par Anne Rehbinder publié le 29 novembre 2022
Cet article est tiré du Libé spécial auteur·es jeunesse. Pour la quatrième année, Libération se met aux couleurs et textes de la jeunesse pour le Salon du livre de Montreuil qui ouvre ses portes le 30 novembre. Retrouvez tous les articles ici.
Sociologue, Gabrielle Richard porte un regard spécifique sur les questions d’orientation sexuelle et d’identité de genre. Après Hétéro, l’école ? Plaidoyer pour une éducation anti-oppressive à la sexualité (Remue-ménage), elle vient de publier Faire famille autrement chez Binge Audio éditions. Rencontre avec une penseuse qui met en lumière les chemins d’invention des parentalités queers.
Qu’est-ce qui vous a incitée à faire cette étude sur les familles queers ?
L’intérêt pour les familles queers m’est venu avec l’arrivée du désir de parentalité dans mon couple (je suis en couple avec une personne non-binaire). Je me suis beaucoup interrogée sur les manières d’accéder à la parentalité, sur le désir de grossesse que nous étions censé.e.s tous.tes les deux ressentir du fait de notre assignation comme filles. Sur ce qui nous était renvoyé par notre entourage comme plus ou moins acceptable, plus ou moins légitime. En tant que sociologue, j’ai eu envie de questionner des personnes queers sur leur rapport à la parentalité, sur l’aisance avec laquelle elles avaient pu penser la famille en dehors des schèmes hétéronormatifs selon lesquels il doit nécessairement y avoir un père et une mère, en couple monogame, pour accueillir un enfant. J’ai rencontré des dizaines de parents homosexuels (lesbiennes et gays), bisexuels, non-binaires, trans, etc. Je me suis aperçue que les informations que je collectais étaient d’une richesse incroyable.
Qu’est-ce vous avez découvert ?
Il y a des configurations familiales très diverses. J’ai rencontré des familles à trois ou quatre coparents, des familles où les parents ne sont pas monogames, des familles où une personne porte l’enfant conçu à partir des ovocytes de sa partenaire, des familles où tous les enfants n’appellent pas le même parent de la même façon, etc. Et enfants comme adultes y sont épanouis dans leur configuration familiale. Je le précise, parce qu’on interroge beaucoup les supposées limites des familles avec deux mères ou deux pères, par exemple. Au terme de mon enquête, ce que je retiens, c’est leur potentiel libérateur. Ces familles sont pensées pour répondre au mieux aux besoins des adultes et des enfants concernés. Quel est le rôle parental que je suis en mesure de jouer ? Est-ce que je désire avoir un lien biologique avec mon enfant ? Quelle importance j’accorde à la transmission de mon nom ? Est-ce que j’aimerais allaiter mon bébé ? Chez les parents queers, tout est potentiellement un sujet de réflexion, de discussion… et de création, au-delà des rôles de genre.
On va bientôt fêter les 10 ans du Mariage pour tous. Qu’est-ce qui a évolué, selon vous, pour «ces familles qui se font autrement» ?
Ces gains juridiques sont importants en ce qu’ils permettent de reconnaître et de protéger des familles homoparentales. Ceci dit, il y a évidemment une marge entre l’égalité juridique et l’égalité sociale. On sait par exemple que des conseils de famille peuvent émettre des réticences à l’idée de confier un enfant en adoption à un couple d’hommes, tout comme des femmes lesbiennes en processus de PMA peuvent vivre de la lesbophobie «ordinaire» dans leurs interactions avec des professionnel.le.s de la santé. Ce qui interroge aussi, évidemment, ce sont les parents à qui l’on ne confère pas les mêmes droits et protections. Les familles pluriparentales, par exemple, ne peuvent voir que deux adultes accéder au statut de parent, et donc être protégés dans leur relation à l’enfant. Quant aux familles transparentales, elles doivent faire face à des réticences, voire à une hostilité, dans l’espace public, sur laquelle la législation n’a que peu d’emprise.
Et sur les représentations de ces familles, observez-vous une évolution ?
C’est difficile de mesurer l’évolution des représentations, mais quand je parle à des jeunes queers aujourd’hui, j’ai l’impression qu’ils ne voient plus nécessairement leur orientation sexuelle ou leur identité de genre comme un obstacle à la projection dans la parentalité. Il y a dix ans, j’entendais souvent des jeunes qui avaient l’impression que s’accepter comme lesbienne, par exemple, venait tirer un trait sur la possibilité de devenir parent. Comme si c’était inconciliable. Tout est loin d’être facile pour les jeunes queers aujourd’hui, mais la parentalité est de plus en plus vue comme étant de l’ordre du possible. Il y a une réelle démocratisation des informations sur le genre et la sexualité, et un partage d’expériences plus facile grâce aux réseaux sociaux. Il y a plus de possibilités de se définir, de nommer son identité de genre, son orientation sexuelle, et de connaître les possibilités qui existent pour faire famille.
J’ai découvert dans votre livre que jusqu’en 2016, on forçait les personnes à se stériliser avant d’obtenir un changement d’état civil suite à une transition !
En effet. Jusqu’en 2016, les personnes trans qui désiraient obtenir le changement de la mention de sexe à l’état civil devaient fournir la preuve du caractère irréversible de leur transition, incluant la perte de leur capacité procréative. Cela nous montre à quel point les droits des personnes queers, et notamment en ce qui concerne leur parentalité, sont mouvants et se jouent en temps réel. Je n’ai pas l’impression que j’aurais pu écrire ce livre-là il y a cinq ans. Comme j’ai l’impression qu’il ne sera plus complètement à jour dans quelques années, du moins sur le plan juridique.
