Par Youness Bousenna Publié le 09 février 2024
ENQUÊTE De la guerre en Ukraine à celle entre le Hamas et Israël, la spirale de la violence semble s’accélérer. Cet embrasement fait écho à des controverses récentes autour du lien entre la violence et l’espèce humaine qui, de l’éthologie à l’archéologie et à l’anthropologie, mettent aux prises deux conceptions opposées de notre humanité.
Les chimpanzés n’ont pas de drones, mais ils font aussi la guerre. L’Ouganda a connu, de 1999 à 2008, une vingtaine de raids meurtriers qui ne figureront dans aucun livre d’histoire. Ni armée régulière ni milice, les auteurs de ces attaques venaient d’une communauté de cent cinquante chimpanzés. L’objectif de ces assauts ? « Un lien de causalité entre les agressions mortelles et l’expansion territoriale peut être établi maintenant que les chimpanzés de Ngogo utilisent la zone autrefois occupée par certaines de leurs victimes », concluaient les trois auteurs de l’étude, parue dans la revue scientifique américaine Current Biology en juin 2010.
Le groupe a ainsi pu étendre son territoire de 22 %, confirmant une hypothèse déjà émise, notamment, par la célèbre primatologue Jane Goodall : les chimpanzés mèneraient bien des batailles territoriales. Des batailles ou des guerres ? L’article de Current Biology n’emploie pas ce mot, avançant seulement que « la question de savoir si l’agression intergroupe des chimpanzés peut être utilisée pour comprendre les origines et les causes de la guerre restera probablement sans réponse ».
Cette prudence manifeste la grande sensibilité d’un débat qui touche aux fondements de l’humanité : notre espèce est-elle intrinsèquement violente, au point que la guerre soit le propre de l’homme ? La question traverse les différentes sciences naturelles et sociales, de l’éthologie à l’archéologie et à l’anthropologie, traçant à chaque fois une même frontière. Cette dernière délimite deux grandes positions, celle des « faucons » et celle des « colombes », qui s’inscrivent dans les pas de deux grands modèles philosophiques : celui d’un état de nature caractérisé par la guerre de tous contre tous, évoqué par Thomas Hobbes, et celui du bon sauvage de Jean-Jacques Rousseau.
« Les colombes sont les représentants du courant rousseauiste, selon lequel l’homme est naturellement pacifique et la guerre n’aurait émergé que tardivement dans l’histoire de l’humanité », tandis que les faucons appréhendent l’humain comme « naturellement agressif » et seulement « domestiqué » par la civilisation, résume l’anthropologue Bruno Boulestin, dans un article paru en 2020 dans la revue Paléo. Pour ce chercheur à l’université de Bordeaux, une telle controverse recoupe la division fondamentale qu’est « l’éternel conflit entre nature et culture, entre biologique et social. Faucons et colombes, ce sont avant tout deux vues opposées de l’humanité. »
Propension à la violence héritée
Tout à coup, la comparaison de la violence du genre Homo avec d’autres espèces prend une tournure hautement stratégique. En la matière, une étude parue en 2016 dans la revue Nature a fait grand bruit. Cette analyse est le fruit d’un travail titanesque entrepris par des chercheurs espagnols, qui ont disséqué des décennies d’articles scientifiques pour comptabiliser les cas de violences létales chez les mammifères – soit quatre millions de morts chez un millier d’espèces. Résultat : avec une mort sur trois cents causée par une agression, l’étude affirme que la violence létale est « peu fréquente », mais « répandue » chez les mammifères. Elle serait en moyenne « plus élevée chez les espèces sociales et territoriales », et se retrouve particulièrement chez les primates, certains rongeurs et les carnivores – mais pas chez les chauves-souris ou les baleines.
