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samedi 17 février 2024

« La Survie des médiocres », de Daniel S. Milo : éloge du suffisamment bon

Par    Publié le 02 février 2024 à

Dans un essai stimulant, le philosophe se livre à une réjouissante critique du « darwinisme social » et de son influence sur le néolibéralisme.

Dans le parc Kruger (Afrique du Sud). 

« La Survie des médiocres. Critique du darwinisme et du capitalisme », de Daniel S. Milo, Gallimard, « Bibliothèque des sciences humaines », 412 p.

Derrière son titre provocant, son style tout en clin d’œil, son fourmillement de savoir et de thèses, La Survie des médiocres, du philosophe franco-israélien Daniel Milo, est un grand livre parce qu’il déconstruit un mode de penser qui est devenu souvent spontané : la fusion du capitalisme avec la théorie darwinienne de l’évolution et surtout de la sélection naturelle. Une fusion qui tend à faire accroire que les privilèges des gagnants et autres « premiers de cordée » correspondent à l’ordre même des choses et que ceux qui n’atteignent pas l’acmé de la puissance le doivent à leur statut de vaincus dans la lutte pour la vie.

Le préjugé de Darwin

Le « darwinisme social », c’est-à-dire l’application à la politique de la théorie darwinienne, est considéré comme ayant été responsable de bien des ravages au XXe siècle en ayant dégénéré en théorie des races et en justification systématique du droit du plus fort. Cette dérive a surtout été portée au passif des disciples de Charles Darwin (1809-1882), en particulier son cousin Francis Galton (1822-1911), ou à Herbert Spencer (1820-1903). Le geste de Daniel Milo dans cet essai − dont une version a déjà paru en anglais sous le titre plus positif et explicite de Good Enough. The Tolerance for Mediocrity in Nature and Society (« le suffisamment bon : la tolérance à la médiocrité dans la nature et la ­société », 2019) − consiste à situer chez Darwin même la source du préjugé. Fasciné par l’élevage des oiseaux, le naturaliste aurait transposé les processus de domestication artificiels des volatiles à la nature elle-même. Il aurait donc indûment prêté à cette dernière une « téléologie », autrement dit la poursuite d’un but qui n’est le propre que du monde humain.

Dans cette brèche, contestable comme tout anthropomorphisme, se seraient engouffrés les tenants de la survie des plus adaptés, relayés de nos jours par le néolibéralisme, popularisé par certains de ses précurseurs, telle la philosophe et romancière Ayn Rand (1905-1982), autrice de La Grève (Les Belles Lettres, 2011). Daniel Milo traque cette idéologie qui se pare des atours de la loi naturelle dans tous les domaines. L’obsession de l’excellence, de l’innovation et de la performance continue ainsi à dominer les ­écoles d’aujourd’hui. Or la nature, suggère-t-il, ne suit aucun dessein supposant l’élimination ou l’infériorisation de ceux qui possèdent juste assez de ressources pour vivre et se reproduire, sans chercher l’héroïsme ou les exploits. L’adaptation suffisante, good enough, se fait, pense-t-il, à moindres frais, et bien des éléments dans le règne animal, comme les taches ou la longueur du cou de la girafe, auxquels est consacré un savoureux chapitre d’histoire des sciences, ou le casque disproportionné des insectes membracides, ne révèlent aucune utilité.

Phénomènes en excès

Il faut donc se résoudre à ce que certains phénomènes soient tout simplement en excès, contrairement à ce que prêchent les partisans de la « naturadicée », notion que Milo forge sur le modèle de la théodicée, qui visait à défendre la création divine et à prétendre que « tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes ». Bien plus qu’un élan perpétuel vers le meilleur, la nature se caractérise par de larges époques de « stase » (arrêt ou ralentissement du mouvement). Milo ne remet évidemment pas en cause l’évolution, contrairement aux créationnistes, et concède même qu’on peut observer quelques symptômes de « sélection naturelle ». Darwin, décrit Milo, finit par l’observer chez les pinsons des Galapagos, après avoir échoué à la détecter chez les tortues et les lézards. Mais transformer ces exceptions en règle universelle demeure abusif pour Daniel Milo, qui a sollicité de nombreux biologistes pour relire son ouvrage.

Le foisonnement des domaines abordés donne souvent le tournis et nuit parfois à la démonstration. Que nos ancêtres soient tous venus d’Afrique ­constitue un acquis de la paléontologie. Assigner, comme Milo, la raison de cette migration à un goût précoce de nos ancêtres pour le tourisme, l’« ailleurisme », le « n’importe où hors du monde » baudelairien colle à la thèse, certes, mais emportera plus difficilement la conviction. Cela n’entaille en rien le plaisir qu’on prend à la lecture de cet ouvrage savant qui sait mettre au jour nos connaissances en pourfendant les illusions que nous entretenons sur la prétendue nécessité d’une situation historique contingente. Là réside le dit le plus efficace du philosophe.

Lire un extrait sur le site des éditions Gallimard.


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