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vendredi 16 mars 2018

Les portes de tout mon désir Entretien entre Élisabeth Roudinesco et Michel Wieviorka, 7 décembre 2017


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DOSSIER / ENTRETIEN

Les portes  de tout mon désir
Entretien entre Élisabeth Roudinesco et Michel Wieviorka, 7 décembre 2017

Michel Wieviorka (MW) : Quel a été votre mai 68 ?

Élisabeth Roudinesco (ÉR) : En 1968, j’avais 24 ans et je revenais d’un an d’enseignement en Algérie où j’avais suivi mon mari Michel Favart qui était cinéaste dans la coopération. À Alger, je me destinais à la critique de cinéma. J’étais anticolonialiste, d’une famille gaulliste du côté de mon père et social-démocrate du côté de ma mère.

De retour à Paris, je me suis inscrite en lettres à la Sorbonne pour terminer ma licence avec l’option linguistique. De novembre 1967 à mai 1968, j’ai suivi un enseignement plutôt ridicule. En particulier celui d’André Martinet1  lincarnation même du mandarin sorbonnard. Cétait quelque chose qui ne se s’observait pas en philosophie ou ailleurs. La Sorbonne, en lettres, c’était véritablement ce qu’il y avait de plus archaïque. Les étudiants n’avaient pas le droit d’aller écouter le séminaire de Roland Barthes et on leur enseignait que la littérature s’arrêtait à Mallarmé. Le xxsiècle ne faisait pas partie du programme.


1.   Linguiste, fondateur de l’approche fonctionnaliste de la syntaxe, directeur d'études à l'École pratique des hautes études, directeur du département de linguistique à l'uni- versité Columbia, titulaire de la chaire de linguistique générale à la Sorbonne, puis à luniversité Paris V. Il est lauteur notamment de Éments de linguistique générale (Armand Colin, 1960).


Socio • 10 • mars 2018 • p. 67-84                                                                                                                   67


En linguistique, je pensais que ce serait un peu mieux, mais avec Martinet, qui se considérait comme le plus grand linguiste de son époque, cela ne laissait guère de place aux œuvres de Ferdinand de Saussure et de Roman Jakobson que ce mandarin prétendait éclipser. Inutile de dire que les penseurs contemporains – de Foucault à Lacan en passant par Claude Lévi-Strauss n’étaient pas en odeur de sainteté. Bien entendu, c’est à eux que je m’intéressais et pas du tout au cours de Martinet, dont l’assistant, Pierre Encrevé, maoïste, ne jurait que par Noam Chomsky et Pierre Bourdieu tout en obéissant au mandarin. 

J’étais à la fois cinéphile et structuraliste et cet assistant était calamiteux. Je l’ai revu depuis et il continue à justifier son attitude. Il nous enseignait du Martinet en disant que la « révolution » ne pouvait être que politique. Avec mon amie Mitsou Ronat2, qui deviendra linguiste et chomskyenne, nous brandissions les livres « interdits » pendant le cours. C’était une contestation culturelle et non politique.

MW : Avant Mai 1968, un épisode a préfiguré quelque peu ce qui allait se passer, « l’affaire Langlois », du nom du directeur et fondateur de la Ciné- mathèque française, licencié par André Malraux pour mauvaise gestion et adoré des cinéphiles, lesquels ont manifesté, François Truffaut en tête, pour le soutenir. Votre mari était cinéaste, vous fréquentiez le milieu du cinéma… vous êtes-vous alors mobilisée?

ÉR : J’étais, comme je l’ai dit, mariée à Michel Favart, avec qui je suis restée amie. Il y avait, parmi les cinéphiles, Alain Corneau et toute une génération qui faisait lIDHEC3. Il y avait aussi Jean-Louis Comolli et Jean Narboni, venus d’Alger, il y avait un foyer formidable, et nous étions concernés.
2.    Poêtesse, linguiste et spécialiste de la théorie littéraire.
3.    L’Institut des hautes études cinématographiques, la grande école du cinéma français depuis 1944, ancêtre de la Fémis (École nationale supérieure des métiers de l’image et du son).

Les Cahiers du cinéma ont évolué vers la lecture de Roland Barthes, Michel Foucault, Jacques Lacan.

MW : Vous étiez bien plus dans une vie intellectuelle que politique? Vous fréquentiez des gauchistes, des maoïstes?

ÉR : Je n’étais pas du tout maoïste. La raison pour laquelle le maoïsme ne m’a pas intéressée, c’est que j’enseignais à Alger durant l’année 1966-1967 en pleine Révolution culturelle et nous pouvions voir ce qu’il en était à l’ambassade de Chine. De plus, en 1966, à Alger, il y avait la cinémathèque qui était une merveille, j’y fréquentais des gens de toutes sortes très engagés politiquement : anarchistes, maoïstes, communistes ou trotskistes. Pour ma part, j’étais immergée dans l’esthétisme : l’art pour l’art, ce qui était une façon d’être d’« avant-garde ».

