qui brûle, comme disait Jacques Chirac, parce que c’est la réaction la plus facile : il faut manger, aller chercher les enfants à l’école, payer ses impôts, la vie quotidienne continue… Je pense aussi que si vous investissez votre responsabilité personnelle, ne plus jeter de plastique, aller à pied au travail… vous vous sentirez mieux personnellement. Mais ces petits pas raisonnables ne suffisent pas.
Des petits pas insuffisants : n’atteint-on pas les limites de l’infrapolitique ?
Je suis d’accord, et la question est donc de savoir comment mener des actions d’ampleur. L’hypothèse la plus probable est sans doute que quelque chose se produise, qui rendrait impossible de poursuivre avec nos modèles politiques habituels. Une catastrophe majeure, par exemple. On pourrait ainsi considérer qu’il suffit d’attendre cet événement, mais ce serait une faillite de notre sens du devoir. Ce n’est pas ce que ferait le médecin de la Peste.
(1) Voir, par exemple l’indicateur de la Banque mondiale sur les terres agricoles : donnees.banquemondiale.org/indicator
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