En suivant l’arbre de l’évolution vers le genre Homo, l’occurrence de la violence létale suit une pente ascendante : 1,1 % à l’origine commune des primates ; 1,8 % à celle des grands singes ; 2 % à celle de notre espèce. Pour cette étude très débattue, la position de l’espèce humaine au sein de cette branche « particulièrement violente » des mammifères est donc déterminante : « Nous étions, à l’aube de l’humanité, aussi violents que prévu, compte tenu de l’histoire évolutive commune des mammifères. »
Si Homo hérite d’une propension à la violence, près de trois millions d’années s’intercalent entre les Homo habilis et la bombe nucléaire des Homo sapiens contemporains. Logiquement, les formes de violence se sont aussi métamorphosées. Du cannibalisme à la violence symbolique du sociologue Pierre Bourdieu, le panorama est si large que tout débat reste incarcéré dans la définition de cette notion. Ordonner ce fouillis, voilà le travail de fourmi que mène l’anthropologue Christophe Darmangeat. Maître de conférences à l’université Paris-Cité, il enquête sur les origines des inégalités et les formes de violence dans les sociétés sans Etat, et s’est lancé dans une classification des confrontations collectives. Car la littérature ethnologique en rapporte une multitude : guerres, pillages, duels, sacrifices, vendettas… Son travail débouche sur quatre grandes catégories issues de la combinaison de deux paramètres, qui distinguent la dimension résolutive (une bataille) ou non résolutive (une vengeance, qui en appelle une autre) de l’affrontement, d’une part, et son caractère unilatéral (un raid ou un assassinat) ou bilatéral (un duel), de l’autre.
« Flou sémantique »
Derrière son apparente simplicité, la notion de guerre elle-même cache un « flou sémantique », constate M. Boulestin, qui propose de la définir comme un « état conflictuel entre deux ensembles distincts de personnes (groupes) qui se perçoivent globalement et réciproquement comme ennemis et entretiennent un rapport social d’hostilité, chaque groupe tentant d’établir sa supériorité sur l’autre par le moyen de la lutte armée ». Derrière cette glose fastidieuse se joue un débat âpre : les formes de violence les plus aiguës, comme la guerre, ont-elles toujours existé ou n’ont-elles été possibles qu’à partir d’un certain stade de l’évolution humaine ? Ce nœud, à la fois historique et conceptuel, oppose là encore des faucons, pour qui l’aptitude à la violence constitue une permanence anthropologique, à des colombes, pour qui la guerre n’a aucun sens appliquée aux microsociétés de chasseurs-cueilleurs du paléolithique. Pour les tenants de cette ligne, la « frontière se situe généralement quelque part entre la fin des temps glaciaires et la néolithisation, mais certains la déplacent même jusqu’au début des âges des métaux », observe Bruno Boulestin.
La bifurcation décisive aurait donc eu lieu quelque part durant le néolithique, un processus de dix millénaires commencé il y a quelque 12 000 ans, marqué par l’apparition de l’agriculture, de la sédentarisation, des villes et des premiers Etats. En bref : des civilisations. « Chez les peuples de chasseurs-cueilleurs, les conflits étaient brefs et peu sanglants ; ils cessaient souvent lorsqu’un homme était tué, voire seulement blessé », soutient ainsi Marylène Patou-Mathis, figure de cette approche en France, dans Préhistoire de la violence et de la guerre (Odile Jacob, 2013).
Les chasseurs-cueilleurs « n’étaient pas des Bisounours », admet volontiers cette directrice de recherche au CNRS et au Muséum national d’histoire naturelle (MNHN), qui rappelle l’existence de violences sanglantes chez certains groupes. Mais, « sur la base des traces archéologiques, aucun conflit ne peut être assimilé à une guerre », soutient la préhistorienne, qui identifie en revanche un lien très clair entre néolithisation et violence : « L’augmentation de la densité démographique, les tensions sur certaines ressources et les mutations socio-économiques, avec l’apparition des inégalités et de la propriété, sont reliées à une augmentation proportionnelle des violences collectives. »
Cette lecture « rousseauiste » a été reprise, en 2021, dans le manifeste Histoire naturelle de la violence, publié par le MNHN. Ce court ouvrage de synthèse, établi par un comité de chercheurs, parmi lesquels Marylène Patou-Mathis, s’appuie sur une grande étude, parue en 2016 dans Nature, qui accrédite la lecture d’une violence reliée aux « changements dans l’organisation sociopolitique des populations humaines ». Ainsi, relève ce Manifeste du Muséum, les données « montrent que la violence létale évolue en fonction des périodes et des types d’organisation sociale », passant des 2 % originels chez les bandes et les tribus de la préhistoire à un plafond compris « entre 15 % et 30 % entre 3 000 ans et 500 ans avant notre ère, surtout entre tribus et petits royaumes ». Alors que les données antérieures à 12 000 ans laissent penser que les cas de blessure après un acte de violence (indiquant un acharnement) sont « extrêmement rares », le comité du MNHN avance que c’est en particulier vers le Ve millénaire avant notre ère qu’une hausse de la violence létale est relevée, attribuée à des communautés humaines « en forte expansion pour le partage des territoires et des ressources ».
Les traces, voilà le nerf de cette guerre des idées. Ainsi des passions suscitées par le cas célèbre de la nécropole de Djebel Sahaba, découverte en 1965 dans la vallée du Nil et considérée depuis comme le plus ancien témoignage de guerre préhistorique (13 000 ans). Dans Préhistoire de la violence et de la guerre, Marylène Patou-Mathis avait réduit cette pièce à conviction à une exception s’expliquant probablement par une tension sur les ressources. Le récent réexamen des 61 squelettes par une équipe française, dont les résultats ont été publiés en 2021 dans la revue Scientific Reports, vient conforter cette analyse. En effet, les morts de la nécropole n’auraient pas été victimes d’un « événement guerrier unique », mais d’une succession d’épisodes de violence, « probablement déclenchés par des changements climatiques et environnementaux majeurs ».
L’apparition de l’Etat, une « bascule évidente »
Aux colombes, qui ont plutôt l’archéologie pour elles, les faucons répliquent cependant par une expression appréciée dans le milieu : l’absence de preuve (archéologique) n’est pas une preuve de l’absence (de guerre). La corrélation entre des traces de violence et des facteurs qui semblent évidents, comme la compétition pour les ressources liée à une hausse de la population, ne vaut donc pas causalité, souligne Christophe Darmangeat. Plutôt faucon, l’anthropologue plaide surtout pour ne pas céder hâtivement aux fausses évidences. En témoigne le cas des Aborigènes d’Australie, dont il recense et analyse tous les cas rapportés de violence collective : « Sans richesse ni hiérarchie politique, ils exercent la violence avec des modalités perfectionnées, comme la guerre et un système judiciaire », explique l’auteur de Justice et guerre en Australie aborigène (Smolny, 2021).
Ces chasseurs-cueilleurs de l’époque moderne feraient donc la guerre. Quid de leurs ancêtres préhistoriques ? Le chercheur, qui travaille à un livre sur la guerre dans les sociétés sans richesse, à paraître fin 2025, met en avant des cas « assez convaincants de massacres collectifs », comme celui de la grotte du Placard (Charente), où quelque deux cents squelettes datant de plus de 20 000 ans témoigneraient d’une potentielle guerre paléolithique. « Examinées objectivement, les données ethno-historiques démontrent qu’il y a toute une gamme entre des sociétés très belliqueuses et d’autres qui le sont peu », écrit de son côté Bruno Boulestin.
Christophe Darmangeat le suit dans cette indécision. « Je suis agnostique sur la question, car deux facteurs perturbent tout : le sort des corps du paléolithique, qui pouvaient ne pas être enterrés, donc ne laisser aucune trace, et l’explosion démographique, à partir du néolithique, qui décuple mécaniquement les conflits violents et donc leur visibilité. » Le chercheur confie toutefois une certitude. Si les origines du genre Homo et l’influence de la charnière historique que fut le néolithique noient les évidences dans la brume des âges, un troisième moment de la trajectoire de notre espèce constitue une « bascule évidente » : l’Etat. Apparu vers le IIIe millénaire avant notre ère, il s’est épanoui durant les cinq derniers siècles, au point de devenir la forme de souveraineté politique de toutes les sociétés humaines, ou presque, à travers le monde. « Alors que, dans toutes les sociétés traditionnelles, on se fait justice soi-même, l’émergence de l’Etat, en monopolisant la violence physique de la société, va progressivement éliminer des formes de violence jusque-là jugées légitimes, comme la vendetta », analyse Christophe Darmangeat.
Obsession pour la paix
Etat et violence entretiennent un rapport fondamental. Constitutif, même, selon la définition canonique donnée en 1919 par le sociologue allemand Max Weber dans Le Savant et le politique : « L’Etat est l’institution qui possède, dans une collectivité donnée, le monopole de la violence légitime. » En particulier l’Etat moderne, reposant sur la conception d’une souveraineté absolue exercée sur une population et un territoire donnés, que la plupart des théoriciens ont pensé dans un rapport étroit à la violence. De la nécessité pour Thomas Hobbes de sortir de la guerre généralisée de l’état de nature à Blaise Pascal, qui, redoutant les guerres civiles comme « le plus grand des maux », réclame un ordre assumé par le souverain – fût-il injuste –, la pensée politique moderne érige l’Etat en rempart contre la barbarie.
