GRAND ANGLE
Eprises de détenus, elles aiment à travers des vitres, accros à ces visites surveillées par l’administration pénitentiaire. Comment vit-on une histoire en prison ? «Libération» a parlé aux «prisonnières de dehors».
Hortense (1), 22 ans, a rencontré son amoureux en prison. Ils sont ensemble depuis deux ans. Elle faisait un stage à «l’intérieur», à la bibliothèque de l’établissement. Lui, incarcéré depuis huit ans, rangeait les livres sur les étagères pour se faire un peu de blé. Elle raconte : «Au début, je me disais : "Mais putain, c’est pas vrai, pas avec un mec en taule. J’ai un problème psychologique". Et puis bon…» Elle a terminé son stage sans rien dire à personne, a attendu plusieurs mois avant d’oser aller au parloir. «J’avais peur que l’administration me reconnaisse.» Puis, avec le temps, «c’est passé». Elle va désormais à la prison tous les samedis et tous les dimanches, sans exception. «On a droit à deux heures de parloir. Deux heures que tu vis vraiment à fond, c’est sûr.»
L’autre fois, elle était assise sur ses genoux, à califourchon. Le surveillant les a surpris : «le sexe en érection», «des mouvements de va-et-vient de la visiteuse», «ils étaient en plein acte sexuel», conclut-il dans le rapport d’incident. «Faux ! hurle-t-elle. C’était un câlin poussé, d’accord, mais ça s’arrête là. J’étais en jean ce jour-là, c’est techniquement pas possible. On n’a rien fait.» Aucun texte n’autorise ni n’interdit expressément les relations sexuelles en prison. Mais le parloir est considéré comme un lieu public. Cette fois-là, le surveillant n’a rien voulu savoir. La sanction est tombée : suspension du permis de visite pendant un mois. Puis deux mois d’hygiaphone, ces parloirs séparés par une vitre Plexiglas, comme dans les séries américaines. L’humiliation ultime. «Depuis, à la prison, tout le monde parle de nous. Forcément, quand tu vas à "l’hygia", c’est que t’as fait un truc de mal.» Vexé, le couple a contesté la sanction devant le juge. L’avocate a plaidé la disproportion de la punition : «L’interdiction d’entrer en contact physique, de s’enlacer et de s’embrasser revêt une gravité bien plus importante encore en prison qu’à l’extérieur.» Le juge a balayé l’argument, rappelant que les parloirs n’étaient pas des espaces privés et que «le fait d’exposer à la vue d’autrui des actes obscènes»constitue une atteinte à la pudeur. Mais la question de fond n’a pas été abordée. Sanctionner un individu en le privant de liberté, est-ce aussi l’interdire d’amour et de chair ?
«Vous hallucineriez de voir le nombre de femmes qui attendent devant les parloirs, c’est un truc de fou, dit Hortense d’une voix douce. Des comme moi, il y en a plein.» Des mères, des sœurs. Des amoureuses, aussi. D’elles, «les femmes des détenus, on n’en parle jamais, ou très peu, regrette Héloïse, 28 ans. Pourtant, on a beaucoup à dire…» Elle est venue nous trouver pour en parler.
Son ex-mari et son compagnon sont en prison. Le premier était déjà incarcéré quand leur histoire a commencé. C’était il y a une dizaine d’années. A l’époque, elle accompagnait au parloir une copine qui venait rendre visite à son frère. «On croisait souvent la mère de Nicolas. On se connaissait de vue, elle habite dans la même cité que ma cousine.» Un jour, la discussion s’engage, la mère l’invite à déjeuner. «Très vite, on est devenues amies. Elle me parlait de son fils, me disait qu’il aimerait bien me voir.» Elle lui écrit. Il lui répond. «Une relation épistolaire au début», précise-t-elle. Trois mois de lettres que les surveillants ont le droit d’ouvrir et de lire. Le courrier n’est pas privé.