J’aimais le cinéma américain, j’aimais Hollywood, j’étais formaliste. À l’ambassade de Chine étaient projetés des films de propagande comme L’Orient rouge. Les Chinois de l’ambassade défilaient en costume Mao et me paraissaient assez stupides et surtout très staliniens. Je me souviens d’un film incroyable qu’on nous projetait sur la bombe atomique chinoise, dont on nous montrait qu’elle ne tuait que les ennemis.

MW : Votre problème en 1968, c’est donc les profs de la Sorbonne!

ER : À Paris, oui, je contestais l’enseignement de la Sorbonne au nom du structuralisme. Arrive mai 68 et apparaît Daniel Cohn-Bendit, et cela me réjouit. Cette jovialité me plaisait beaucoup. À partir de là, nous faisons la révolution à la Sorbonne. J’habitais dans le 14e arrondissement, et j’allais à la Sorbonne par la rue du Faubourg-Saint-Jacques en passant devant la Société des gens de lettres, l’hôtel de Massa, qui était occupée. À la Sorbonne, nous avons fait le ménage, mais j’étais du genre à dire : « Si on fait la révo- lution, on la fait dans l’ordre. » Jamais je n’ai pensé qu’il y aurait des morts, j’ai toujours pris ça comme un grand jeu, une véritable partie de plaisir.

MW : La Sorbonne était occupée?
ÉR : Oui, dès le 4 mai.

MW : Et votre parcours en est profondément modifié?

ÉR : J’avais des manuscrits, je voulais écrire des romans, et je passe devant l’hôtel de Massa. J’apprends qu’il est occupé par Philippe Sollers, Margue- rite Duras et la revue Action poétique : Jacques Roubaud, Henri Deluy4. Jy entre donc, tous les écrivains français étaient là. Cela a changé ma vie. J’ai vécu huit ans avec Henri Deluy. Il y avait là les poètes proches de Louis Aragon, des intellectuels communistes pas mal alcoolisés, en bref toute l’intelligentsia de l’époque. Une fête permanente.

J’avais envoyé un roman chez Gallimard à Georges Lambrichs qui m’avait convoquée et m’avait dit : « C’est mauvais, mais vous savez écrire, alors faites autre chose que de la fiction. » Henri m’a aidée à trouver ce qu’il fallait faire, en me conseillant d’écrire dans sa revue.

Ces poètes communistes étaient particuliers. C’étaient des poètes non pas staliniens, mais plutôt en voie de déstalinisation. Il y avait une intense activité intellectuelle avec des revues telles que France nouvelle, La Nouvelle Critique5, La Pensée6 et bien entendu Les Lettres françaises7, cétait en pleine rénovation. Il y avait Action poétique, la revue Change. Je rentre en plein dans la querelle des avant-gardes. Mes premiers textes portaient sur le structuralisme, sur Lacan et surtout sur Georges Politzer.

Et j’ai adhéré au Parti communiste français en 1971. La condamnation de l’intervention soviétique en Tchécoslovaquie m’avait frappée.

MW : C’est un peu au rebours du mouvement d’ensemble de 1968, qui s’inscrit plutôt dans la logique du déclin du parti communiste! L’image générale que l’on avait, comme disait Dany Cohn-Bendit, c’était que le communisme était la maladie sénile du gauchisme!
  
4.    Revue de poésie fondée en 1950 par deux poètes marseillais, Jean Malrieu et Gérald Neveu, dont la direction sera ensuite assurée par Henri Deluy, également poète mar- seilais. Elle cesse de paraître en 2012.
5.    Revue créée en 1948 par le Parti communiste français et disparue en 1980.
6.    Revue pluridisciplinaire créée en 1939 par le philosophe des sciences et physicien Paul Langevin et le philosophe Georges Cogniot, tous deux liés au Parti communiste français. Elle est désormais éditée par la Fondation Gabriel-Péri.
7.  Revue créée clandestinement en septembre 1942 pendant l’Occupation par l’écrivain résistant Jacques Decour et l’écrivain, critique et éditeur Jean Paulhan à laquelle ont collaboré notamment Louis Aragon, François Mauriac ou Raymond Queneau. De 1953 à 1972, la revue, désormais dirigée par Louis Aragon, bénéficie du soutien financier du PCF.



ÉR : J’avais beaucoup de sympathie pour Cohn-Bendit comme personnage, mais je n’étais pas libertaire du tout.

MW : Il y a d’ailleurs eu une altercation entre Cohn-Bendit et Aragon!