L’obsession pour la paix dériverait d’abord d’une situation historique particulière, selon Jean-Claude Michéa, qui l’analyse dans L’Empire du moindre mal. Essai sur la civilisation libérale (Climats, 2007), comme le symptôme du « traumatisme historique extraordinaire provoqué, chez tous les contemporains, par l’ampleur et la durée des guerres du temps ». Car l’Europe des XVIe et XVIIe siècles connaît deux évolutions faisant de la guerre un « horizon quotidien de la vie des hommes », avance le philosophe. Leur massification et les innovations techniques les rendent plus meurtrières, tandis qu’une nouvelle forme de conflit émerge : la « guerre civile idéologique », dont la forme originelle est la guerre de religion.
Ce climat nouveau, l’historien Jean Delumeau (1923-2020) en a livré une clé dans sa célèbre étude La Peur en Occident (Fayard, 1978), qui analyse la longue séquence allant de la Grande Peste, autour de 1350, au XVIIIe siècle comme celle d’une « accumulation des agressions », provoquant un « ébranlement psychique profond » de la civilisation européenne. La peur serait ainsi devenue son affect dominant. Un tel socle historique est décisif, estime Jean-Claude Michéa, car cette « hantise de la guerre civile » nourrira le postulat anthropologique du libéralisme, qui s’édifie sur la vision d’une humanité foncièrement barbare et se conçoit comme un « empire du moindre mal », allergique aux fanatismes et mû par le « désir d’une vie enfin tranquille et pacifiée ».
L’Etat moderne libéral repose sur une promesse inédite : fonder les sociétés sur la paix. Cet horizon le distingue des grands empires conquérants de jadis. « La première baisse de violence significativement enregistrée en Europe de l’Ouest suit de près la fin des guerres de religion européennes », confirme le Manifeste du Muséum. L’analyse est partagée par la grande étude dans Nature de 2016, qui affirme que « la culture peut moduler la violence létale héritée phylogénétiquement [par l’hérédité de son espèce] chez l’homme ».
Cette lecture fait écho à la grande thèse anthropologique de l’auteur de La Violence et le sacré (Grasset, 1972), René Girard (1923-2015), qui fait de la culture et du sacré des anticorps spontanés des communautés humaines pour conjurer le risque d’autodestruction par la violence. L’Etat, la culture et l’adoucissement des mœurs auraient pacifié les sociétés : cette vision optimiste nourrit le best-seller, publié en 2011 par le psychologue canadien Steven Pinker, La Part d’ange en nous. Histoire de la violence et de son déclin (Les Arènes, 2017), où il soutient que l’humanisme des Lumières et le doux commerce ont permis aux penchants altruistes et coopératifs de l’emporter sur les pulsions agressives.
Pour d’autres, cette conception relève d’une mystification. Le XXe siècle, avec ses guerres mondiales, ses génocides et ses bombes atomiques, ne contredit-il pas un tel optimisme ? Loin du triomphe de la « part d’ange », Georges Bataille publiait, en 1949, La Part maudite (Editions de Minuit), analysant la guerre comme une « dépense catastrophique » de l’énergie excédante produite par les sociétés humaines, surplus que le capitalisme aurait porté à un niveau inédit.
Cette intuition est étayée par les sciences sociales critiques du dernier demi-siècle, qui déconstruisent le récit d’une modernité libérale pacificatrice : loin d’enrayer la violence, celle-ci l’aurait seulement déplacée et invisibilisée. Pour saisir cette dynamique, l’œuvre pionnière du philosophe Michel Foucault (1926-1984) autour de la biopolitique, qui exprime l’idée que le pouvoir politique s’exerce désormais sur les corps vivants, est capitale, soutient Elsa Dorlin, professeure à l’université Toulouse-Jean-Jaurès. « Foucault a montré que le pouvoir moderne a converti la violence en discipline. Cette nouvelle technique de gouvernement émerge avec les institutions disciplinaires que sont la prison, l’asile, la caserne, l’école et l’usine », décrypte l’autrice de Se défendre. Une philosophie de la violence (Zones, 2017).