«C’ÉTAIT DEVENU UNE DROGUE»
«Il était tellement romantique, tellement sensible. C’est souvent le cas des hommes en prison, ils changent, dedans.» Elle obtient un permis de visite. «Le rêve. Le mec parfait. L’euphorie du début, vous savez ce que c’est…» Elle parle de ses bouquets de fleurs cueillies lors des promenades ou livrés chez elle par l’intermédiaire de sa mère. «Ses yeux qui pétillent», «sa tendresse». Mais elle raconte aussi comment sa vie a basculé, entièrement tournée vers la prison. Des journées entières à attendre l’heure du parloir, à faire le pied de grue pour passer deux petites heures avec lui. Son regard s’assombrit. «C’était devenu une drogue, je ne faisais qu’y aller, je ne pouvais plus m’en passer.» Héloïse se marie un jour d’été. Elle montre son livret de famille pour qu’on la croit : «Regardez, ils écrivent "résidence les Ormes", mais c’est juste pour éviter le mot prison.» Elle fait un bébé. Un «bébé parloir», comme on dit, preuve de l’arbitraire qui règne au parloir : «Rien d’exceptionnel, il y en a toujours eu.»
A la prison de la Santé, à Paris, après sa fermeture pour travaux. (Photo Marc Chaumeil.)
Tous n’ont pas la déveine d’Hortense. François Bès, de l’Observatoire international des prisons (OIP), le confirme. «On n’a pas de données statistiques, certains avancent le chiffre d’une centaine de bébés conçus en prison chaque année, mais c’est à la louche.» Un surveillant d’une prison du nord de la France raconte surprendre tous les jours des couples qui passent à l’acte dans les parloirs. Il préfère qu’on ne cite pas son nom, de peur d’avoir des ennuis. «C’est un peu délicat comme sujet. En fait, on ne réagit pas pareil selon les collègues. Et puis ça dépend aussi de la direction de l’établissement. Soit tu suspends le parloir et tu sanctionnes, soit tu fais semblant de ne pas voir.» Avec le temps, l’histoire d’amour d’Héloïse et Nicolas s’est gâtée. «L’arrivée d’un bébé, ça éloigne toujours un peu les couples. Mais le vrai problème, c’était sa mère, elle était devenue beaucoup trop envahissante», explique-t-elle. Peu à peu, elle prend ses distances avec lui, espace les parloirs. Un jour, elle tombe sur une vieille connaissance qui vient de sortir de taule. Des papillons dans le ventre, quelques rendez-vous… puis zéro nouvelle. Elle apprend qu’il est à nouveau «dedans».
Elle replonge avec lui. «Enfin, pas tout à fait. Cette fois, j’ai pris de la distance. Je ne le vis plus de la même manière. Mais je me désole de voir toutes ces femmes devant les parloirs. Ces femmes prisonnières de dehors, si nombreuses à se bousiller la vie. Elles ne savent pas dire non, poser des limites.» Elle insiste à nouveau sur cette dépendance qui se crée, très vite.
«DES MARIS FANTÔMES»
Sœur Marie-Bertille acquiesce au bout du fil. Elle pourrait en parler pendant des heures si le sujet ne l’énervait pas tant. Elle n’a jamais mis les pieds dans une prison, mais habite depuis vingt-trois ans juste en face de la centrale de Clairvaux (Aube). Cette religieuse est un des piliers de la fraternité Saint-Bernard, un refuge pour les proches des détenus ouvert en 1988. La prison est paumée au milieu de nulle part, le premier village se trouvant à 15 kilomètres. Pour être à l’heure devant les parloirs, beaucoup de femmes dorment à la fraternité : 10 euros la nuit. Alors, bien sûr, des histoires d’amour de taulards, sœur Marie-Bertille en a la tête pleine. «Des femmes, j’en ai vu passer, je peux vous dire… Il y a celles qui étaient en relation avant la prison. Et puis les autres, nombreuses, qui les rencontrent une fois qu’ils sont détenus.» Comment ? A l’ancienne, par lettre postale ou petites annonces dans les journaux (2) pour les plus old school. Et par tchat et Facebook.
