Par Léa Iribarnegaray Publié le 15 mai 2023
REPORTAGE Dans ces collectifs en « mixité choisie », se forgent les convictions des plus jeunes. Chanter ensemble permet alors de conjuguer sororité, militantisme et plaisir de faire entendre sa voix.
Qui a osé dire que les féministes « cassent l’ambiance en soirée » ? A rebours d’un engagement triste ou pétri de colère, celles-ci cultivent, en chantant, un militantisme joyeux et ultracontagieux. Elles s’appellent Les Chianteuses à Paris, Les Branl’heureuses à Lyon, Les Kagolphoniques à Marseille, Les Punks à chatte à Nantes, les Chauffe Marcelle à Lille… Toutes font vibrer leurs cordes vocales pour réclamer d’une même voix la fin du patriarcat.
Dans le 12e arrondissement de Paris, le chœur Nos lèvres révoltées (NLR pour les intimes) se réunit un dimanche sur deux pour répéter à la Maison du zéro déchet. « Quand tu deviens féministe, tu enfiles des lunettes qu’ensuite tu ne peux plus enlever. La façon dont tu perçois le monde te met parfois très en colère…, observe Lucile Emeriau, 29 ans, chanteuse soprano, chargée de mission égalité femme-homme dans une mairie, et titulaire d’un master en études de genre. La chorale offre un espace où on peut à la fois souffler, se ressourcer et éprouver beaucoup de joie. »
Cette joie est largement palpable en ce dimanche de printemps. On se prend dans les bras, on s’embrasse, on s’échange des massages… Les participantes font corps pour faire chœur – ou l’inverse, c’est selon. La grande majorité d’entre elles a moins de 30 ans et expérimente pour la première fois un collectif en « mixité choisie », donc sans homme cisgenre. Y sont acceptées toutes les femmes, quelle que soit leur identité de genre ou leur orientation sexuelle, de même que les personnes transgenres et non binaires.
« Outil de résistance »
« Très diverses, ces chorales peuvent mêler tous les âges, mais il y a une nette différence générationnelle face à la question de la mixité, observe Anne Peyret, qui a soutenu en 2022 un mémoire de recherche sur les chorales féministes à l’Ecole des hautes études en sciences sociales. Les groupes les plus jeunes optent davantage pour la non-mixité. Entre autres parce que après Mai-68 beaucoup de militantes disaient avoir aussi besoin des hommes dans leur lutte, d’où une volonté plus “universaliste” de la part des plus anciennes. » Quelques chœurs se disent d’ailleurs plus féminins que féministes, quand d’autres sont spécifiquement LGBTQIA + ou afroféministes.
S’il est impossible de faire un état des lieux précis des chorales féministes en France, Anne Peyret note une « explosion » du phénomène à partir de 2019, aussi bien dans les grandes villes qu’à la campagne, avec un pic encore plus fort depuis les années 2020. Dans un contexte de regain et de renouvellement des luttes féministes, à la suite de l’affaire Weinstein en 2017 et du mouvement #metoo qui a suivi. Selon leurs propres membres, l’essor de ces chorales correspond ainsi au développement d’une nouvelle manière de militer et de s’engager.
« Chanter est un outil de résistance extrêmement fort »,souligne Anne Peyret. Et ce, au-delà des frontières. Depuis le Chili, à une époque de forte contestation sociale en 2019, la performance du collectif féministe Las Tesis a fait le tour du monde, avec le poème Un violador en tu camino (« un violeur sur ton chemin ») chanté et dansé dans les rues de Valparaiso. En France, au moment des manifestations contre la réforme des retraites, des groupements interchorales se sont également consolidés pour faire front dans les cortèges.
« On va “toustes” claquer dans nos mains à des rythmes différents » ; « Vous faites bien attention à demander le consentement de chacun chacune avant de vous toucher » : au sein de Nos lèvres révoltées, le temps de l’échauffement annonce la couleur en matière d’inclusivité. Plus que de sororité, certaines parlent ici d’« adelphité » pour en gommer la dimension genrée.