Je me souviens des cortèges de la «manif pour tous» pour sauvegarder la famille traditionnelle pleins de violences contre les parentalités queers… Or les chiffres de l’Insee montrent que, en 2019, 40 à 44% des plaintes pour violences physiques ou sexuelles sont intrafamiliales. Est-ce que les parentalités queers portent des valeurs spécifiques sur ces questions-là ? Est-ce qu’il y a aussi une «queerness» dans l’éducation des enfants ?
On dit des queers qu’ils ont des familles choisies, c’est-à-dire qu’ils se créent des groupes d’ami.e.s intimes qui viennent pallier, d’une certaine manière, les lacunes de leurs familles d’origine. Beaucoup de personnes queers n’ont pas une relation apaisée avec leur famille d’origine. Cela peut aller jusqu’aux violences physiques et sexuelles, au rejet explicite, etc. Dans tous les cas, elles se retrouvent souvent en position de devoir informer, expliquer, former leur famille d’origine sur les réalités qu’elles vivent, sur le coming out et la présomption d’hétérosexualité par exemple. Ce sentiment de marginalisation face à leur famille d’origine se répercute dans la manière dont les personnes queers décident d’éduquer leurs propres enfants, ce sont des parents très à l’écoute. De par leur parcours, elles ont une conscience aiguë du fait qu’on s’inscrit tous, à tout moment, dans des rapports de pouvoir qui exercent une violence à l’égard des personnes dominées.
J’ai trouvé très beau dans votre livre de voir des parents assumer de partir de zéro, sans modèle ni a priori. Pour moi, la grande arnaque de la maternité «classique» est de présupposer qu’en tant que femme, on sait comment faire, qu’il y a une bonne manière de faire, tel rôle pour la mère, tel rôle pour le père… Au fond, on aurait toutes et tous intérêt à s’inspirer de ce modèle-là : composer quelque chose de libre et d’unique en devenant parent.
C’est bien l’un des avantages du fait de ne pas s’inscrire dans des normes de binarité de genre et/ou d’hétérosexualité. La parentalité n’est pas «pensée» pour les personnes queers. Elle constitue donc, à certains égards, un terrain vierge qu’elles peuvent investir avec plus de liberté que ne peuvent le faire, de manière globale, les personnes cisgenres et hétérosexuelles. Bien sûr, ce qu’on est en capacité d’y bâtir dépend d’autres facteurs, notamment financiers et juridiques, qui peuvent freiner considérablement la capacité d’action. Mais il y a une certaine liberté qui est conférée par cette distance à la norme.
Toutes les options sont donc possibles pour construire des parentalités satisfaisantes. La question la plus importante n’est-elle pas celle de l’attachement unique que des personnes vont construire dans leur aventure parentale avec un enfant, plutôt que leur identité ?
Effectivement. L’assignation à la parentalité est très genrée. Beaucoup de femmes lesbiennes m’ont raconté que leur entourage n’acceptait pas toujours bien leur orientation sexuelle, mais qu’elles redevenaient soudain intelligibles dès lors qu’elles disaient vouloir devenir mères. On ne retrouve pas le pendant de ça chez les hommes gays qui vont annoncer un désir de parentalité. On aura plutôt tendance à leur faire sentir que le désir d’enfant est féminin et qu’il manquera cette pièce féminine au puzzle de leur future famille. Par ailleurs, ce que les parentalités queers mettent aussi en évidence (au même titre que les familles adoptives), c’est qu’il n’existe pas nécessairement une corrélation entre le rôle biologique dans la conception d’un enfant et le rôle social occupé par chaque parent. Ainsi, on peut porter un enfant sans en être la mère. On peut être une mère sociale ou un père et être la première personne à donner des soins à l’enfant. Bref, il peut y avoir une répartition très libre des rôles et des tâches à accomplir auprès des enfants.
Vous parlez de «queerer la famille», je me suis demandé ce que «queerer la société» voudrait dire, sur quel autre domaine de notre société, le projet queer qui apparaît comme libérateur, pourrait agir et bousculer l’ordre établi.
Avoir un regard queer, c’est regarder de manière critique la manière dont des structures ou des institutions font la promotion de l’hétérosexualité et de la binarité du genre. Ainsi, «queerer la famille», c’est constater à quel point elle normalise la supposée complémentarité des genres et mise sur la conjugalité hétérosexuelle. On peut aussi questionner d’autres facettes de nos sociétés. Je travaille beaucoup à former des personnels éducatifs sur les notions de genre et de sexualité. Nos établissements scolaires sont hétéronormés. Les toilettes en sont un bon exemple. Dans nos établissements scolaires, l’accès aux sanitaires se fait sur des critères genrés, c’est-à-dire sépare les garçons des filles. Queerer les toilettes, c’est simplement questionner cette idée. C’est se demander s’il serait possible de gérer la fréquentation des toilettes sur une base autre que le genre, de manière à maximiser le sentiment de sécurité de l’ensemble des élèves ? L’âge peut être un élément de réponse, tout comme on peut reconsidérer la structure de ces espaces, l’usage d’urinoirs, etc. Le queer permet de repenser nos institutions et nos structures sans prendre pour acquis quoi que ce soit sur le plan du genre. C’est forcément libérateur.
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