Par Nathaniel Herzberg Publié le 13 mai 2023
Le chercheur japonais, professeur à Stanford et conférencier hors pair, a fait de jouets sommaires le cœur de son approche unique de la discipline, qui tient « plus du spectacle de magie que de l’exposé didactique ».
Les mathématiciens ont coutume de scinder leur profession en deux groupes : ceux qui travaillent à la craie, sur tableau noir, les théoriciens ; et ceux qui œuvrent au feutre, sur des supports plastifiés, plutôt adeptes des maths appliquées. Le Japonais Tadashi Tokieda appartient à une troisième catégorie, dans laquelle il n’est pas impossible qu’il figure seul. Ses instruments de travail, il les sort d’une boîte de biscuits de riz japonais – « toujours la même marque », précise-t-il. Une drôle de structure en plastique, à l’apparence tantôt ronde, tantôt pointue, selon le regard que l’on porte sur lui. Des lacets, des élastiques ou des trombones qu’il manipule comme un prestidigitateur. Des feuilles de papier, coupées, pliées, nouées, rejetons fantasques des origamis de son enfance. Ou encore une pièce géante, qu’il fait tourner devant vous sur une table de l’Institut Henri-Poincaré, temple parisien de la recherche en maths, afin d’approcher à sa manière la « singularité en temps fini », un thème classique de la discipline.
Tadashi Tokieda est à Paris. Invité pour trois mois par le laboratoire de mathématiques de l’Ecole normale supérieure, le professeur de l’université Stanford, en Californie, y donne un séminaire hebdomadaire. « Une tasse chante », « Pierre, papier, ciseaux, en probabilité », « Enigme de l’évolution » : les titres de ses interventions ont de quoi surprendre, en ces lieux plutôt habitués aux énoncés abscons, insaisissables pour le commun des mortels. Ici, pourtant, personne ne peut s’en étonner, tant Tadashi Tokieda fait figure de star de la discipline. Pas à la manière de Terence Tao, médaillé Fields, éblouissant perceur de coffres-forts mathématiques, lui aussi passé à Paris ces dernières semaines. « Mais, s’il devait y avoir une médaille Fields de la popularisation des mathématiques, il l’aurait depuis longtemps », s’enthousiasme Martin Andler, professeur émérite à l’université Versailles-Saint-Quentin et infatigable défenseur d’une approche élargie et joyeuse de la discipline. « La façon dont il part d’objets tout simples pour révéler des mathématiques profondes est unique au monde, salue de son côté Etienne Ghys, secrétaire perpétuel de l’Académie des sciences, autre maître de la vulgarisation et collaborateur du cahier Science & médecine. Comme sont uniques ses conférences, qui tiennent plus du spectacle de magie que de l’exposé didactique. Sauf que lui explique ses tours et qu’il le fait par les maths et la physique. C’est fascinant. »
La trajectoire de l’intéressé sort, elle aussi, de l’ordinaire. Né au Japon il y a cinquante-cinq ans, il se révèle un enfant prodige de la peinture. A 6 ans, il expose dans des galeries professionnelles. Destiné à une carrière de peintre et saisi par « la folie du loin », il prend à 14 ans le chemin de la France. Seul en internat dans un lycée de Bordeaux, il y découvre les langues vivantes. « J’ai réalisé qu’en Europe les êtres humains vivaient, mouraient, tombaient amoureux dans une diversité de langues. Une véritable épiphanie. » Pour approcher la poésie de Garcia Lorca, dont il récite encore les vers au débotté, il apprend l’espagnol. Il se plonge dans le latin, le grec. Sa décision est prise : il sera philologue.
