publié le
Alors que la question de la non-mixité a l’école est remise au devant du débat public par l’affaire Oudéa-Castéra — la ministre a été critiquée pour avoir fait le choix des classes non mixtes pour ses fils à l’école parisienne Stanislas —, qu’est-ce vraiment que cette chose : la non-mixité ? Une méthode pédagogique comme une autre, un mode de reproduction des stéréotypes sexistes, la manifestation d’une idéologie politique ou religieuse marquée comme conservatrice ? Pour comprendre comment elle se vit, comment elle influence le quotidien, la formation des jeunes et, au-delà, peut-être même un certain rapport à l’existence, nous sommes allés à la rencontre des principaux intéressés : élèves et professeurs d’établissements non mixtes.
Lors de mon réveillon du nouvel an, cette année, un ami qui a grandi dans un collège non mixte en région parisienne (nous l’appellerons Julien*) me tenait un discours élogieux sur cette méthode pédagogique que j’ai toujours trouvée étrange, pour ne pas dire complètement réac’. Au cours de notre discussion, pourtant, Julien continuait de démonter mes préjugés les uns après les autres avec une facilité alarmante.
L’éducation en non-mixité entraîne un renforcement des stéréotypes de genre dans la construction de soi ? Faux ! Elle pousserait au contraire les garçons à s’initier davantage aux disciplines dites « féminines » tandis qu’elle encouragerait les filles à pratiquer celles considérées comme « masculines ». L’éducation en non-mixité fabrique des petits handicapés de l’amour incapables d’être confrontés au sexe opposé plus tard ? Archi-faux : elle laisserait à l’adolescent le temps de découvrir son corps avant de découvrir celui de l’autre, et de « prendre conscience de la valeur du sexe opposé ». Très vite j’ai compris que, finalement, je n’y connaissais peut-être rien…
Quelques jours plus tard, lorsque j’ai découvert au milieu des innombrables casseroles de l’affaire Oudéa-Castéra que l’on reprochait à la ministre d’avoir fait le choix des classes non mixtes pour ses fils à Stanislas, alors qu’elle se doit a priori de lutter contre les stéréotypes de genre à l’école, j’ai repensé à Julien. Avait-il raison ? Au fond, serait-ce vraiment « immoral » de scolariser ses rejetons masculins dans des classes de garçons ? Dans le but de comprendre ce que la non-mixité fait vraiment aux enfants, je suis allé à la rencontre de ceux qui la vivent : élèves, anciens élèves et professeurs dans des collèges de garçons et de filles.
Meilleure concentration, meilleures notes ?
C’est le premier argument avancé par les « pro » non-mixité à l’école : à l’âge des premières montées hormonales, ne pas être confronté aux tentations du sexe opposé favoriserait l’attention en classe… et les meilleurs résultats. « Je ne sais pas si l’on peut établir un lien de causalité ou si ce n’est qu’une corrélation, mais dans mon cas, c’est vrai qu’à mon passage en seconde, quand je me suis retrouvé assis à côté d’une fille, j’ai un peu décroché. Il y avait ce besoin de plaire, dans ma tête, il fallait tout le temps que je fasse des blagues », admet volontiers Julien. Pour lui, la non-mixité en classe aurait été un vecteur de meilleure concentration, voire de compétition scolaire entre garçons. « Mais d’une compétition saine, purement académique, qui relève plus de l’émulation de groupe », mesure-t-il.
Un constat partagé par l’historien Jean-Baptise Noé, co-auteur avec le philosophe Jean-David Poncide La Non-Mixité à l’école. Au-delà du tabou, pour une éducation innovante (2019). Pour ce dernier, qui a étudié les différents modèles d’éducation non mixtes en Europe, il faudrait proposer une organisation différente de l’année scolaire, à partir des mêmes programmes, aux classes des deux sexes. Cela parce que les sources de motivation ne seraient pas les mêmes entre filles et garçons à l’adolescence. « Dans les classes de filles, il y a un goût du travail continu avec des contrôles réguliers. Dans les classes de garçons, la motivation plus irrégulière peut avoir besoin d’être relancée par un examen à plus gros coefficient, au milieu ou à la fin de l’année. À cet âge, les filles préfèrent aussi généralement avoir une introduction théorique du cours avant d’aborder concrètement les exemples. Les garçons, eux, préfèrent attaquer directement de manière très concrète. Ces petites différences peuvent améliorer les performances des uns et des autres. »
Xavier*, ancien élève dans un collège non mixte en région parisienne, ne partage pas du tout ce constat. « Il y avait un côté jungle au collège entre mecs, même si j’ai adoré. On faisait les pitres en classe, j’ai pris des blâmes, je me suis fait défoncer par les profs… C’est seulement lorsqu’on a été mélangés, en seconde, que j’ai basculé dans une forme de contrôle. J’ai senti qu’on me demandait d’être “autre chose”. En cours, c’est certain, j’aurais été plus sérieux s’il y avait eu des filles dans ma classe dès le départ », déroule-t-il.