ÉR : Je considérais Aragon comme un grand poète. Je disais qu’on avait hérité au parti communiste d’un maître fou – Louis Althusser – et d’un maître pervers Aragon, dont j’admirais l’œuvre poétique et romanesque. J’avais lu La Semaine sainte et Aurélien avec enthousiasme. Ce moment 68, c’est pour moi la rencontre avec Action poétique à l’hôtel de Massa, et je suis allée à toutes les manifestations!

MW : Le monde culturel, intellectuel dont vous parlez préexiste à Mai 68. Edgar Morin a utilisé l’expression de « brèche » pour rendre compte de l’ouverture qui s’est opérée alors.

ÉR : Oui, mais je l’ignorais. Je me suis engouffrée dans une brèche litté- raire. C’était un monde auquel j’aspirais. À l’époque, je me rendais bien compte qu’à la Sorbonne, le département philo était bien mieux, et j’étais déchaînée contre le département lettres. Je considérais comme un scandale que les auteurs que je lisais, Barthes, etc., ne soient pas les vrais « maîtres » de la Sorbonne.

Nous les étudiants, nous nous considérions, à juste titre, comme bien meilleurs que nos enseignants. On avait le sentiment que le département lettres de la Sorbonne devait cesser d’enseigner toutes sortes de bêtises alors qu’il y avait de grands intellectuels contemporains dont on ne voulait pas parler. Toute cette activité m’intéressait. La dimension d’engagement politique direct, en revanche, ce n’était pas directement ma tasse de thé. Toutefois, le spectacle de la classe ouvrière me plaisait beaucoup. Soixante- huit m’a permis de vivre le Front populaire que je connaissais par le cinéma (notamment celui de Jean Renoir), avec les usines occupées, les affiches superbes, Paris en effervescence. Dans ma mémoire inconsciente, je retrou- vais aussi le Paris de la Libération. Je suis née juste après la libération de

Paris, j’ai des lettres de ma mère enceinte et prête à accoucher où elle la décrit à son frère. Je suis née dans la joie de la Libération. Je viens d’une famille de la grande bourgeoisie, avec le culte de la Résis- tance, très gaulliste chez mon père. Ma mère était d’une famille philan- thrope, sociale-démocrate. J’admirais beaucoup mes parents, la Résistance ; il était impensable pour moi d’être gauchiste, je trouvais cela absurde. En revanche, le Parti communiste, c’était le parti de la Libération, le parti qui avait fait la Résistance. Il y avait aussi quelque chose du souvenir du Front populaire.

En mai 68, mon père m’a dit : « C’est la chienlit, et maintenant tu deviens bolchevique », je lui ai répondu : « Tu es gaulliste, je suis communiste, c’est le même héritage, c’est le parti de la Résistance. » J’avais voté Mitterrand en 1965 et pourtant je n’étais pas sociale-démocrate. Mon père m’a dit : « Tu votes pour la francisque. » Mais j’avais honte, je n’aimais pas Mitterrand à cette époque. En 1968, j’ai eu l’impression d’être à la libération de Paris. J’ai un véritable culte de la Résistance. Ce qui me plaisait et qui me conduira vers le Parti communiste français pas le parti communiste russe –, c’était que, s’il fallait faire l’alliance des intellectuels et des ouvriers, il n’y avait que là que c’était possible. Les trotskistes et les maoïstes n’avaient pas le peuple avec eux.

Les trotskistes pour moi, c’était la révolution qui échoue tout le temps, et les maoïstes… je n’ai jamais bien compris ! Je pense qu’il faudrait écrire une vraie grande histoire de la Gauche prolétarienne (GP)8 au sein de laquelle beaucoup d’intellectuels étaient très brillants.  Quel  étrange  mouvement que la GP! Une partie mystique, une autre déjà sociale-démocrate et une autre encore fascinée par la folie ou le passage à l’acte violent.

MW : Vous parlez maintenant de la retombée de Mai 68, et de ceux, notamment au sein de la GP, qui veulent faire vivre un mouvement alors qu’il est terminé.

8.   La Gauche prolétarienne est une organisation « maoïste » créée en septembre 1968 qui compte parmi ses dirigeants Alain Geismar et Benny Lévy.

ÉR : Lalliance de Serge July9, Olivier Rolin10, Christian Jambet11 ! Je les ai tous interrogés quand j’ai écrit mon Histoire de la psychanalyse car il y a eu le moment maoïste des lacaniens comme Jean-Claude Milner12. Je ne comprenais pas comment on pouvait être anticommuniste alors que c’était   le parti de la Résistance, même si je comprenais qu’on soit antistalinien, d’ailleurs je l’étais.

MW : Mais au cœur du mouvement de Mai 68, il a plus d’anticommunisme que de communisme!

ÉR : C’estvrai. Le moment 68 est étrange pour moi et me permet de rejoindre le parti communiste.