Prise de conscience
Dans cet espace qui se veut « le plus safe [sécuritaire] et bienveillant possible », Alix Bouvet, 26 ans, étudiante en médecine, affirme, comme la plupart des « chanteureuses », se sentir bien mieux qu’ailleurs : « Ici, j’ai l’impression d’être safe par réflexe, parce qu’on est entre nous. Quand j’ai passé ma semaine à l’hôpital, avec une grosse hiérarchie et une misogynie imprégnée dans la culture médicale, c’est hyper agréable d’arrêter de réfléchir à ce que je vais pouvoir dire ou non, à ce qui va me mettre en danger ou non. »
Aux yeux de Marion Paris, 30 ans, chargée de mission à Emmaüs France, c’est aussi l’endroit où l’on peut « déposer son paquet et se sentir plus légère » : « Je suis atteinte d’endométriose et j’ai senti la possibilité d’en parler, explique la jeune femme arrivée à NLR à l’été 2022 alors qu’elle n’avait jamais fait de musique. J’avais peur de chanter au début ! Mais c’est une relation inédite : on partage les mêmes combats. »
Pour certaines, souvent les plus musiciennes, la chorale est un préambule à l’engagement féministe. C’est là que naissent ou se forgent leurs convictions, alors que ce n’est pas ce qu’elles étaient venues chercher. Lucie Pélissier, 28 ans, formée à la guitare classique et diplômée de Sciences Po, se dit « passagère embarquée » : « Je n’avais pas conscientisé un tas de choses. Aujourd’hui, j’ai un sens bien plus aigu de la sororité, ça m’a révélée. »
C’est aussi le cas d’Alix Bouvet qui a intégré le groupe « surtout pour faire de la musique » – en plus d’être pianiste, elle a fait partie de l’Opéra Junior de Montpellier. « Je n’étais pas du tout politisée au départ et je me suis vite laissée porter, raconte-t-elle. De Désenchantée, de Mylène Farmer – « icône queer par excellence ! » –, à Grown Woman, de Beyoncé, en passant par des chants de lutte historiques, c’est elle qui écrit une bonne partie des arrangements originaux pour NLR, avec des harmonies complexes et exigeantes, « pour que ça donne du volume au son et que les gens aient envie de tendre l’oreille ».
Attirer des femmes de tous horizons
Comme la majorité des chorales féministes, Nos lèvres révoltées met un point d’honneur à accepter tout le monde, avec ou sans bagage musical. Même si la rigueur artistique revêt une importance toute particulière. Près d’une soixantaine de membres sont aujourd’hui investis dans ce collectif organisé en association – les recrutements sont ouverts une fois par an et la liste d’attente ne désemplit pas. « Moi qui viens de la musique classique, je sais que c’est un milieu très particulier, avec seulement des Blancs, bourgeois,note Alix Bouvier. Si on décide de monter une chorale entre nous, on se retrouve dans un entre-soi qui n’est pas ce qu’on recherche. »
Amance Pélissier, l’une des sœurs de Lucie, 30 ans, a d’ailleurs « toujours chanté en famille » : au conservatoire, elle a fait de la flûte traversière, de la chorale, de l’orchestre de chambre… « Avec NLR, j’arrive à m’émanciper de choses plus lyriques, se félicite celle qui travaille dans un fonds d’investissement.
Pour moi, c’est une autre forme de déconstruction, en plus d’un énorme bouleversement idéologique. » De même que sa cousine Coline Pélissier, 26 ans, passée par la Maîtrise de Paris et le chœur de l’Orchestre de Paris : « Sans cracher dans la soupe, cela permet de décomplexer et de mettre de côté une musique classique très élitiste », affirme cette doctorante en sociologie, par ailleurs fondatrice de NLR par un « heureux hasard », en 2019, alors qu’elle était en stage au Haut Conseil à l’égalité entre les femmes et les hommes.