Sur ce point, Marie Duru-Bellat, sociologue spécialisée sur les politiques éducatives et les inégalités sociales et sexuées dans le système scolaire, est formelle : « Aucune étude n’a démontré sérieusement l’impact de la non-mixité sur les résultats scolaires. Si des classes non mixtes peuvent avoir quelque incidence en la matière, ce serait plutôt à l’avantage des filles, en particulier dans les disciplines habituellement connotées comme masculines, où elles se sentent plus en confiance et réussissent mieux. Elles jugent l’ambiance de la classe plus propice au travail, plus détendue et plus confortable, dès lors que les garçons ne sont plus là pour monopoliser l’espace et qu’elles ne craignent plus leurs remarques. Les garçons quant à eux ont un jugement plus mitigé, et trouvent que l’ambiance entre garçons est plus compétitive, plus brutale, plus agitée aussi », éclaire-t-elle.
Ainsi la construction d’un « esprit de camaraderie » propice au travail et au développement de soi, souvent mise en avant par les adeptes de la non-mixité, ne fait pas consensus. Bénéfique pour certains, elle pourrait aussi déborder en « esprit de bande » délétère, surtout chez les garçons, à cause d’une maturité plus tardive.
Éducation sexuée, éducation sexiste ?
C’est Thomas*, enseignant à la fois dans des classes mixtes et non mixtes au collège et au lycée, qui m’ouvre cette seconde piste : la différenciation marquée en classes non mixtes n’entraînerait-elle pas une essentialisation des sexes, encourageant l’apprentissage de stéréotypes de genre sur ce qu’on attend d’une fille et d’un garçon ?
Ce dernier l’a bien remarqué au fil des années : « En classe et sur les bulletins scolaires, il y a certaines choses qu’on pardonne plus facilement aux garçons qu’aux filles. Cela ne se joue pas sur les notes, mais sur les appréciations et le vocabulaire utilisé dans nos remarques. En cas de bavardage ou d’éparpillement, on va reprocher aux garçons leur “immaturité”, ce qui est une forme d’excuse, alors qu’on va accuser les filles d’un “manque de rigueur”. Inconsciemment, la barre de l’exigence morale est toujours plus haute envers les filles. » C’est l’une des limites, avoue-t-il, de l’enseignement en non-mixité.
Xavier, lui aussi, l’a ressenti durant sa scolarité séparée de l’autre sexe. « Avec le recul, on nous a peut-être un peu encouragé à “être des hommes” », pense-t-il. Il se souvient notamment d’un cours d’« éducation des mœurs » dispensé par une intervenante à sa classe de garçons à la fin du collège, qui l’avait marqué : « Une dame a passé l’heure à expliquer qu’à notre âge, les filles étaient très investies dans les sentiments, qu’elles étaient romantiques, fleur bleue, contrairement à nous, les garçons, qui étions “dans l’action“, “dans l’agitation”. Ça a été difficile à digérer. Après ça, j’ai eu du mal a comprendre pourquoi nous aussi, nous n’avions pas le droit d’avoir des sentiments romantiques. Ce qu’elle racontait sur les sentiments des filles, c’est pourtant ce que je voulais connaître. »
Depuis la loi n°2001-588 du 4 juillet 2001 en effet, une éducation à la sexualité est dispensée dans les écoles à raison d’au moins trois séances annuelles par groupes d’âge homogène. Si aucune généralité ne peut être établie sur le sujet, c’est bien souvent dans les établissements réputés conservateurs — et qui proposent des classes non mixtes — que ce genre de discours est tenu, comme le montre encore l’enquête administrative ouverte suite à des accusations d’homophobie et de sexisme à l’école Stanislas.
Pourtant, d’autres éléments viennent nuancer ce présumé problème de sexualisation trop hâtive et caricaturale dans les classes non mixtes au collège. En région parisienne, Julien croit au contraire que c’est la mixité qui entraînerait « un lissage, une uniformisation des personnes et des personnalités ». Un formatage collectif qui aurait tendance à entretenir les stéréotypes plutôt que de servir une volonté d’égalité entre filles et garçons.