C’est aussi l’ouverture de l’université de Vincennes, dès janvier 1969, où je vais tous les jours. J’y termine ma maîtrise avec Tzvetan Todorov, sur Raymond Roussel. Et je m’inscris aux cours de Gilles Deleuze, de Michel Foucault, de Michel de Certeau, puis je m’inscris en thèse. Il y a là les structuralistes et les chomskiens. Je déteste Chomsky, destructeur du structuralisme. Il était devenu l’ennemi de Jakobson pour promouvoir une psychologie cognitive du langage. Je liquide donc mon rapport à la linguistique à Vincennes.
Et à Vincennes, je me dis que je dois faire de l’histoire. Cette vocation est née là.

MW : Vous êtes la grande historienne de la psychanalyse : cela a-t-il à voir avec 68 ?

ÉR : Pour moi, il n’y a pas de psychanalyse en 1968. Il y a la rencontre avec les textes de Lacan, le structuralisme. J’entre dans la psychanalyse par les textes de Lacan, et non par Freud, ce qui est bizarre comme entrée. Sans Lacan, la psychanalyse pour moi serait restée une affaire de médecin, mais aussi l’affaire de ma mère Jenny Aubry, pionnière de la psychana- lyse d’enfant en France. Ce que je vois à ce moment-là des lacaniens n’est pas brillant, sauf Serge Leclaire13, qui invite Certeau au département dpsychanalyse de Vincennes.


9.    Journaliste, cofondateur du quotidien Libération. Il est un des fondateurs de la Gauche prolétarienne.
10.    Membre dirigeant de la GP, écrivain, auteur notamment de Port-Soudan (prix Femina 1994).
11. Philosophe et islamologue.
12.   Philosophe, linguiste, membre de la GP de 1968 à 1971.



J’intègre l’École freudienne de Paris (EFP) en 1969, et j’écoute les séminaires de Lacan, mais je ne vois pas une révolution. Lacan disait : « Vous sortirez de la révolution par la psychanalyse », ce n’est pas quelque chose qui me passionne.

Quand j’intègre l’École freudienne, je suis membre du parti communiste et je suis donc traitée de tous les noms, « l’œil de Moscou » par exemple.

MW : Vous êtes restée longtemps communiste?

ÉR : Je voyage très tôt dans les pays du socialisme réel et je vois bien que c’est en train de s’écrouler. Jusqu’en 1979, je reste communiste, et cela m’amuse de voir tous ces maoïstes qui vomissent les communistes et que je soupçonne, moi, de ne rien comprendre à la Résistance française.
Mais les lacaniens et les althussériens me semblent très conservateurs, maniant les concepts de façon dogmatique, n’ayant pas assez de culture historique et littéraire. Mon amitié avec Georges Pérec14 a compté à ce moment-là. Je ne savais pas être fanatique ou dogmatique mais par moments j’essayais.

MW : J’ai le sentiment en vous écoutant que Lacan n’est guère ébranlé par 68.

ÉR : Dans sa famille, tout le monde était maoïste. L’École freudienne de Paris existe depuis 1964. En 1968, comme je lis Lacan, ma mère me dit :
« Enfin, tu te rends compte que c’est important! » Il faut dire que j’avais même hésité à m’inscrire à la Sorbonne, me disant, comme un défi à mon père : « Je vais peut-être faire médecine. » Ma mère m’en avait dissuadée, me conseillant à bon escient de m’inscrire en lettres. Ce qui m’a amenée à la psychanalyse, c’est la lecture de Lacan, c’est l’approche littéraire des textes, à la suite de ma cinéphilie.
  
13.   Psychiatre et psychanalyste, disciple de Jacques Lacan.
14.    Écrivain, membre de l’Oulipo, auteur notamment de La Vie mode d’emploi et Les Choses.



Je commence à beaucoup fréquenter le séminaire de Lacan et je trouve que j’entre dans un milieu réactionnaire et apolitique. Un milieu qui existe avant 68 mais qui est traversé par la modernité, via une nouvelle génération, celle de Jacques-Alain Miller15, qui avait participé à la création des Cahiers pour l’Analyse. Eux, dans l’ensemble, ils sont plutôt maoïstes. Je m’aperçois en rentrant dans cette École qu’il va y avoir un souffle nouveau avec Miller qui va bousculer cette école et moi aussi, j’ai envie de faire bouger tout cela. 