« Cette violence sourde, pas immédiatement létale, qui contraint et normalise les corps » n’est pas seulement celle de l’Etat, mais aussi celle du capitalisme moderne, poursuit la philosophe. Son hégémonie découlerait de « la pacification dela société à des fins productives », passant par une judiciarisation des conflits. Le philosophe sud-coréen Byung-Chul Han prolonge cette réflexion dans Topologie de la violence (R & N, 2019), où il soutient que la violence sanguinaire d’avant la modernité est passée « du visible à l’invisible, du direct au discret, du physique au psychique, du martial au médial et du frontal au viral ». La négativité de jadis se serait métamorphosée en « violence de la positivité », insidieuse, car se présentant sous les traits de la liberté et du culte de la performance. Ses symptômes sont les burn-out, dépressions et autres maladies psychiques produites par un capitalisme numérisé dont la violence opérerait désormais à l’intérieur des individus eux-mêmes.
Si la violence s’est sophistiquée au centre, c’est dans les marges qu’Elsa Dorlin identifie l’autre réalité des Etats libéraux modernes, dont l’humanisme universaliste s’est élaboré en même temps que la conquête coloniale et l’esclavage. La chercheuse analyse ainsi, dans son récent Guadeloupe, mai 67. Massacrer et laisser mourir (Libertalia, 2023), le maintien de l’ordre en outre-mer et dans les banlieues comme le prolongement d’une « hiérarchie » qui « expose au risque de mort une partie de la masse pour maximiser la vie des autres ».
« Effet réversif de l’évolution »
Le politiste Mathias Delori questionne, dans son essai Ce que vaut une vie. Théorie de la violence libérale (Amsterdam, 2021), un paradoxe majeur des conflits du XXIe siècle : l’apathie des opinions occidentales pour les civils tués dans les guerres contre le terrorisme. Réfléchissant à partir des grands penseurs du libéralisme mais aussi d’entretiens menés avec des soldats engagés dans ces guerres, ce chercheur du CNRS au Centre Marc-Bloch, à Berlin, en conclut à une « contradiction intrinsèque du libéralisme politique », qui limite la violence de la société par l’Etat, mais qui peut se doter de ses propres règles de légitimation de la violence. « L’actuelle guerre à Gaza est une illustration paroxystique : Israël met en œuvre une violence qu’elle estime conforme au droit de la guerre, tout en aboutissant à un nombre de civils morts complètement disproportionné à l’aune de la violence du Hamas qu’il s’agissait d’arrêter, avec un rapport de un à vingt », estime Mathias Delori.
S’appuyant sur la pensée de Michel Foucault, mais aussi sur la philosophe américaine Judith Butler, qui distingue les « vies dignes d’être pleurées » de celles indignes de chagrin, le politiste débouche sur une thèse expliquant ce curieux partage : « Les guerriers européens et nord-américains du contre-“terrorisme” (…) défendent une société imaginaire transnationale, incluant les personnes qui vivent de manière conforme au canon libéral de la “vie bonne” et excluant, d’un même geste, toutes les autres. »
Ces sciences sociales critiques renvoient la promesse de pacification de l’Etat moderne libéral à ses hypocrisies et à ses crimes. Ses contradicteurs opposent que sa grandeur, qui le distingue des dictatures et des totalitarismes, est de tendre vers cet horizon. Et qu’en chemin, des acquis réels adviennent, tels que l’abolition de la peine capitale ou de l’esclavage. « Les Etats d’aujourd’hui, surtout, sont peu violents selon la métrique de la violence létale », relève le Manifeste du Muséum. En Europe occidentale, les homicides auraient ainsi été divisés par cent entre le XIVe et le XXe siècle.
Dans La Pensée hiérarchique et l’évolution (Aubier, 1983), le philosophe Patrick Tort tente de proposer une réponse à cette trajectoire semblant séparer l’humanité actuelle de son origine : alors que la sélection naturelle est censée conduire à éliminer les moins aptes, comment expliquer que les sociétés se soient dotées de règles éthiques visant à préserver la vie ? Ce dernier résout le paradoxe en interprétant cette logique comme une application inattendue des principes de Charles Darwin, dont il est l’un des grands spécialistes. Qualifié d’« effet réversif de l’évolution », ce mécanisme aurait inversé la loi de sélection naturelle à mesure du développement des sociétés, conduisant à favoriser les comportements altruistes, comme l’assistance aux malades. L’espèce survivrait en protégeant les plus vulnérables, et non en les éliminant. La guerre n’est donc pas une anomalie biologique. La sécurité sociale non plus.
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