Gagner en assurance
Pratiquée collectivement, la chorale galvanise et finit par toucher à l’intime. « Le chant, c’est une manière de se faire entendre, de prendre l’espace physique et sonore. Mais c’est aussi une façon de reprendre possession d’une partie de soi, relève Anne Peyret. En tant que femme, on nous a socialisées en nous répétant de ne pas faire trop de bruit, de ne pas prendre trop de place… Chanter représente alors un combat personnel. » A en croire les participantes, le chant aurait même des vertus thérapeutiques. Marion Paris compare la chorale à sa pratique du yoga : « Ça fait du bien, ça libère, comme la sécrétion d’hormones après le sport. C’est un exutoire. Petit à petit, je progresse et prends confiance en moi. »
Beaucoup parlent de « puissance collective », d’« empouvoirement ». Chanter grave quand on n’osait pas, fort ou aigu alors qu’on n’assumait pas, permet de gagner en assurance et de trouver sa voix. « Lorsque j’ai rejoint NLR en juin 2022, j’étais à un moment de rupture et de questionnement par rapport à ma vie amoureuse, retrace Garance Smith-Vaniz. Relations abusives, violences sexuelles… en quelques mois, j’ai eu le tiercé gagnant avec trois mecs différents qui m’ont fait du mal. J’ai découvert NLR dans le podcast “Le cœur sur la table” que j’écoutais religieusement. Depuis, j’assume d’être bisexuelle et je me revendique lesbienne politique.
Ça m’a permis de grandir. » Celle qui a fait de la comédie musicale aux Etats-Unis, mais aussi milité avec le collectif des « colleuses » à Paris, trouve « génial » de pouvoir cocher musique et militantisme dans une même case de son emploi du temps.
Quant à Lucie Pélissier, elle s’est découvert « un talent, une capacité à chanter en soliste » avec son solo dans Cancion sin miedo (« chanson sans peur ») de la Mexicaine Vivir Quintana, hymne féministe contre les violences faites aux femmes et les féminicides. « La chorale a été un espace très apprenant et bouleversant sur plein d’aspects, à la fois artistiques, intimes et politiques », s’émeut-elle.
Répertoire du matrimoine
Pour varier les plaisirs et les combats, le carnet de chant reste très éclectique. Outre Beyoncé déjà citée, on peut mentionner la chanson des Penn Sardin, qui retrace la grève des ouvrières des conserveries de Douarnenez (Finistère) au début du XXe siècle ; Grandiose, de la chanteuse Pomme ; La Guérilla, sur un air composé par Serge Gainsbourg, repris par le Mouvement de libération des femmes dans les années 1970 ; Otto ore (« huit heures »), des émondeuses dans les rizières en Italie… Avec l’idée de recréer, voire de créer, un matrimoine. Quitte à réécrire certaines paroles jugées désuètes ou déplacées.
« Ça me fait très plaisir, je suis pour la réappropriation !, approuve l’archiviste féministe Nicole Fernandez Ferrer, « 69 ans et demi », coprésidente du Centre audiovisuel Simone-de-Beauvoir, qui a aidé NLR à se documenter sur certaines chansons. Ça se brasse entre générations et les plus jeunes réussissent à leur tour à faire preuve d’une grande créativité. Il va falloir aussi garder des traces de tout ça. »Garance Smith-Vaniz s’interroge : « Est-on une chorale à visée matrimoniale et historique ? Est-ce qu’on est là pour rendre hommage à des luttes passées ? Ou notre objectif n’est-il pas de nous inscrire, nous aussi, dans ce mouvement oral pour apporter notre pierre à l’édifice ? »
Issue d’un milieu assez catholique, ayant grandi dans un petit village près d’Arras, Lucie B. est « vue comme la rebelle de la famille » avec son militantisme. Mais quand, à 26 ans, elle raconte à sa grand-mère de 97 ans qu’elle fait partie d’une chorale féministe, les deux femmes – « pas forcément alignées » – finissent par s’entendre.
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