À ce moment-là, en 1969, Lacan me dit : « Vous êtes liée à La Nouvelle Critique, que se passe-t-il au Parti communiste français, est ce qu’on commence à enseigner ma doctrine? » Ce qui l’intéressait c’était l’enthousiasme de la jeunesse, et surtout deux choses : l’Église catholique et le parti communiste. Il considérait que le maoïsme n’avait aucun avenir. C’est le sens des « quatre discours16 » de Lacan. Il considérait que la révolution allait reconduire à la même chose et qu’il fallait revenir au bercail, à la psychanalyse. Mais il était parfaitement lucide sur le vrai pouvoir de l’époque : le parti communiste qui était encore le parti du peuple et l’Église catholique romaine qui détenait le pouvoir de régenter le psychisme.

Moi, je ne faisais pas la révolution, je la rêvais. J’ai rejoint l’histoire du mouvement psychanalytique. Je rejoignais quelque chose de flamboyant, me disant que l’analyse pouvait être novatrice, revue et corrigée par Lacan. D’où ma déception de rencontrer une École qui n’était pas à la hauteur.

MW : Aussi réactionnaire que vos profs de la Sorbonne?

ÉR : Oui! Les psychanalystes étaient apolitiques, sans aucun engagement autre que l’analyse.


15.   Philosophe et psychanalyste, disciple d’Althusser et de Lacan, dont il est le gendre, il est l’éditeur des séminaires de ce dernier et fondateur de l’École de la cause freudienne.
16.   Voir « Les quatre discours », livre XVII du séminaire de Jacques Lacan, 1969.


MW : Mai 68 n’a rien amélioré?

ÉR : Si, chez les psychiatres. La psychothérapie institutionnelle, le versant « gauche » de la psychanalyse. Il y a la clinique de La Borde17, Deleuze, Felix Guattari, et tout le mouvement de la psychothérapie institutionnelle issue de la Résistance, dont je vous rappelle que l’avant-garde était le parti communiste.

MW : Pourtant les Anglais, si importants dans le mouvement de l’antipsy- chiatrie, les Cooper et Laing18, eux, nétaient pas communistes.

ÉR : Non, eux, c’était autre chose, ils étaient anticolonialistes, comme Cooper que j’ai bien connu. Il n’y avait pas de communistes dans la psychiatrie anglaise car il n’existait pas de parti communiste anglais aussi puissant qu’en France et en Italie !

En revanche, il y avait en France la gauche de l’EFP, c’est vers elle que je suis allée. Cest-à-dire Octave et Maud Mannoni19. Elle, cétait une vraie femme de gauche, très liée au communisme. C’était la gauche lacanienne. Elle avait du courage, un passé anticolonial, elle avait signé le Manifeste des 12120. Octave était lié aux Temps modernes. Je vais donc en analyse chez Octave Mannoni, c’était le seul choix possible pour moi.

MW : Lacan, c’était exclu?

17.  Clinique psychiatrique située à Cour-Cheverny créée et dirigée par Jean Oury qui y a mis en pratique les principes de la psychothérapie institutionnelle, fondée sur une humanisation du fonctionnement des établissements psychiatriques.
18.   David Cooper et Ronald Laing sont des psychiatres exerçant en Grande-Bretagne fondateurs du courant de pensée de l’« antipsychiatrie » qui remet en question les trai- tements psychiatriques, perçus comme des instruments de coercition voire d’oppression et qui met en avant la liberté individuelle et le droit à la différence.
19.   Psychanalystes, figures importantes du mouvement lacanien.
20.    Intitulé « Déclaration sur le droit à l’insoumission dans la guerre d'Algérie », rédigé à l’initiative de Dionys Mascolo et Maurice Blanchot, il est signé par nombre d’intellectuels de gauche, parmi lesquels Jean-Paul Sartre ou Pierre Vidal-Naquet. Il critique le rôle de l’armée française en Algérie et reconnaît la « cause du peuple algérien ».

ÉR : Tout à fait, il n’était pas question pour moi d’aller en analyse chez Lacan, il suscitait un culte et j’en étais incapable. En tant que clinicien, Lacan était inapprochable pour moi mais pas comme chef d’école. Et puis c’était un ami de ma mère. Il voulait que je vienne chez lui en analyse, mais je refusais. Il me disait : « Qu’allez-vous faire chez Mannoni? », je répondais : « Mais Mannoni est votre disciple, il est lacanien! »

À l’université de Vincennes, dans la suite des événements de 1968, que je bénis, la rencontre avec Michel de Certeau a été formidable. Il était à la fois historien, jésuite, membre de l’EFP, lié mondialement au mouvement communiste et surtout au marxisme. En 1969, il donne des cours épous- touflants à Vincennes. Il parle de la mystique devant peu d’étudiants, alors que c’était la ruée pour Deleuze. Il parle de cas de névroses démoniaques, de possédés, d’Althusser, que j’avais déjà commencé à fréquenter. J’ai été élevée dans un milieu laïc et républicain, la foi n’existait pas. Un jour, Michel de Certeau me dit : « Althusser c’est un mystique. » « Pourquoi un mystique? » « C’est un mystique du communisme, et tu vas me faire un exposé là-dessus. » Il avait raison…

Je découvre alors sa thèse sur la mystique, le moment où la mystique conteste l’ordre établi. Je lui dis : « Au fond, tu es un marxiste », il me répond : « Non, je suis un jésuite. » C’était un maître. Il était homosexuel, mais il ne le revendiquait pas. Je le trouvais magnifique. Il a très bien écrit sur la prise de parole de 1968.

