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lundi 15 mai 2023

« Le Discours philosophique » : Michel Foucault met en lumière la trame secrète de la philosophie

Par    Publié le 10 mai 2023

Dans un œuvre datant de 1966 qui frémit d’intelligence aiguë, le grand intellectuel semble vouloir échapper à la philosophie. Pour mieux y revenir ? Une réflexion brillante et une belle surprise.

« XMG204198 Michel », de Gérard Fromanger (1976).

« Le Discours philosophique », de Michel Foucault, édité sous la direction de François Ewald avec Orazio Irrera et Daniele Lorenzini, EHESS/Gallimard/Seuil, « Hautes études », 310 p. (en librairie le 12 mai).

Deux cent neuf ­pages manuscrites recto verso. Malgré quelques ratures et mots illisibles ou manquants, le texte est parfaitement maîtrisé, élaboré de bout en bout. Le Discours philosophique, manuscrit inédit de Michel Foucault (1926-1984), est une surprise de taille. Rédigé en peu de temps, de la mi-juillet au début de septembre 1966 pour l’essentiel, il confirme la puissance de travail exceptionnelle de l’auteur, qui s’attelle à une tâche redoutable : caractériser clairement et méthodiquement ce qui spécifie le discours philosophique.

Nulle part Foucault n’a abordé la question de manière si frontale et si construite. Pourquoi donc a-t-il choisi de ne pas publier ce ­livre brillant, pratiquement achevé ? Aucune précision ne semble actuellement disponible sur les raisons de cette décision. Il se pourrait que la réponse tînt justement au caractère direct et explicite de cette mise au point. Foucault aurait mis ses idées au net, et préféré demeurer masqué. Pure hypothèse, évidemment.

Quoi qu’il en soit, le texte met en lumière, pas à pas, ce qui rapproche et surtout ce qui distingue le discours des philosophes de celui des scientifiques, de celui des littéraires, et des propos du quo­tidien. Il cherche ainsi à cerner, par-delà la multiplicité des doctrines, la diversité des penseurs, la disparité des styles, le statut commun de leur prise de parole, la manière dont elle s’organise. Plus encore, il met en perspective l’histoire de ce discours, en scrutant le grand basculement qui, ­selon lui, donne à la philosophie moderne, depuis Descartes, une configuration radicalement différente des précédentes.

Intelligence aiguë, style inimitable

Les questions abordées sont cruciales. Qu’est-ce que la philosophie ? Quel est le moteur de son histoire ? Est-elle encore praticable ? En quel sens et de quelle manière ? Rien de moins… La matière est immense, mais c’est par le seul biais du discours qu’il s’agit ici d’aborder et de délimiter la place de la philosophie dans l’ensemble de la culture occidentale, en distinguant ses caractères, ses fonctions, ses variantes.

A défaut d’être toujours convain­cantes, les réponses sont virtuoses. Cet inédit surprise frémit d’intelligence aiguë drapée dans un style inimitable. Pourtant, ce n’est pas seulement une lecture captivante, voire fascinante, parmi tant d’autres. Ce manuscrit constitue en fait une œuvre à part entière, signée d’un génie intellectuel qui continue de marquer notre époque – pour le meilleur et pour le pire.

Les connaisseurs de l’œuvre y trouveront le « chaînon manquant » entre Les Mots et les choses, paru en 1966, accompagné aussitôt d’une audience consi­dérable, et L’Archéologie du savoir, publié en 1969, l’un et l’autre chez Gallimard. Plusieurs ­concepts-clés de la pensée foucaldienne – « représentation », « discours », « archive » notamment – s’y retrouvent, évoluant d’un texte à l’autre. Malgré tout, la démonstration poursuivie dans Le Discours philosophiquepossède une autonomie suffisante pour être considérée en tant que telle.

La question directrice peut s’énoncer ainsi : « Comment les philosophes parlent-ils ? » Ce ne sont pas en effet les objets de la philosophie – ni ses systèmes, ni ses écoles, ni ses querelles – qui sont ici jugés décisifs, mais le « mode d’être »spécifique de son discours. Foucault nomme ainsi l’organisation du rapport entre parole, sujet parlant, lieu et temps. Le sujet du discours scientifique peut se voir substituer à lui n’importe quel autre sujet, en tout lieu et en tout temps. Au contraire, le sujet exigé par le discours philosophique doit parler au présent, d’un lieu donné, être inclus dans ce qu’il dit. Il prétend certes accéder à des vérités qui préexistent, mais c’est par lui seul qu’elles sont découvertes, et il se doit toujours d’expliquer comment sa position singulière, unique, le permet.