Bac en poche, et de retour au Japon, c’est dans cette discipline qu’il entreprend des études universitaires, puis décroche un premier poste « en papyrologie » à l’université de Tokyo. Une flopée de langues européennes mais aussi l’hébreu ancien, le mandarin ou encore le braille ont enrichi son répertoire personnel. Combien ? « C’est un secret que je ne partage qu’avec ma femme, répond-il. A vrai dire, je ne sais pas bien. C’est comme tenter de dire combien j’ai d’amis. Vous me poseriez la question ? »
Thèse en topologie symplectique
Ce chapitre de la vie de Tadashi Tokieda se clôt par hasard. « Je cherchais un livre à la bibliothèque, il n’était pas là et, comme je suis curieux, j’ai pris celui d’à côté. » Traduite en japonais, la biographie du mathématicien et physicien Lev Landau (1908-1968) agit sur lui comme un direct au foie. Surtout une scène où, sortant du coma, le savant russe pose à son fils un problème de maths. Devant la perplexité du jeune homme, il s’emporte : « Tu te dis cultivé et tu ne peux résoudre une tâche aussi simple ! » « Moi aussi, je me considérais comme cultivé, et j’en étais incapable, reprend Tokieda. Je l’ai pris comme une attaque personnelle et j’ai décidé de m’instruire jusqu’à y arriver. » Il lui faudra une année et demie pour y parvenir, au terme de laquelle il prend un congé de deux ans pour partir à Oxford passer une licence de mathématiques. Enfin, il démissionne et s’envole pour Princeton (New Jersey), et entreprend une thèse en topologie symplectique, formalisme qui, s’il trouve des applications en mécanique classique, demeure assez obscur. « Elle ne valait pas grand-chose, assure-t-il aujourd’hui. Je posais de bonnes questions, mais j’étais trop faible techniquement pour y répondre. Et je ne dis pas ça par modestie, ce n’est pas mon genre. »
Le mathématicien sait ce qu’il vaut, et ce qu’il veut. Plus encore, ce qu’il ne veut pas : « Résoudre un problème déjà bien posé par d’autres ne m’intéresse pas. Et me trouver dans l’impossibilité de partager mon travail avec mes proches ou qui que ce soit m’a très vite été insupportable. » Il commence par concevoir de petites expériences physiques pour illustrer ses thèmes de recherche. Puis va piocher dans les matériaux du quotidien de nouvelles questions mathématiques.
De ce va-et-vient permanent il a tiré ces fameux « jouets », signature de la méthode Tokieda. A ne surtout pas confondre avec les jeux mathématiques, énigmes dont il n’a que faire, inventées par les hommes. « Mes jouets viennent de la nature, on peut les fabriquer en dix minutes, mais ils révèlent des phénomènes si importants que tout le monde se gratte la tête, les chercheurs chevronnés comme les enfants. » Dans l’un de ses grands classiques, il fait ainsi tourner des billes dans un bol à soupe. Lorsqu’il en met trois, elles tournent dans le sens du mouvement ; lorsqu’il en met huit, elles empruntent le sens inverse. Si le phénomène s’explique assez aisément par ce que les physiciens nomment les transitions de phase – les trois billes se comportent comme des molécules d’un gaz, les huit, comme celles d’un liquide —, la surprise initiale est garantie.
Originalité absolue de ses articles
Surprendre. Prendre à rebours l’intuition des érudits comme des innocents. Croire, aussi, en notre appétit intrinsèque pour la découverte, l’inconnu. Le mathématicien affiche ces principes comme d’autres étalent les théorèmes. « N’avez-vous jamais fait l’expérience de donner un cadeau à un enfant et de le voir s’amuser avec le papier ou avec l’emballage ? Voilà ce qui m’anime, ce que je veux solliciter chez les gens. » Une ligne claire qui n’a pourtant rien d’une ligne droite, pour peu que l’on veuille faire carrière dans la recherche. Après sa thèse, il lui a ainsi fallu douze ans pour décrocher enfin un premier poste de maître de conférences à Cambridge (Royaume-Uni). Et il n’a obtenu son grade de professeur à Stanford que sur le tard. « En France, il n’aurait eu aucune chance, soupire Etienne Ghys. J’ai essayé de le faire recruter à l’Ecole normale supérieure de Lyon. Sans succès. »
Son ami Henri Berestycki, mathématicien et directeur d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS), peut bien vanter « l’originalité absolue » de ses articles, qui offrent des démonstrations aussi concises que surprenantes de vieux théorèmes (l’inégalité arithmico-géométrique, l’inégalité de Cauchy-Schwarz…) ou tentent de caractériser les plis d’une feuille de papier froissée, on reste bien loin des critères académiques classiques. « Le CNRS ne voudrait pas de moi comme simple chargé de recherche », sourit Tadashi Tokieda.
Lui non plus, du reste. Car, s’il aime passionnément la France, s’il adore sa littérature, sa musique, ses savants, il moque son approche « hyperélitiste » des mathématiques. « Ici, une feuille de papier devient un “espace euclidien de dimension 2 muni d’un repère orthonormé”… Vous trouvez ça séduisant ? » Pourtant, il n’en démord pas, les mathématiques restent« le plus universel des langages ». A suivre une de ses conférences, à entendre les murmures d’étonnement et les rires qui l’accompagnent, il est difficile d’en douter.
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