Je me suis retrouvée d’un côté avec Certeau dans un grand accord, et de l’autre côté avec Deleuze, qui avait un vrai talent. Il m’a formée contre les dogmes. Il critiquait déjà le dogmatisme lacanien.

Pour moi, 68, c’est l’accès à tout cela. Je rentre dans ma vie intellectuelle à partir de 68. Ce n’est pas la révolution sociale qui m’intéresse. Le social, je le vois par le parti communiste.

C’est proprement imaginaire ! Après, j’ai eu des discussions avec des militants politiques. C’est vrai que je n’avais lu ni Pierre Bourdieu, ni Alain Touraine. Rien de la sociologie.

Mai 68, c’était pour moi une révolution intellectuelle qui bouleversait l’enseignement universitaire et je m’en félicitais.

MW : Uniquement l’enseignement supérieur?

ÉR : J’avais été malheureuse à l’école républicaine. Je n’aimais pas l’école républicaine, où les filles étaient d’un côté, les garçons de l’autre. Je ne m’étais pas adaptée à cet univers et ma mère m’avait mise, dès la cinquième, dans le privé, au collège Sévigné.

On n’avait pas de blouse, c’était l’autodiscipline. J’étais confrontée à une vraie compétition et je suis devenue bonne à l’école.

Je ne suis pas un pur produit de l’école républicaine, sauf en ce qui concerne la laïcité. Dans ma famille, il n’y avait que des polytechniciens, des médecins, des normaliens. Quand ma mère m’a dit de faire ce dont j’avais envie, j’ai choisi de ne pas préparer les concours. Ce qui a été bénéfique pour moi, cest lentrée dans le supérieur. Ma maîtrise avec Todorov21, puis une thèse de troisième cycle en lettres avec Béatrice Didier22 et Jean Levaillant23. Ensuite, jai quitté luniversité. Jai hérité de mon père en 1974 et je n’avais pas besoin de gagner ma vie.

Sauf que, quand on est enfant de bourgeois et qu’on n’a pas besoin de gagner sa vie, il faut faire quelque chose de très bien, sinon on n’est rien et on risque de sombrer dans l’ennui et la dépression. Cela m’a permis de commencer à écrire vraiment, de me mettre au travail, et d’écrire dans les revues. C’est Certeau qui m’a conseillé d’entreprendre l’Histoire de la psychanalyse en France. De 1977 à 1986, je me suis lancée là-dedans, sans passer par l’université. J’ai rejoint l’université par l’habilitation en 1991, grâce à Jean-Claude Passeron24 et Michelle Perrot25.

MW : Donc 68 vous ouvre des portes?

ÉR : Oui, cela m’ouvre les portes de tout mon désir!

MW : Pouvons-nous parler de 68 sous l’angle de la question juive?

21.   Tzvetan Todorov, critique littéraire, sémiologue et historien des idées.
22.    Professeur de littérature, spécialisée dans le xviie et xviiie siècles français.
23.     Professeur de littérature à luniversité Paris VIII.
24.     Sociologue.
25.     Historienne, professeur à luniversité Paris VII.

ÉR : En 1966, à Alger, au moment de l’arabisation, je découvre pour la première fois ce qu’est l’antisémitisme.

Dans ma famille, nous n’étions pas juifs au sens du judaïsme. Nous étions juifs-pas-juifs. Mon père était juif, venait de Roumanie, et considérait qu’il fallait s’assimiler à un point tel qu’on cesse d’être juif : c’était à ses yeux la manière d’échapper à l’antisémitisme. Il avait émigré en 1904, fait la guerre de 1914, il était français, il ne voulait plus être considéré comme juif. Je suis élevée dans le culte de Georges Clemenceau, d’Émile Zola, de la haine de l’antisémitisme et de l’importance de l’assimilation. 

Mon père disait : « Tu n’épouseras jamais un juif ! » Ma mère était juive, « israélite française » par sa mère, protestante par son père. Quand elle épouse mon père, elle partage les mêmes idéaux que lui. Sauf que dans sa famille, on traitait volontiers les émigrés de l’Europe centrale de « métèques youpins ». L’avantage d’avoir des parents intelligents, c’est que j’ai entendu parler du génocide des Juifs très tôt alors que mes camarades de classe n’en savaient rien. Vers 7 ou 8 ans, je me suis mise à parler des camps d’extermination. J’étais au courant car mes parents n’avaient pas porté l’étoile jaune et me disaient : « Regarde à quoi on a échappé! » J’ai été élevée dans le culte de la Résistance et la connaissance de l’extermination, à une époque où les enfants des familles juives avaient honte et se cachaient, avec des comportements de victimes.

