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mardi 8 janvier 2019

Gilets jaunes : un désir de démocratie

Par Roland Gori, psychanalyste, professeur honoraire de psychologie clinique à l'université d'Aix-Marseille et Marie-José del Volgo, praticienne hospitalière, maîtresse de conférences honoraire à l’université d’Aix-Marseille— 
Samedi 5 janvier à Bordeaux. Les gilets jJaunes se rassemblent place de la Bourse avant de partir manifester dans les rues.
Samedi 5 janvier à Bordeaux. Les gilets jJaunes se rassemblent place de la Bourse avant de partir manifester dans les rues. Photo Thibaud Moritz pour Libération

Les gilets jaunes sont aussi l’expression d’une demande d’égalité et de participation, de paroles et d’actes symboliques pour sortir les humains du désert qui les guette dans un individualisme de masse.


    Tribune. Face à l’hyperlibéralisme mondialisé et au gâchis humain qu’il produit, des violences radicales s’expriment, elles lui appartiennent. «Les hommes ressemblent plus à leur époque qu’à leurs pères», rappelait l’historien Marc Bloch. La nôtre ne fait pas exception. Qu’il s’agisse des révoltes sociales, des votes antisystème nationalistes et xénophobes, voire d’actes terroristes, la contagion affective d’individus de plus en plus isolés, désolés, joue à pleins tuyaux. L’opinion publique comme les foules numériques agissent par procuration,elles prélèvent sur les réseaux sociaux les informations qui leur manquent pour donner un sens et une cohérence à leur quotidien. Elles cherchent désespérément des moyens de sortir de l’apathiequi menace tous les régimes politiques lorsqu’ils deviennent orphelins des idéologies et des fictions qui font rêver les peuples. Le peuple n’est pas un donné sociologique, c’est un construit politique, un travail politique qui œuvre par des paroles et des actes symboliques pour sortir les humains du désert qui les guette dans les individualismes de masse. Le travail reste à faire, le peuple à se construire. Les gilets jaunes le cherchent désespérément, confusément, non sans se donner préalablement un roi dont ils réclament la destitution. Cela ne suffira pas à faire un peuple, pas davantage que les spasmes et oripeaux des nazillons en carton-pâte auprès desquels les partis conservateurs de droite comme de gauche se déshonorent à prélever des slogans et des thèmes de campagne électorale faute d’idées politiques.

    Dix ans après l’Appel des appels (1), nous ne pouvons plus nous contenter d’une pétition purement éthique. Nous alertions alors l’opinion publique et les responsables politiques sur les dangers sociaux et psychologiques d’une «casse» des métiers du soin, de l’enseignement, de la recherche, du travail social, de la justice, de la culture et de l’information qui, en introduisant une logique purement gestionnaire et technocratique, finissait par pervertir les actes de nos métiers. Les nouvelles formes d’évaluation qui sévissaient, et sévissent encore, singeaient les méthodes du management d’entreprise et finissaient par confondre la valeur d’un service rendu avec sa tarification monétaire. Cette normalisation technico-financière des populations a étendu les méfaits du taylorisme à l’ensemble des secteurs et des professions de la société, avec une mise au pas de nos services publics et de leurs professionnels trop longtemps récalcitrants à l’hégémonie culturelle de la marchandise et du spectacle. A la logique républicaine des missions d’intérêt général, se substituait violemment un monde de compétences techniques et parcellaires prescrites par des «experts» et réalisées par des exécutants mis en concurrence permanente au nom d’une «rentabilité entrepreneuriale». Aucun des événements qui se sont produits au cours de ces dernières années n’est venu discréditer cette analyse de l’Appel des appels qui a pris corps dans l’opinion.
    Il nous faut maintenant des actes politiques, non plus un appel mais un cri : nous ne voulons plus de cette «casse» des services publics qui accroît les déserts et livre les citoyens à toutes sortes de prédateurs, marchands, sectaires ou terroristes. Les services rendus par nos postiers, nos soignants, nos policiers, nos magistrats, nos enseignants, nos chercheurs, nos journalistes… ne doivent plus être placés sous la curatelle technico-financière du profit immédiat, monétaire et à court terme.Nous disons : «Stop».
    Nous exigeons une égalité qui, loin d’être un donné de la nature, est l’œuvre des humains et de leurs lois. Ce désir de démocratie s’est exprimé par la colère des gilets jaunes autant que par une révolte sociale par procuration. Nous devons aujourd’hui prendre la parole dans l’espace public pour construire ce peuple français qui n’existe pas encore, ou à peine… La Ve République a vécu. La VIe ne saurait être décrétée par un programme électoral. Elle doit se préparer jour après jour, sur les lieux de vie, à commencer par les lieux de travail. Les nouvelles technologies bouleversent le paysage des métiers et des emplois. Le temps libéré par la technologie devrait être consacré à cette consultation démocratique qui ne saurait se réduire à une séquence de deux mois. Réhabilitons la parole et le débat contradictoire faute de quoi il n’y a pas de démocratie authentique, qu’elle soit directe ou représentative. Parler aujourd’hui au nom du peuple est une imposture. Le Peuple est à construire.
    La fraternité est la seule valeur à même de «réconcilier ces sœurs ennemies que sont la liberté et l’égalité» (Bergson). La démocratie a pour exigence première le «prendre soin», le prendre soin de soi et de l’autre sans lequel il n’y a pas de vie qui mérite d’être vécue. C’est pour cela que nous ne devons plus laisser à la rue ces enfants, ces femmes, ces hommes, ces familles que notre République a les moyens de prendre en charge, et dont le coût sera moins prohibitif que les opulences financières, les obésités luxueuses que le laisser-faire politique du néolibéralisme a permises. A moins que le spectacle de cette misère ne soit partie prenante des méthodes d’intimidation sociale que le politique pratique depuis quarante ans. Le pays a les moyens de prendre soin de la vulnérabilité de ses citoyens.
    Enfin, au moment où légitimement nous nous préoccupons de la crise écologique et de la catastrophe de l’anthropocène qui s’annonce, il convient de ne pas oublier qu’elle est la part émergée de l’iceberg. Comment l’humain pourrait-il mieux prendre soin de la planète qu’il ne se traite lui-même ? Toute révolution écologique qui ferait l’impasse sur cette interrogation conduirait à un échec. C’est une évidence. Inutile d’avoir des larmes de crocodile sur les méfaits des gaz à effet de serre lorsque dans la rue, dans les hôpitaux, dans les Ehpad et les lieux de travail, nous laissons nos concitoyens «crever» de solitude et de misère pour limiter les «déficits» des services publics ou accroître la performance de leurs employés. «Stop au gâchis humain». Ce cri prend aujourd’hui le relais de tous les appels auxquels nous nous associons depuis plus de dix ans.
    (1) www.appeldesappels.org
    - Roland Gori est l'auteur de : la Nudité du pouvoir. Comprendre le moment Macron, éditions LLL, 2018.
    - Marie-José del Volgo est l'auteure, avec Roland Gori, de :la Santé totalitaire. Essai sur la médicalisation de l’existence, coll. «Champs Essais», Flammarion, 2014.



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