Le grand renversement de ­perspective opéré par Foucault consiste à considérer que la manière dont s’organise ce discours fournit la clé ultime de tout le reste – œuvres possibles ou impossibles, questions incontournables ou inaperçues, objets obligés ou invisibles. Il est vain, à ses yeux, de croire qu’existent des problèmes éternels, des thèmes récurrents ou émergents. Tous les contenus affichés, explicites et apparents, ne sont que les ­conséquences engendrées par le mode d’être du discours philosophique, les cas de figure qu’il rend possibles, l’évolution de son organisation, les discontinuités qui le reconfigurent.

« Penser après Nietzsche »

Voilà qui permettrait, ni plus ni moins, de rendre compte de l’histoire de la philosophie. Schéma­tiquement, Foucault sépare les Anciens, interprètes ultimes des mots et des choses, et guérisseurs des âmes, pour lesquels existent, par eux-mêmes, de grands objets à explorer – Dieu, l’âme, le monde – et les Modernes, dont René Descartes (1596-1650) marque l’avènement. Pour les Modernes, ces grands objets ne sont plus des référentiels extérieurs, seulement des fonctions variables, des valeurs possibles à l’intérieur du discours : « Dieu, l’âme, le monde sont entrés dans un discours où leur inexistence est tout aussi possible que leur existence ; ils n’ont pas disparu, mais sont placés au seuil équi­voque de la vie et de la mort, de l’ombre et de la lumière, tandis que la métaphysique, elle, était bel et bien détruite comme discours ­portant sur ces objets. »

L’ultime rupture porte le nom de Friedrich Nietzsche (1844-1900), qui efface la séparation entre le discours des philosophes et celui des autres savoirs, fait éclater l’unité du sujet parlant, détruit toute identité close. « Penser après Nietzsche », pour Foucault, ce n’est plus fonder ni achever le savoir, mais tenter de dire ce qu’il y a aujourd’hui, s’efforcer de diagnostiquer le présent, sans le supposer malade ni soignable. Parvenu à cette limite, le philosophe devient« seulement l’homme du jour et du moment », porteur d’un « étrange discours dérisoire ».

Finalement, il semble que l’effort de Foucault consiste avant tout à tenter de voir la philosophie du dehors, en contournant les apparences pour en exhiber enfin la trame secrète, inaperçue, qui en fournit le ressort interne. Paradoxe : son mouvement pour échapper à la philo­sophie ressemble fortement à sa description du geste qui la constitue… Comme si, pour être du dehors, il fallait s’y maintenir, après l’avoir évidée. Comme si, pour être encore philosophe, il était ­indispensable de laisser l’ancienne peau se dessécher dans l’« archive » qui conserve et sélectionne la circulation des discours.

Parmi les critiques actuelles adressées à Foucault, un reproche récurrent domine : croire qu’en changeant les mots on peut transformer les choses, que le discours prime sur la réalité et finit par la produire. Il suffit de lire ­attentivement Le Discours philo­sophique pour voir que c’est là un contresens, engendré sans doute par les dérives et excès de disciples confus. Le discours, pour Foucault, trame effectivement le pensable, mais pas le réel. Encore faut-il demander de quel côté, au bout du compte, se tient le premier ­moteur de la philosophie.

Doit-elle son déploiement multiple à la seule inquiétude humaine et au souci permanent de scruter les idées ? Répond-elle exclusivement aux exigences d’un type de discours, aux discontinuités qui reconfigurent son agencement ? Foucault défend ardemment cette dernière option, d’une manière bien plus explicite et plus abrupte dans cet essai que dans d’autres ouvrages. C’est pourquoi le débat risque d’être vif et durable autour de ces analyses foucaldiennes inédites et de leurs partis pris radicaux. Il reste, pour entrer dans la discussion, à s’immerger dans le texte.

Extrait

« Nous sommes en train de tenir des discours philosophiques dont nous ne connaissons pas encore le statut ni le caractère, et dont nous ne pouvons pas éviter de constater qu’ils n’ont plus ceux d’autrefois : de là ce fait que rien de ce qui nous est donné comme philosophie (…) ne nous paraît être vraiment de la philosophie (…). Mais en même temps, par une sorte de compensation qui n’est en fait que l’autre aspect du même phénomène, de la philosophie s’articule à l’intérieur de discours qui lui auraient été autrefois étrangers : (…) dans l’élément de discours scientifiques (…), à l’intérieur de discours ­littéraires (…), dans la forme de discours politiques (…), des actes philosophiques sont effec­tivement accomplis, ni plus ni moins que dans le discours ­philosophique des gens qui se donnent pour philosophes. Toute une richesse est en train de naître là, et dans la proportion même où la philosophie se reconnaît comme perdue. »

Le Discours philosophique, pages 180-181

Signalons, du même auteur, la parution en poche du « Pouvoir psychiatrique. Cours au Collège de France (1973-1974) », Points, « Essais », 516 p.


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