Moi, c’était le contraire, je disais : « On a échappé parce qu’on était résis- tant », et en même temps j’allais au catéchisme. Mon père disait : « Ça te permettra de rentrer dans les églises et de comprendre ce qu’on y dit et ce qu’on y voit ! » Il avait une grande admiration pour le catholicisme romain, la religion de l’art. Quant à ma mère, elle était anticléricale.

Je ne pouvais pas supporter l’antisémitisme et je ne pourrai jamais. Chaque fois que je croise un antisémite, je deviens féroce. Mais cette attitude ne veut pas dire qu’on se sent juif comme les Juifs. Nous n’allions pas à la synagogue. Nous célébrions les fêtes catholiques de façon laïque.

MW : Que s’est-il donc passé exactement en Algérie de ce point de vue, dans votre expérience?

ÉR : En 1966-1967, je rencontre des « pieds-rouges26 » qui vont basculer dans le maoïsme, qui enseignent comme moi la littérature à Rocher Noir  c’est le nom colonial pour Boumerdès. Je savais que si j’allais enseigner à Boumerdès (au Centre africain des hydrocarbures et des textiles), il fallait porter de longues jupes et faire attention aux viols et aux violences des étudiants qui avaient mon âge, étaient internes et peu enclins à la libération des femmes.

C’était une époque d’émancipation. Mais quand j’ai voulu enseigner  à ces étudiants des auteurs comme Frantz Fanon ou Kateb Yassine, ils m’ont réclamé La Rochefoucauld, Racine, etc. Ils étaient conformistes, traumatisés par la guerre d’Algérie. On commençait à voir poindre, sinon l’islamisation, du moins l’arabisation, et en même temps existait un grand désir de culture française classique.

Quand j’ai commencé à enseigner Frantz Fanon, les étudiants m’ont dit : « Mais Madame, c’est un nègre, il n’est pas de chez nous. » Les professeurs gauchistes qui étaient là considéraient que l’on ne pouvait pas traiter les élèves algériens comme des élèves français et qu’il fallait comprendre ce genre de discours. Ils affirmaient que c’était le résultat du colonialisme français, oubliant qu’il y avait eu en France des anticolonialistes : ils oubliaient Sartre et le Manifeste des 121. Pas moi : je n’aimais pas cette « repentance » et cette culpabilité. Arrive la guerre des 6 jours, je rentre dans ma classe à Boumerdès et il y a des croix gammées partout. Le conseil des professeurs décide que l’on ne dit rien, que les murs des classes ne doivent pas être nettoyés. Je m’étonne et dénonce cet antisémitisme, on me répond : « Mais non, ils sont juste contre Israël, contre le sionisme. » Je rentre dans ma classe, les étudiants sont contents d’eux et j’entame une discussion à ce sujet.

Je décide d’improviser un cours sur la Seconde guerre mondiale, et je leur parle de l’extermination des Juifs. Les élèves étaient curieux, et ils sont venus me demander pardon tout en me demandant si j’étais juive. C’était la première fois que je me sentais « assignée à résidence ». Je leur ai expliqué que l’on n’avait pas besoin d’être juif pour combattre l’antisémitisme


26.     C’est ainsi que l’on nomma les Français communistes, trotskistes, libertaires ou chrétiens qui décidèrent d’accompagner la nouvelle Algérie indépendante pour parti- ciper à la reconstruction du pays, qu’ils pensaient sur la voie de l’émancipation, voire du socialisme.

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MW : Et en 68 ?

ÉR : J’avais découvert là-bas que l’antisémitisme existait  toujours. Mon éducation juive était inexistante, je ne me sentais jamais juive, sauf quand on venait me chercher avec l’antisémitisme. Beaucoup plus tard, quand j’ai vu le spectacle postrévolutionnaire, post-68, de chacun de ceux qui retournaient à une « identité », j’ai commencé à réfléchir à la question juive. J’ai redécouvert la question juive à travers l’Histoire de la psychanalyse.

MW : J’ai le sentiment que vous contournez 68, comme s’il n’y avait pour vous rien à dire sur 68 et la question juive. Il y a quand même eu ce célèbre
« nous sommes tous des Juifs allemands », en réponse à la façon dont le parti communiste traitait Cohn-Bendit!

ÉR : Pour moi, ce n’était pas un thème en 68. Mis à part Cohn-Bendit, qui n’était pas plus juif que moi, et effectivement ce « Nous sommes tous des juifs allemands ». C’est un slogan contre l’antisémitisme et le nationalisme antiallemand qui me va tout à fait.