Si les téléphones portables sont officiellement interdits en prison, ils circulent de cellule en cellule, ce n’est un secret pour personne. Comme à l’extérieur, les réseaux sociaux sont un moyen simple et efficace de faire des rencontres. C’est à ce moment précis de la discussion que sœur Marie-Bertille s’énerve. «On les voit arriver, ces femmes. A chaque fois, c’est pareil. J’essaie de les prévenir du danger tant qu’il est temps. Mais elles n’écoutent rien, et se jettent dans la gueule du loup. Quand elles ressortent du parloir, il est trop tard, le piège s’est refermé. Elles reviennent, ne peuvent plus s’en passer. On les voit changer, se dégrader au fur et à mesure, ça fait mal au cœur.» Sœur Marie-Bertille dit même qu’«elles s’enferment en prison avec des maris fantômes». C’est comme ça qu’elle les appelle, de la colère dans la voix. «Surtout qu’une fois dehors, souvent, ils ne s’embarrassent pas de la femme qu’ils avaient en prison, pensez donc.» Elle se souvient de l’une d’elles,«folle amoureuse», qui s’est mariée avec un détenu, a fait des enfants. «Mais, lui, une fois dehors, il en a trouvé une autre… Et, en plus, il a demandé la garde des petits en plaidant devant le juge qu’une femme qui vient voir un homme en prison est forcément déboussolée !» Pourquoi ? Que leur trouvent-elles ? Elle se pose souvent la question. «Elles les voient comme des personnes extraordinaires car ils sont hors-la-loi. Après, elles ont envie de les aider, elles les plaignent.» Elle marque un temps d’arrêt. Puis, la voix plus calme. «Cela dit, c’est incroyable, le succès que peuvent avoir certains.»
LES UNITÉS DE VIE FAMILIALE, «UN TRUC DE FAÇADE»
On répète cette réflexion à Christine, amoureuse pendant longtemps d’un grand bandit. Au téléphone, on l’entend rire. Par amour, elle a aidé son homme à s’évader - «C’était pas un bandit avec moi, mais un mec du XIXe siècle, trop mignon.» Il s’est fait coincer, elle s’est retrouvée sous les verrous. «Dans les quartiers de femmes, je peux vous dire, il y a peu de visites. C’est pas comme pour les hommes…»Dans sa cellule, elle rêvait de sentir sa main dans ses cheveux. Entre-temps, il a rencontré une autre fille. Rude. Le jour de son procès, se souvient-elle, «le juge a dit texto : "Il a un de ces fans-clubs ! C’est pas croyable."» Elle en parle sans amertume, elle ne lui en veut pas : «Quand vous êtes seul en cellule, cette solitude, c’est difficile, vous savez. Il a trouvé quelqu’un d’autre, c’est humain.»Elle dit aussi, en riant : «Les mecs en prison, ils font deux castings ; un pour choisir leur avocat, un autre pour les filles. Parfois, eux-mêmes s’étonnent de leur soudain succès.» Elle poursuit : «Moi, j’ai toujours considéré que ce n’était pas la vraie vie. La vie de couple est forcément faussée.» Mais il y a des avantages évidents, avance-t-elle. Du genre ? «Ça vous arrive souvent de passer des heures entières en tête à tête dans un placard avec votre homme ?»
Elle parle aussi de sexe, «ce tabou». Elle a connu un autre homme en maison d’arrêt, pour une courte peine. «Là, c’était même pas la peine d’y penser, ils te laissent rien faire dans les parloirs.» En centrale, pour les détenus avec de longues peines, c’est différent. «Il y a une tolérance, car les gars sont incarcérés tellement longtemps qu’ils ne peuvent pas non plus tout leur interdire… C’est des choses qui les calment aussi. Le sexe, les câlins, la tendresse, comment vivre sans ?»
Un surveillant, en poste dans une prison du Sud, laisse plutôt faire, dans la limite du raisonnable. Au prix de quelques galères. «L’autre fois, une femme appelle pour un détenu. Je pensais que c’était celle qui était venue la veille le voir au parloir. En fait, pas du tout, c’était une autre. J’ai fait une bourde.» Il dit encore : «Quand tu vois les filles qui arrivent au parloir en mini-jupe, bon… On n’est pas dupes.» Puis, reprenant son sérieux. «C’est compliqué à gérer parce que t’as des enfants qui peuvent passer dans les couloirs, donc tu peux pas laisser faire complètement. En même temps, si tu fermes pas les yeux parfois, les gars, derrière, ils sont intenables.»
Christine raconte sa première fois au parloir de Lannemezan (Hautes-Pyrénées). «Je me souviens, c’était des petits box en bois. Les femmes ramenaient des draps et des punaises pour se faire une petite cabane et avoir un peu d’intimité. Moi, au début, j’osais pas.»Elle l’embrasse au quatrième jour. Le cinquième, elle se fait prêter draps et punaises.
