Trahison ou fidélité, les jeux de l’amour ressemblent à des sables mouvants où fourmillent obstacles et autres normes implicites. Quel lien moral entre deux individus qui s’aiment ? Que vaut la sincérité d’un engagement fondé sur des sentiments à la nature changeante ? Spécialiste des questions morales, la philosophe Monique Canto-Sperber, directrice de recherche au CNRS, interroge l’amour dans Sans foi ni loi, essai qui vient de paraître aux éditions Plon. Alors que la libération des mœurs il y a une cinquantaine d’années a ouvert le champ des possibles, l’amour serait encore trop vite condamné sous le poids des valeurs, prisonnier d’un balancier instable entre raison et déraison.
Pourquoi ce titre Sans foi ni loi pour parler d’amour ?
Parce que le plus souvent, c’est au moment où, dans un lien humain, les espoirs des individus sont déçus, au moment où ils se sentent trompés, que se révèlent les attentes qu’ils avaient à l’égard de ce lien, comme un dispositif révélateur qui, à l’occasion d’une expérience négative, fait apparaître l’essentiel, d’où ce titre un peu dramatique. C’est la question : «Que doit-on à un être humain auquel on est lié ?» qui m’a intéressée, quelle que soit la nature de ce lien. Cette question est un véritable défi pour qui travaille sur les normes et la philosophie morale, car dans un lien humain on ne signe pas de contrat, il n’y a pas de modèle préétabli, et pourtant, au nom de ce lien, on peut sacrifier son bien-être et beaucoup d’autres choses auxquelles on tient. D’où l’hypothèse de normes implicitement présentes en amour ou en amitié, qui peuvent contraindre les choix des individus et justifier leurs réactions.

J’ai pris l’exemple de la trahison en amour. Est-ce qu’une telle notion a un sens ? Si oui, pourquoi ? Parce qu’on fait souffrir l’autre ? Parce qu’on a violé une promesse ? Parce qu’on s’est engagé ? Parce qu’on a fait preuve de faiblesse de la volonté ? Ou parce qu’il était impossible d’agir autrement ? La littérature, sans parler de la vie même, nous donne maints exemples de personnages qui trahissent leur conjoint parce que s’ils ne le faisaient pas ils renonceraient à une possibilité de réalisation d’eux-mêmes à laquelle, parfois, seul l’amour pour une personne tierce peut donner accès. Si Anna Karénine, l’héroïne du roman de Tosltoï, avait sacrifié son amour pour Vronski pour sauver son mariage, elle aurait aussi renoncé à la seule possibilité de réaliser sa vie. C’est pourquoi les condamnations morales qui se servent de raisons déjà toutes faites sont parfois déplacées, il arrive que les conflits de valeurs aient un caractère irréductible.
Si la promesse de fidélité est dépourvue de sens, pourquoi reste-t-elle dominante ?
Beaucoup de philosophes ont estimé que si l’on peut s’engager sur ses actes, il est en revanche plus risqué de s’engager sur ses sentiments. J’ai consacré deux chapitres du livre à déployer les paradoxes des sentiments qui nous lient à d’autres êtres, les parts respectives du volontaire et de l’involontaire sont difficiles à définir. Cela ne veut pas dire que l’engagement de fidélité n’est pas essentiel, il inscrit l’amour dans la durée, parfois même dans une existence à vivre ensemble. Dans le même temps, les occasions de rompre pareil engagement sont nombreuses, d’où le besoin, peut-être, de réfléchir sérieusement aux raisons pour lesquelles on ne le fait pas.
Si l’amour est le sentiment le plus irrationnel, peut-on en donner une définition rationnelle ?
L’amour se caractérise par le caractère impérieux et parfois envahissant qu’il peut prendre dans certaines circonstances de l’existence. Il livre alors un système d’interprétations et redistribue les priorités de vie. L’amour ne paraît irrationnel qu’à ceux qui ne l’éprouvent pas, car il semble plutôt raisonner en permanence. Dans la généalogie de l’amour que propose Platon dans le Banquet,l’amour a pour père l’expédient, quelque chose comme la débrouillardise, il est celui qui trouve toujours un moyen d’arriver à ses fins. L’amour a aussi pour caractéristique de se rapporter à un être individualisé, présenté comme unique. Ce caractère unique de l’objet d’amour, propre à notre culture, reste assez énigmatique pour le philosophe, car il semble contredire la manière dont nous justifions nos sentiments par des raisons qui ne sont pas liées à un être singulier.
Vous affirmez que l’amour est un sentiment culturellement construit : s’agit-il de le déconstruire ?