Loin de maintenir chaque sexe dans son rôle, pour Julien, grandir en non-mixité encouragerait au contraire à « s’intéresser et développer ses compétences dans des domaines généralement attribués à l’autre sexe » : la danse pour un garçon, les mathématiques pour une fille. « En classe de théâtre, si l’on n’était que des mecs et qu’il fallait que certains d’entre nous jouent des rôles féminins par exemple, personne ne se moquait. Je ne sais pas si ce serait le cas dans un autre contexte… », avance-t-il. Dans sa cour de récréation, le professeur Thomas observe la même dynamique : « En quatrième, les filles jouent au football. Elles arrêtent toutes au lycée lorsque le terrain se retrouve monopolisé par des garçons qui ne veulent pas d’elles dans leur équipe. »
Dans une étude réalisée pour la Revue de l’OFCE, Marie Duru-Bellat, également, remarque la même chose côté féminin : « On observe une moindre estime de soi chez les filles des écoles mixtes par rapport à celles des écoles non mixtes. Les psychologues qui s’efforcent de mesurer l’identité de genre avec des échelles de masculinité et de féminité montrent que le contexte, mixte ou pas, joue sur l’identité de genre des filles ; en l’occurrence, celles qui sont scolarisées dans un contexte mixte obtiennent un score de féminité significativement plus élevé que leurs homologues fréquentant un contexte non mixte. La mixité renforcerait donc l’expression d’un soi dépendant de l’appartenance au groupe de sexe. »
En guise d’explication à ce phénomène, l’étude pointe du doigt le capital de la domination masculine tel qu’énoncé par Pierre Bourdieu dans son livre éponyme. Selon le sociologue, ce capital consisterait à constituer « les femmes en objets symboliques dont l’être est un être perçu » puisqu’« elles existent d’abord par et pour le regard des autres ». Ainsi, selon Duru-Bellat, « il est clair que la mixité va exacerber cette pression découlant des attentes attachées aux rôles masculins et féminins, avec des difficultés à vivre spécifiques des filles, dès lors que les attentes concernant leur conformité au rôle féminin (séduction et passivité notamment) ».
Les filles se retrouveraient donc sous le joug d’une double contrainte en mixité : celle de réussir et de séduire, d’avoir des bonnes notes mais d’abandonner toute velléité de compétition individuelle. En d’autres termes, il leur faudrait prendre la course tout en gardant leurs talons… Cela renforce l’un des arguments généralement avancés par les « pro » non-mixité : pour les filles, l’entre-soi à l’adolescence permettrait d’éviter de se construire à partir du « male gaze » (le regard masculin).
Toutefois, comme illustré par le professeur Thomas sur les bulletins scolaires des deux sexes… ce phénomène se produirait aussi en classes non mixtes, où l’exigence envers les filles serait plus élevé ! Le renforcement des stéréotypes de genre ne viendrait donc ni de l’éducation mixte ou non-mixte, mais d’un problème social beaucoup plus profond et beaucoup plus étendu.
Loin des yeux, près du cœur ?
Quid, finalement, de ce que l’éducation en non-mixité produit sur l’intime ? Quel impact cette méthode pédagogique peut-elle avoir sur notre manière présente ou future d’appréhender la relation amoureuse ?
Là encore, les avis divergent largement. Pour Julien, cette étape de la vie lui a permis de « se découvrir soi avant de découvrir l’autre, à un âge où l’on est encore en train de se construire et où l’on n’est pas à l’aise avec son corps en transformation ». La rencontre repoussée, la temporalité de l’amour ralentie — à l’heure où l’on découvre que les jeunes ont de moins en moins de rapports sexuels — lui aurait permis de « d’entrer sereinement dans la vie amoureuse, de savoir quand il est temps de se lancer ». Mais une de ses amies, issue du même collège non mixte, dira à l’inverse que la non-mixité à fait de certains d’entre eux « des grands timides, des handicapés de l’amour ».
Xavier, lui, se souvient d’une certaine pression à rencontrer des filles au collège. « Vu qu’on n’était qu’entre garçons en classe, il fallait absolument connaître des filles en dehors de l’école, sinon c’était la honte auprès des camarades. J’en avais parlé à mes parents à l’époque, ils m’ont inscrit à tout un tas d’activités extra-scolaires pour que je puisse “voir autre chose”. En réalité, je sais que c’était pour apprendre à côtoyer des personnes du sexe opposé. » Grandir « seul » l’aurait aussi retardé sur un certains nombre d’apprentissages fondamentaux de ce qu’est l’amour. Un « retard » rattrapé tardivement, selon lui : « Au collège, j’étais amoureux d’une fille mais je ne savais pas comment m’y prendre. Je lui ai envoyé un texto qui disait juste “Je t’aime”. Heureusement, elle m’a mis un râteau très gentiment à l’époque ! Le lendemain, des copains m’ont dit que je m’étais fait “larguer”… Alors je me suis dit que, peut-être, c’était ça d’être en couple, que j’avais bien été avec elle et qu’elle m’avait simplement quitté. On était complètement largués sur le sujet. »
Sécurisante pour certains, inquiétante pour d’autres : là encore, la non-mixité se vit de façon radicalement différente à l’échelle individuelle, et en fonction de si elle est totale ou partielle. De manière générale, parmi les interrogés, ceux qui l’ont le mieux vécu étaient scolarisés en non-mixité partielle — c’est-à-dire qu’ils fréquentaient des camarades du sexe opposé en dehors de la salle de classe, dans certains cours tels que l’heure de sport, ou encore dans le cadre de sorties scolaires. Ainsi, l’on ne saurait conclure si la non-mixité s’avère, en tant que telle, bénéfique ou non pour l’enfant.
Comme pour ce qui est de l’entretien des stéréotypes de genre, à travers l’essentialisation des sexes, ce qui est à l’origine de « problèmes » en matière de relations amoureuses et de sexualité semble bien plus diffus dans tous les pans de la société… au-delà de la seule éducation scolaire, ensemble ou séparés entre filles et garçons.
*Les prénoms ont été modifiés.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire