par Hugo Forquès publié le 13 février 2024
Quand elles décrochent leur téléphone, les associations impliquées dans la lutte contre l’emprise sectaire répondent d’une seule voix : «Notre répondeur est plein de messages. Il y a chaque semaine de nouveaux cas.» Comme tous les jeudis, Natacha assure la permanence téléphonique dans les locaux du Centre contre les manipulations mentales (CCMM), dans le XXe arrondissement de Paris. Celle qui est bénévole au sein de l’association depuis juin cherchait depuis longtemps à s’investir contre le sectarisme. «La période de la crise sanitaire a agi comme un révélateur», confie la jeune retraitée, décidée à agir à son échelle.
Dans ce centre associatif créé en 1981, neuf bénévoles se relaient. «La pandémie a fait exploser les dérives», raconte Natacha, prête à répondre au moindre appel. La bénévole ne s’y trompe pas. Entre 2015 et 2021, les signalements ont augmenté de 86 %, selon les derniers chiffres communiqués par la Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires (Miviludes). Preuve que le phénomène d’emprise sectaire est pris au sérieux par les autorités, l’organisme a dessiné une stratégie de lutte pour la période 2024-2027. Dans le même temps, un projet de loi est examiné cette semaine par les députés pour sanctionner plus lourdement les instigateurs d’emprise sectaire. Un agenda que les associations voient d’un bon œil, submergées par les témoignages.
«Témoignages déroutants»
Bien souvent, ce sont les proches des adeptes qui appellent les associations pour alerter sur des changements de comportements. «Récemment, j’ai eu au téléphone un homme dont l’épouse, avec qui il est marié depuis vingt ans, a subitement modifié ses habitudes. Il la sentait dériver et s’inquiétait pour ses enfants», raconte Natacha, sans trop détailler en raison du devoir de confidentialité.
A son arrivée au sein de l’association l’été dernier, la bénévole a été formée pour recueillir les témoignages des appelants. Elle s’est plongée dans les rapports «très bien documentés» de la Miviludes pour comprendre l’ampleur du phénomène sectaire. En quarante-deux ans d’accompagnement des victimes, l’association a accumulé de la documentation. Dans l’une des deux salles, une bibliothèque compte des milliers de bouquins (les Sectes de l’apocalypse, Dans l’enfer des Témoins de Jéhovah ou encore Qu’est-ce que la scientologie ?) dans lesquels Natacha a pu piocher pour son apprentissage.
Mais la réalité du terrain la rattrape quand les premiers coups de fil lui parviennent. «Au début, je me suis souvent sentie impuissante car certains témoignages sont déroutants, regrette-t-elle. Puis, j’ai fini par comprendre que l’écoute faisait énormément de bien aux victimes et à leurs proches.» Face à un phénomène protéiforme et insidieux, le travail des associations se résume bien souvent à de l’écoute. «C’est entendre sans porter de jugement, répète Natacha, qui en a fait un mantra. Il faut maintenir un lien avec les victimes, car c’est justement l’objectif du mouvement à caractère sectaire que d’isoler les individus pour les rendre plus influençables.»
Phénomènes gazeux
En vingt ans de bénévolat, Francine Caumel, 75 ans, a vu défiler des familles fracassées par l’embrigadement de l’un de leurs proches. L’expertise de la vice-présidente du CCMM a été mobilisée par Brigitte Liso, la députée (Renaissance) du Nord, rapporteure du projet de loi examiné ces mardi 13 et mercredi 14 février en séance plénière à l’Assemblée nationale.
Porté par la secrétaire d’Etat à la Citoyenneté, Sabrina Agresti-Roubache, le texte s’inscrit dans la stratégie nationale de lutte contre les dérives sectaires, présentée par la Miviludes en novembre 2023. «La menace évolue en permanence, nous devons nous adapter», observe Donatien Le Vaillant. Auprès de Libé, chef de la Miviludes note «la persistance des grands mouvements sectaires, mais également le développement de petites structures». Ces dernières sont qualifiées de «phénomènes gazeux» par les autorités, ce qui les rend difficiles à contenir, notamment avec le développement des réseaux sociaux. En attendant son adoption, le texte de loi suscite de l’espoir au CCMM. «Ce serait une grande victoire pour nous, se réjouit Francine Caumel. Actuellement, nous sommes ligotés car les victimes sont majeures et sont donc les seules à pouvoir porter plainte. Nous ne pouvons que faire des signalements au procureur.» La responsable associative fait référence à l’article 3 du projet de loi. Celui-ci prévoit d’octroyer un agrément aux associations pour leur permettre de porter plainte et de se constituer partie civile dès qu’elles repèrent une dérive.
Quand on l’interroge sur les mouvements sectaires particulièrement visés, la septuagénaire se lève et désigne un mur. Au fond de la pièce, une armoire est remplie de dossiers de groupes à caractère sectaire que l’association a pu observer, au fil des années. Dans les classeurs, on retrouve des notes, archives et coupures de presse sur des grands mouvements qui ont sévi en France, comme Raël, Moon ou encore les mormons, ou d’autres moins connus du grand public.
La santé, une porte d’entrée
«On reçoit beaucoup de témoignages relatifs aux thérapies du bien-être», énumère Natacha. Ces dernières années, les phénomènes d’emprise sectaire ont explosé dans le domaine de la santé. Sur les 1 211 appels reçus en 2022, le CCMM relève 38 % de saisines enregistrées pour des dérives en lien avec la santé. Au niveau national, «cela constitue un signalement sur quatre, détaille Donatien Le Vaillant. Au sein de ces 25 %, un cas sur deux concerne une victime de cancer.» Les groupes à caractère sectaire profitent de la grande vulnérabilité des malades pour faire de nouvelles victimes.
Les familles prennent conscience de l’embrigadement au moment où s’opère une rupture d’accès aux soins. Les malades de cancer arrêtent leur traitement pour se tourner vers des thérapies alternatives. Réintroduit après avoir été supprimé au Sénat, l’article 4 qui institue un délit de «provocation à l’abandon ou à l’abstention de soins» doit permettre de sanctionner plus durement ces escrocs du bien-être, qui sévissent notamment en ligne.
Mais les associations et la Miviludes rappellent que l’emprise sectaire peut toucher tous les profils. «On veut montrer que l’emprise mentale ne concerne pas qu’une infime partie de la population. Se retrouver en vulnérabilité, ça arrive à tout le monde», insiste Marie Drilhon, vice-présidente de l’Union nationale des associations des familles et de l’individu victime de sectes (Unadfi). «Personne n’est à l’abri, de la personne âgée au patron d’entreprise, avertit Florence Pinloche, psychologue au CCMM. Même si les méthodes d’approche ne sont pas les mêmes.»
Si le secteur associatif se réjouit des mesures débattues à l’Assemblée nationale, il insiste sur la nécessité de mener la lutte sur le long terme. Et particulièrement en matière d’assistance aux victimes : «Sortir d’une secte, c’est un processus long», prévient Francine Caumel. «Quand elles nous appellent, les victimes vivent dans la honte et la culpabilité», remarque Natacha. La bénévole se substitue alors aux familles, à qui les anciens adeptes n’osent parfois pas se confier. La députée Brigitte Liso, dont le travail est loué par les associations, envisage une extension du texte, «avec une proposition de loi dans les tuyaux».
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