Plusieurs études monumentales ont retracé l’histoire de l’amour et des liens humains, de l’amour courtois à l’amour romantique. Il y a notamment le rôle décisif de Rousseau qui fait de l’amour le principe qui peut imprimer une orientation dominante sur la vie même, permettant à chacun de faire sa vie. Depuis une cinquantaine d’années, nous vivons une mutation radicale des mœurs, avec en particulier la libération de la femme, de la sexualité et des codes sociaux. Que nous entrions dans une nouvelle configuration amoureuse ne serait guère étonnant, c’est ce que j’ai appelé «l’amour contemporain» - assez différent de «l’amour romantique» -, sexuellement plus explicite et polymorphe, se nourrissant beaucoup moins de mythes et de mystères, entre êtres de même sexe ou de sexe différent.
Comment vous décririez ces mutations ?
Les préalables amoureux me paraissent être aujourd’hui très différents de ceux de l’amour romantique : l’égalité entre l’homme et la femme d’abord, qui est tout de même une chose assez nouvelle au regard de l’histoire humaine, l’égalité des ambitions de vie ensuite. Par ailleurs, la mutation fondamentale tient à la volonté des femmes, qui ont changé de condition en quelques décennies, d’être elles-mêmes, indépendamment du regard des hommes ou de ce que peut signifier socialement être une femme. La difficulté de l’amour contemporain, c’est que cette volonté d’autonomie n’est pas forcément compatible avec les liens à autrui, souvent synonymes de dépendance. Songez à la douleur que l’on peut éprouver à l’absence de l’être aimé. On a gagné en ambition de soi, certes, mais tout ce qui est de l’ordre de l’engagement est peut-être aussi plus difficile à vivre.
Vous citez Ariane dans Belle du Seigneur ou Anna Karénine : l’amour est-il inéluctablement malheureux ?
Vous connaissez le poème d’Aragon chanté par Georges Brassens ?«Il n’y a pas d’amour heureux», et un peu avant : «Ce qu’il faut de malheurs pour la moindre chanson, ce qu’il faut de regrets pour payer un frisson.» Par sa force d’exemplarité, la littérature est une matière d’une richesse et d’un intérêt considérables pour la réflexion philosophique. La décomposition interne de l’amour, abstraction faite des obstacles et des interdits, est souvent la donnée de base de la littérature moderne. Dans Anna Karénine, le lien entre Anna et Vronski s’altère progressivement, Anna en attendait sans doute trop, au point de ne plus pouvoir comprendre qui est Vronski et de ne plus savoir l’aimer. Dans Belle du Seigneur d’Albert Cohen, c’est l’inéluctable disparition progressive du désir qui est implacablement raconté. L’amour romantique porte en lui une forme de condamnation de l’intérieur, c’est l’amour partagé malheureux, alors que d’autres formes d’amour sont malheureuses parce qu’elles sont non réciproques, ou qu’elles sont empêchées par de multiples interdits.
Avec la libéralisation des mœurs, la séduction va-t-elle disparaître ?
Non, bien sûr, mais peut-être sera-t-elle différente. C’est une véritable dramaturgie de la séduction qui nous est présentée dans des films mythiques et sans doute inoubliables comme la Dame de Shanghai ou Le facteur sonne toujoursdeux fois, dans des scènes où la femme apparaît surtout comme l’incarnation du mythe féminin, le plus souvent une femme fatale que l’homme rencontre comme on rencontre son destin. Les femmes d’aujourd’hui n’y trouvent plus forcément l’inspiration de leur féminité. La séduction me paraît être beaucoup plus libre, plus ouverte, et il existe d’innombrables façons de mettre en scène son propre sexe. L’inventivité des femmes en matière de féminin est un des traits les plus novateurs et attachants de la culture contemporaine.
Eprouver tous ces liens humains, n’est-ce pas finalement une recherche de connaissance de soi-même ?
Oui, très probablement, en tout cas beaucoup de philosophes l’ont pensé, et, sur ce point, l’amour a une portée cognitive comparable à celle de nombreux sentiments. L’amour est souvent un ébranlement de la personnalité et peut ouvrir à une réorientation de vie qui éclaire des faces de soi jusque-là restées dans l’ombre. L’amour peut aussi, ce serait sans doute l’idée platonicienne, conduire à la connaissance des véritables réalités. Spinoza rapporte aussi le sentiment d’amour à la puissance d’affirmation du conatus. Peu de philosophes ont pris au sérieux l’amour comme un sentiment altruiste ou uniquement dirigé vers l’autre. Sans aller jusqu’à l’idée sartrienne, qui semble suggérer parfois que l’amour est une forme d’absorption de l’autre dont la liberté est alors radicalement niée, il est probable que l’amour ait souvent un caractère prédateur. Il est aussi l’épreuve douloureuse de ses propres limitations, d’où son lien très ancien à la mort, même s’il permet, comme le pensait Schopenhauer, l’entretien d’une volonté de vivre qui dépasse l’individu. Est-ce pour cela que les liens humains sont parfois aussi engageants, et les ruptures aussi douloureuses ?
Recueilli par léa iribarnegaray et anastasia vecrin Dessin yann legendre
Sans foi ni loi de Monique Canto-Sperber Ed. Plon, 205 pp.