Ces dernières années, une série de décisions judiciaires et un rapport rédigé par plusieurs chercheurs, pour le compte d’une agence publique, remettent en cause les fondements scientifiques du diagnostic du syndrome du bébé secoué.
Pour certains, la décision de la Cour suprême suédoise, en date du 2 novembre 2014, est une victoire inespérée. Pour d’autres, un précédent dangereux aux conséquences dramatiques pour les enfants maltraités. Tous s’accordent cependant sur un point : le jugement, qui a depuis fait jurisprudence, a changé de façon permanente la perception du syndrome du bébé secoué (SBS) et de son diagnostic en Suède.
Le 2 novembre 2014, les cinq juges de la Cour suprême ont annulé la condamnation de « MM » à un an et demi de prison, prononcée en appel, et acquitté ce père de famille, accusé d’avoir mis en danger la vie d’un de ses jumeaux, âgé de 1 mois et demi alors, en le secouant violemment. Quand le SAMU arrive au domicile de la famille, le 14 mai 2009, le nouveau-né est inconscient. Le père dit l’avoir secoué pour tenter de le réveiller, pendant que sa femme appelait les secours.
Mais pour les médecins, les lésions ne correspondent pas aux gestes décrits par le père. Ils observent des hématomes sous-duraux, des hémorragies rétiniennes, une « activité anormale des cellules nerveuses »… Autant de signes de « secouements violents » selon le certificat médico-légal.
« Fondements scientifiques très faibles »
Le professeur de médecine légale, Anders Eriksson, appelé comme expert par le procureur général, arrive aux mêmes conclusions. « Tous les médecins de ma génération et des suivantes ont appris que lorsqu’un enfant présente la triade – hématomes sous-duraux, hémorragies rétiniennes, lésions cérébrales –, cela signifie qu’il a été secoué », raconte-t-il aujourd’hui. Pourtant, à l’époque déjà, il a des doutes. Des collègues médecins mettent en garde contre des diagnostics erronés. En lisant des revues scientifiques, il se rend compte que « les fondements scientifiques sur lesquels se basait le diagnostic étaient très faibles ».
Les propos devant la Cour suprême de Peter Aspelin, professeur de radiologie au prestigieux Institut Karolinska à Stockholm, finissent de l’ébranler. M. Aspelin assure qu’il refuse habituellement de témoigner dans ce genre d’affaire, ne posant pas de diagnostic lui-même. Cette fois, c’est différent : « Il s’agissait de la Cour suprême, pas d’un tribunal, et je venais de passer trois ans à éplucher, à titre personnel, toute la littérature scientifique sur la triade et le SBS », explique-t-il. Et pour cause.
En 2011, son fils installé aux Etats-Unis a été accusé d’avoir tué son bébé de 4 mois. « Quand il a appelé et décrit les symptômes, je lui ai demandé s’il l’avait secoué, car c’est ce qu’on m’avait appris. » Son fils dément, raconte qu’il est tombé avec l’enfant. Quand il arrive à l’hôpital, le bébé souffre d’un hématome sous-dural, mais est déclaré hors de danger par les médecins, qui décident de l’intuber. Selon Peter Aspelin, l’intubation a été mal faite. L’enfant est mort une semaine plus tard, présentant à l’autopsie les lésions du bébé secoué.
Soutien médical
L’affaire a finalement été classée en 2014, « parce qu’on n’a rien lâché », affirme le radiologue. Entre-temps, il a lu tout ce qu’il pouvait trouver. « Je n’avais pas d’idée préconçue au départ, mais plus j’avançais, plus j’ai réalisé qu’il n’existait pas de preuves scientifiques permettant de poser un diagnostic à partir de ces symptômes. Les premiers cas étudiés remontent au début des années 1970. On a émis une hypothèse et c’est devenu une vérité. »
Devant la Cour suprême, il reçoit le soutien inattendu d’Anders Eriksson, qui revoit son témoignage et exprime ses doutes. Depuis quelques mois, le médecin participe, avec six autres professeurs représentant diverses spécialités médicales, à une étude sur le rôle de la triade dans le diagnostic du SBS, pour le compte de l’Agence suédoise pour l’évaluation des technologies de la santé et des services sociaux (SBU).
Pour les juges, le fait même que l’agence étudie la pertinence de la triade implique une incertitude. Convaincus par les deux experts, ils acquittent le père de famille, estimant que l’accusation n’a pu démontrer « hors de tout doute raisonnable » que l’homme avait causé les blessures de son fils.
