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vendredi 11 janvier 2019

Cinéma : Corinne Masiero, la révoltée

La comédienne, sauvée par son métier, interprète le rôle d’une assistante sociale dans « Les Invisibles », de Louis-Julien Petit.
Par Sandrine Blanchard Publié le 8 janvier 2019


Corinne Masiero dans « Les Invisibles », de Louis-Julien Petit.
Corinne Masiero dans « Les Invisibles », de Louis-Julien Petit. JC LOTHER / APOLLO FILMS


Il s’agit d’un moment si ­important de sa vie qu’instinctivement Corinne ­Masiero se lève pour nous raconter la scène. Dans le petit salon d’une chambre d’hôtel à Paris, elle se met à rejouer ses premiers pas de comédienne. C’était en 1992 dans la salle de l’Hippodrome de Douai. Des copains y faisaient du théâtre, elle leur donnait un coup de main pour porter le matériel. « Venez faire un exercice avec nous, lui propose la metteuse en scène. Traversez le plateau, faites un geste, et dites ce que vous voulez. » Corinne Masiero se prend au jeu, choisit de remettre ses lacets en émettant des onomatopées. « Très bien », s’entend-t-elle dire. En quelques minutes, elle découvre, à 28 ans, qu’elle peut être ­regardée et écoutée. Après des années de zone et de drogue, « c’était enfin une fissure de lumière, je m’y suis accrochée », confie-t-elle avec sa voix grave de fumeuse et son léger accent ch’ti.

« Le théâtre m’a sauvée », résume celle qui interprète le rôle d’une assistante sociale, directrice d’un centre d’accueil pour femmes SDF dans le dernier film de Louis-Julien Petit, Les Invisibles. Et ce verbe « sauver » n’est pas galvaudé. Corinne Masiero a tout connu, même le contact du carton qui réchauffe dans la rue, avant de marquer les esprits en incarnant, en 2012, la saisissante Louise Wimmer, de Cyril Mennegun et d’attirer, depuis 2015, plus de 6 millions de téléspectateurs avec la série Capitaine Marleau de Josée Dayan sur France 3.
La petite fille de « prolos » du Nord, élevée par un père moniteur d’auto-école et une mère femme de ménage, rêvait de devenir danseuse avant que sa professeure lui balance qu’elle était trop grande. Désormais elle en a fini avec les « non-dits » subis pendant sa jeunesse – « Ferme ta gueule, cache tes origines et ton drôle de physique, ne parle pas avec ton accent de plouc » – et les questions existentielles qui la taraudaient – « A quoi je sers, ai-je le droit d’exister, est-ce que cette vie de merde vaut le coup ? ».
Corinne Masiero a tout connu, même le contact du carton qui réchauffe dans la rue
Sans l’épisode fondateur de l’Hippodrome, suivi d’une « auto-formation culturelle » en assistant à tous les spectacles et films proposés à Douai et à Lille, elle ne sait pas ce qu’elle serait devenue. ­Paumée, défoncée à l’héroïne, prostituée occasionnelle pour se payer sa dope, marquée par des violences familiales, elle a fini par sortir de sa solitude et à apprendre à ouvrir sa gueule. « Du jour où je suis montée sur une scène, je n’ai plus galéré », constate-t-elle. Après avoir enchaîné des petits rôles au théâtre et au cinéma, son itinéraire professionnel bascule à la Mostra de Venise. Lorsqu’elle arrive avec son compagnon et le réalisateur Cyril Mennegun dans la grande salle du palais du cinéma, tous les trois sont tétanisés. « On était persuadés qu’avec notre petit film français on allait se faire défoncer, raconte-t-elle avec ce franc-parler qui ne la quitte jamais. Mais au générique de fin, ça pleurait, il s’était passé un truc. »
De retour en France, son rôle lui vaut une nomination pour le ­César de la meilleure actrice. « Je sais gérer la méchanceté, le dédain, mais j’ai beaucoup de mal avec les honneurs », constate cette écorchée vive dont la résilience impressionne. Lorsque, au lendemain de la diffusion des premiers épisodes de Capitaine Marleau, elle se fait accoster dans la rue pour des selfies, elle ne se sent pas armée pour les compliments, mais comprend que sa route bascule définitivement.

« Dans l’air du temps »

Sa vie personnelle et de citoyenne, en revanche, n’a pas changé, à la seule différence qu’elle gagne désormais « très bien sa vie ». Elle vit toujours à Roubaix avec son « mec », membre de la compagnie de théâtre de rue Détournoyment, milite depuis quinze ans au sein de la coordination (intermittents et précaires) Les Interluttants du Nord-Pas-de-Calais, a soutenu « l’homme de terrain » François Ruffin candidat victorieux pour La France insoumise lors des législatives de 2017, s’engage auprès des plus démunis et rêve toujours de révolution. « Les manifestations font partie de mon ADN », insiste cette adepte de la désobéissance civile.
La coïncidence entre la sortie des Invisibles et le mouvement des « gilets jaunes » ne l’étonne guère. « Louis-Julien Petit a toujours été à l’affût de ce qui est dans l’air du temps. » Cette irruption de colère sur les ronds-points, elle la trouve « géniale ». « Cela fait des années que dans notre coordination, on se demandait comment faire pour que les gens aillent dans la rue pour revendiquer plus de ­justice sociale. Et là, ça se passe : les gens disent leur mal-être, reprennent la voix, c’est beau », s’emballe-t-elle. Et la violence ? « Rien ne s’est jamais obtenu dans la bonacité. »
A ses yeux, il est rare que le ­cinéma français donne à voir des femmes qui ne sont « ni belles, ni jeunes, ni bourges »
Mais ne lui dites pas qu’elle est une artiste engagée qui joue dans du cinéma social. Parce que, de la politique, « on en fait tous : quand tu achètes quelque chose, quand tu choisis telle école pour ton gamin, quand tu regardes tel média… on a tous un pouvoir ». Et parce que mettre en scène des bourgeois, « c’est aussi du cinéma qui montre une certaine forme de société. Etre prolo n’est pas mieux que d’être bourgeois. Simplement, soyons tous visibles pour avancer ensemble dans une représentation équitable », revendique-t-elle. Or, à ses yeux, il est rare que le ­cinéma français donne à voir des femmes qui ne sont « ni belles, ni jeunes, ni bourges ».
Alors, quand un film casse cette « prolophobie », montre l’importance du lien humain, porte un regard non condescendant sur les gens de la rue et le travail des assistantes sociales, utilise ­l’humour comme « l’ultime arme de ceux qui n’ont rien », Corinne Masiero fonce tête baissée. Ces derniers mois, à chaque avant-première des Invisibles« les spectateurs ne nous disaient pas bravo mais merci, merci de nous donner un autre angle de vue », se réjouit-elle.
Fin août, lors du Festival du film francophone d’Angoulême, Anne Hidalgo a assisté à la projection des Invisibles. Quelque temps plus tard, Louis-Julien Petit envoie un texto à Corinne Masiero pour lui annoncer que la maire de Paris ouvrait un centre d’accueil pour femmes sans-abri au sein de ­l’Hôtel de Ville. « C’est une goutte d’eau, reconnaît Corinne Masiero, mais c’est déjà ça. J’ose croire que le cinéma sert encore à quelque chose. »

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