MW : On a accusé à l’époque Georges Marchais d’être antisémite.

ÉR : Marchais a peut-être commis une énormité, mais je n’ai pas rencontré d’antisémites autour d’Aragon ou d’Althusser, même s’il y en avait au sein du PC.

MW : Et dans le monde maoïste?

ÉR : Jai fréquenté Étienne Balibar, Dominique Lecourt27 Jean-Claude Milner : à ce moment-là, il ne parlait pas de cette question juive.

27.    Philosophes et professeurs duniversité.


MW : C’est venu pas si tard que cela, avec la question palestinienne et le meurtre d’athlètes israéliens en 1972 à Munich.

ÉR : J’étais absolument défavorable à la politique de la droite israélienne, je ne comprenais pas l’évolution de ce pays. Mais j’étais capable de vibrer à Exodus (le film) de façon extraordinaire tout en considérant qu’Israël, en tant que tel, n’était pas mon histoire. C’est venu progressivement, avec des injonctions, à un moment donné les discussions étaient : « Tous les juifs ont la terre d’Israël dans la tête. » Moi je répondais : « Pas du tout, j’aime la diaspora et non pas l’assignation à résidence. »

Ce qui m’a intéressé dans l’histoire de la psychanalyse, c’est surtout les débuts avec Freud. J’ai beaucoup parlé de la question juive avec mon père dont je vous ai dit qu’il était pour une assimilation totale, moi je me démarquais. Il y avait un problème juif dans la famille, mes frères ne se sont pas rendu compte qu’ils étaient juifs à force d’avoir été assimilés. Un de mes frères a fait la guerre d’Algérie et est devenu d’extrême droite sans être militant, sans poser de bombes. Il faisait partie de ces gens qui n’étaient pas antisémites mais qui voulaient maintenir l’Algérie dans la France au nom des valeurs de la Résistance française. C’était un égarement.

MW : Vous avez discuté 68 en famille?

ÉR : Ma mère voulait défiler, elle a vécu 68 dans son service de pédiatrie à l’hôpital des Enfants-Malades. Elle était grand patron de pédiatrie, on voulait virer les grands patrons mais pas elle, on ne pouvait pas, puisqu’elle avait introduit une pratique dite « subversive » : la psychanalyse.

En 1968, je ne parlais pas avec mon frère qui était devenu d’extrême droite. Mon père était encore vivant, il m’accusait d’être bolchevique et de voter pour la francisque. Moi j’avais compris que j’étais juive au sens de la judéité, mais mes frères, qui avaient vécu la période de l’Occupation, convaincus qu’ils n’étaient pas juifs, avaient fini par ne pas comprendre ce que voulait dire la notion de judéité. J’ai beaucoup reproché cela à ma mère en voyant les dégâts.

J’ai suivi un cheminement important qui m’a évité d’aller vers le culte d’une prétendue « identité juive », ce qui m’a permis de trouver ma place.

MW : J’avais noté deux autres thèmes à propos de 68 sur lesquels je souhaite connaître votre point de vue : l’homosexualité, et le féminisme.

ÉR : En 1968, pour moi, ces thèmes n’étaient pas présents. Je n’ai jamais été féministe. Je n’en avais pas besoin. Dans ma famille, les femmes étaient intellectuellement supérieures aux hommes. Les hommes étaient des bêtes à concours. Le travail d’émancipation des femmes était fait et j’en étais l’héritière. Je ne me suis jamais sentie victime de la domination masculine et les femmes féministes avaient tendance à me le reprocher, comme si j’avais eu le privilège de n’avoir pas besoin de ce combat. Par ailleurs, le modèle de ma tante Louise Weiss28 était complexe. Dans sa jeunesse elle avait été suffragette mais dans la seconde partie de sa vie, durant laquelle je l’ai connue, elle était devenue très réactionnaire, hostile d’ailleurs à l’avortement et proche de l’extrême droite. Ma mère, quant à elle, m’a élevée dans le culte de Simone de Beauvoir. Les Mémoires d’une jeune fille rangée étaient son livre de chevet avec La recherche du temps perdu.

L’homosexualité n’était pas du tout présente pour moi en 1968. J’ai découvert la question beaucoup plus tard, et alors, cela pour moi allait de soi qu’il y ait un mouvement de libération des homosexuels. Vivant dans un milieu intellectuel, avec les poètes et les écrivains, j’avais une tolérance naturelle envers l’homosexualité : la moitié de mes amis étaient homo- sexuels. Plus tard, j’ai milité pour la dépénalisation de l’homosexualité et pour le mariage homosexuel. C’était évident.











28.     Femme politique, féministe et écrivaine.


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