Sujet tabou
Le jugement a marqué « un tournant » en Suède, assure Jonas Segersam, le président de l’Association nationale pour les droits des familles (RFFR). Père de cinq enfants, l’élu chrétien-démocrate s’est engagé au sein de l’association après avoir rencontré des parents soupçonnés d’avoir maltraité leurs enfants et finalement innocentés au terme de longues enquêtes. « Nous avions tenté d’attirer l’attention sur les risques de condamnations erronées. Mais le sujet était tabou. On nous accusait de défendre des criminels. »
« On considérait que le SBS était un diagnostic réel, qui pouvait être établi sur la base de trois signes. Les juges y ont mis un terme ». Anna Dahlbom Langley, avocate de parents
Au cours des mois qui suivent, plusieurs pères de famille sont blanchis, l’un après avoir passé quatre ans derrière les barreaux. Un client de l’avocate Anna Dahlbom Langley, condamné à cinq ans de prison en première instance, est innocenté en appel. « Le jugement de la Cour suprême a entériné un changement de paradigme, constate-t-elle. Avant, on considérait que le syndrome du bébé secoué était un diagnostic réel, qui pouvait être établi sur la base de trois signes. Les juges y ont mis un terme. Le rapport du SBU n’a fait qu’enfoncer le clou. »
Les chercheurs ont consulté 3 700 articles. Ils n’en retiennent finalement que deux, de « qualité moyenne », répondant aux critères qu’ils se sont fixés : études portant sur des cas documentés, concernant au moins dix enfants de moins de 1 an. « Le problème, explique Anders Eriksson, est que la plupart s’appuient sur un raisonnement circulaire : la triade permet de poser un diagnostic, qui lui-même confirme les symptômes. »
Dans leur étude publiée en octobre 2016, les chercheurs constatent qu’il existe, d’une part, « des preuves scientifiques limitées que la triade et donc ses composants puissent être associés » au syndrome du bébé secoué, et d’autre part, « des preuves scientifiques insuffisantes sur lesquelles évaluer la précision de la triade dans l’identification » du SBS. Des conclusions extrêmement controversées.
Avant même la publication du rapport, ses auteurs disent avoir subi des pressions pour qu’il soit enterré. Depuis, plusieurs organisations, en Suède et à l’étranger, ont demandé qu’il soit retiré, en raison de « graves lacunes ». Une quinzaine de médecins, majoritairement américains, a publié un article dans Pediatric Radiology, en mai 2018, contredisant le rapport du SBU. Il a reçu le soutien d’associations de professionnels, en Europe et aux Etats-Unis, dont l’Association des pédiatres suédois.
Président de la section « enfants maltraités » de cette dernière, Peter Wide fustige les prémisses de l’étude du SBU : « La triade n’est pas un concept pertinent pour nous dans notre travail clinique », même si l’observation de certaines lésions faisant craindre la maltraitance est le point de départ d’une « enquête médicale minutieuse ».
Hésitations à agir
Steven Lucas, pédiatre et chercheur à l’université d’Uppsala, est lui aussi très remonté contre des conclusions « pires qu’inutiles », car « fausses et trompeuses », avec des conséquences sérieuses : « Des procureurs n’osent plus aller devant les tribunaux avec des affaires de maltraitance de nourrissons. » Il constate également les hésitations à agir de certains collègues et des services sociaux. « On risque de voir des enfants rendus à la garde de leurs parents, dans des foyers où ils sont en danger. »
En février 2018, un nouveau jugement a fait jurisprudence, prononcé cette fois par la Cour suprême administrative, qui s’est appuyée sur les conclusions du rapport pour exiger qu’un enfant soit rendu à la garde de ses parents.
Peter Aspelin regrette que le débat soit « aussi polarisé et émotionnel ». S’il se dit convaincu que secouer violemment un bébé est « extrêmement dangereux et doit être rapporté », il critique les médecins qui « se présentent devant un juge et affirment savoir ce qui s’est passé, sans avoir été témoins des faits et envisagé un diagnostic différentiel ». Il déplore également le refus de certains « d’admettre qu’ils ont peut-être aidé à condamner des innocents, alors que la science évolue et qu’il faut accepter parfois que la médecine ne puisse tout expliquer ».
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