Tous les parloirs de France ne se ressemblent pas. Dans certaines prisons, ce sont de grandes salles communes. Dans d’autres, comme à Saint-Maur (Indre), ils confinent à des sortes de placards un peu biscornus, «comme les petits dressings… Une galère, tu peux même pas tenir allongé».
Les parloirs hygiaphones, avec un grillage ou une vitre, étaient la règle jusqu’au début des années 80. Arrivée au pouvoir, la gauche les a quasi tous supprimés pour permettre aux détenus et à leurs proches d’au moins s’embrasser et s’enlacer. Cela dit, ces parloirs sous forme de petits box ne préservent pas l’intimité. Il y a deux portes de chaque côté, avec des vitres pour que les surveillants gardent un œil depuis le couloir. Robert Badinter voulait créer des espaces intimes, il a juste eu le temps d’en créer un à titre expérimental. Puis la droite a repris les commandes : fin de l’histoire. Son parloir expérimental a servi de vestiaire pour les surveillants, raconte François Bès. En 1996, la socialiste Elisabeth Guigou relance le projet. Elle crée les trois premières unités de vie familiale (UVF). Des sortes de petits appartements dans l’enceinte de la prison, où les détenus et leurs proches peuvent se retrouver entre six et soixante-douze heures. Sans surveillance, et donc libre de s’embrasser et de faire l’amour comme ils l’entendent.
Selon les chiffres du ministère, il existe aujourd’hui 85 UVF sur les 191 établissements pénitentiaires français. Et 47 «parloirs familiaux», plus modestes - une pièce avec un clic-clac - mais permettant quand même quelques heures d’intimité pour le détenu et sa famille. «Oui, sauf que ce que ces chiffres ne disent pas, c’est que très peu de prisons en disposent» : les UVF sont réparties dans seulement 27 établissements, 13 pour les parloirs familiaux. «Dans certaines prisons, la structure existe, mais reste fermée faute de personnel», ajoute-t-il. «Les UVF, c’est un truc de façade pour séduire les journalistes. Quand tu le vis, tu te rends compte que c’est une grande mascarade», dit Hortense. «De la poudre aux yeux, oui», renchérit Christine.
«POUR VINGT-QUATRE HEURES, IL TE FAUT 70 EUROS»
Les mêmes critiques reviennent : plusieurs mois d’attente faute de places, un coût exorbitant, même si, sur le papier, c’est gratuit - les détenus doivent «simplement» provisionner leur compte pour nourrir leurs «invités», en achetant tout en prison. «Mais tout est extrêmement cher, bien plus qu’à l’extérieur. Pour vingt-quatre heures, à deux, il te faut à peu près 70 euros. Si le détenu n’a pas l’argent au moment de faire la demande, c’est mort, ta demande d’UVF n’est pas acceptée», résume Héloïse. Depuis la rentrée, elle a repris les cours. Avec une lubie en tête : «Devenir avocate pénaliste en droit pénitentiaire. Qu’enfin on avance. Je veux défendre les droits des détenus et de leur famille.»
L’OIP se félicite d’une circulaire de décembre dans laquelle il est écrit que tout détenu, qu’il soit prévenu ou condamné, peut demander à bénéficier d’une visite en UVF ou parloirs familiaux. La France avance à pas de fourmis sur la reconnaissance d’un droit à une intimité. «Les toilettes ne sont séparées par des cloisons que depuis les années 2000, et ce n’est toujours pas le cas partout… Certains sont forcés de faire leurs besoins au vu de tous.» Les cellules ne sont toujours pas considérées comme des lieux privés. «Il n’y a pas si longtemps, des détenus étaient sanctionnés quand ils étaient surpris en train de se masturber, rappelle François Bès, le patron de l’OIP, qui soupire. En France, il y a toujours cette idée, encore très ancrée dans l’opinion publique, de considérer qu’après tout, être privé d’intimité, de sexe, ça fait partie de la peine.»
(1) Tous les prénoms ont été modifiés.
(2) Il fut un temps où des pages entières de petites annonces circulaient dans «Libé», notamment dans le supplément gratuit «Libé Sandwich». D’où on a pioché dans un numéro de 1981 : «Un arbre. Solide chêne de 30 ans, bien charpenté, cherche lame sœur pour débiter des petits riens. Préférence donnée à roseau pensant mais toutes essences bienvenues. Mes branches bruissent d’impatience. B. Ch.»
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