par Robert Maggiori publié le 10 mai 2023
Déjà, «peut mieux faire» est terrible. L’appréciation humilie l’élève qui a cru faire de son mieux. Mais il y a pire. C’est : «assez bien». Elle devrait réjouir, elle fait pleurer ou rougir : car le bien qu’on a atteint ne serait pas un vrai bien, et il faudrait un rien, encore un petit reproche, pour que ce soit un mal. Autant rater, s’enfoncer dans l’échec, plutôt que de rester le bec dans cette eau trouble dont on ne sait si elle a le goût du blâme ou de la louange. Les bacheliers l’entendent : une mention «assez bien», attestant qu’on a quand même bien fait, mais tout juste, n’ouvre aucune porte. Et les moralistes le confirment : si l’on est seulement «assez courageux», c’est qu’on demeure un peu pleutre, et si on se montre «assez vertueux» c’est que la vertu qu’on a est une petite vertu, comme une confiance qui, si elle n’est pas entière, est déjà méfiance ou défiance.
La personne qu’on dit drôle fait rire (quand une drôle de personne inquiète plutôt), celle qui «n’est pas drôle» ne suscite pas même un sourire (et énerve), mais si l’on est «assez drôle» ne fait-on rire qu’à moitié et de temps en temps – ce qui est aussi désespérant que n’aimer quelqu’un «qu’à moitié», c’est-à-dire pas du tout. La nullité est exécrée, l’excellence louée : mais pourquoi dévalorise-t-on autant ce qui est «entre», intermédiaire, ce qui est «moyen» ? Que moyenne et médiocrité aient la même matrice (medius, situé au milieu) donne déjà une réponse. Avoir la moyenne est «assez bien», mais «ce n’est pas assez», donc n’est ni satisfaisant (satis, assez) ni insatisfaisant, mais, justement, médiocre. A d’autres époques ou dans d’autres sociétés, la médiane entre le peu, le pas assez et le trop, serait probablement appelée sobriété, modération, justesse, pondération, mesure, mitigation, tempérance – et celles-ci seraient vertueuses. Ce n’est pas le cas dans la société d’aujourd’hui, où elles apparaissent comme faibles, niaises, car n’y comptent que l’excès, l’exagération, la surenchère, l’exhibition hypertrophiée de soi, la «monstration», le «plus grand nombre» (de vues, d’«influencé(e)s», de followers…), la visibilité à tout prix, la vocifération, le buzz, le clinquant… Aussi est-ce avec curiosité qu’on entre dans l’ouvrage de Marina van Zuylen, dont le titre – Eloge des vertus minuscules – indique d’emblée que le good enough y sera décidément pris pour un bien, qu’on y louera moins le surdoué que l’élève moyen, les petits vins plutôt que les grands crus, le demi-jour plutôt que l’aveuglante clarté, les sans-grade plutôt que les héros, les invisibles plutôt que les notables, les seconds rôles, les vies ordinaires…
Valeurs renversées
Elevée en France, Marina van Zuylen a fait ses études supérieures aux Etats-Unis, à Harvard, où elle a passé une licence en littérature russe et un doctorat en littérature comparée. Elle a enseigné dans cette université, puis à Columbia, Princeton et Paris VII. Elle est professeure de French and Comparative Literature au Bard College d’Annandale-on-Hudson (Etat de New York) – là où reposent la philosophe Hannah Arendt et l’écrivain Philip Roth – et directrice du Clemente Course in Humanities (cursus universitaire gratuit pour adultes en difficulté ou sans ressource). Van Zuylen s’est beaucoup intéressée à l’œuvre de Jacques Rancière, à l’esthétique, mais aussi au snobisme, à la compulsion, aux troubles dissociatifs, aux formes modernes de l’ennui, de la fatigue, de l’oisiveté… Outre Difficulty as an Aesthetic Principle : Realism and Unreadability in Stifter, Melville, and Flaubert (1994) ou Monomania : The Flight from Everyday Life In Literature and Art (2005), l’essayiste franco-américaine a publié en 2018 The Plenitude of Distraction. Le plus souvent, la distraction fait l’objet de critique, et, aujourd’hui, à l’époque de la sollicitation constante, des flux ininterrompus d’informations empêchant la concentration, se trouve dénoncée comme grave «maladie de l’attention». Van Zuylen y soutenait tout le contraire : de la distraction, elle parvenait à extraire des merveilles, et, s’aidant d’écrivains ou de philosophes tels que Montaigne, Proust, Bergson ou Nietzsche, louait la vie floue, le temps perdu, la «tête en l’air» (comment suivre la cinématographie des nuages, sinon ?), le «chaos mental contrôlé», les errances, la diversion et la désorientation, ou la pensée qui, au lieu de s’en tenir aux concaténations logiques, préfère, pour être créatrice, s’en aller au gré des vents. L’Eloge des vertus minuscules reprend la même démarche – en revalorisant non plus la distraction mais la médiocrité (on devrait dire médiumnité pour ôter l’excès de négativité, mais le mot a pris un autre sens).
L’apologie de la retenue ou de la décence, des mérites à peine perceptibles, n’est pas faite ici sur le mode péremptoire : le livre se donne lui-même des qualités «minuscules», en ce qu’il est écrit à la première personne, et, à chaque ligne, laisse percer doutes, hésitations, perplexités, précautions, tâtonnements. «Dans la France où j’ai grandi, les professeurs appelaient encore les mauvais élèves des “cancres”. Combien de fois ai-je porté le fameux bonnet d’âne, exhibant dans toute l’école mes infamantes oreilles ? […] Il ne m’avait pas échappé que, lorsque j’enseignais Candide, le fameux appel de Voltaire à “cultiver notre jardin” sans plus chercher à décrocher la lune parlait davantage aux étudiants cabossés qu’aux plus assurés d’entre eux. Il n’y a rien de tel que l’humiliation pour vous attacher à une existence modeste.»
Qu’on ne croie cependant pas à une sorte d’autobiographie, romancée ou théorisée. Si l’auteur se met en scène, c’est pour souligner certains points qui «font problème». Par exemple : si quelqu’un rédige un traité sur la bêtise ou la vulgarité, ne laisse-t-il pas entendre qu’il échappe à l’une et à l’autre ? Il y a là en effet un «biais» que Marina van Zuylen intègre à son propos : n’est-ce pas «un brin hypocrite de disserter sur le pas si mal du haut de ma tour d’ivoire ? […] Mon attirance pour les personnages mineurs, les intrigues secondaires, et inversement mon aversion pour les ego démesurés, les arrogants, ont-elles été une façade, un prétexte pour éviter d’entrer dans l’arène, pour me mettre moi-même sur la touche» ? Là n’est pas l’essentiel, cependant, car l’Eloge des vertus minuscules ouvre mille pistes littéraires et philosophiques – où l’on croise cette fois Schopenhauer et Levinas, Nietzsche et Proust, toujours, et Emerson, Spinoza, Wittgenstein, André Gorz, George Eliot, Edouard Glissant, Beckett, Tchekhov, Naipaul, Orwell, Elena Ferrante…
«En mode mineur»
La voie empruntée ici est certes déjà balisée. Dans la pensée antique – ensuite dans une lignée Montaigne-Spinoza – l’éloge de l’assez bien était escompté : au fronton du temple de Delphes était déjà inscrite la maxime «rien de trop», les sages n’ont cessé d’affirmer que le bonheur se trouvait dans l’«aurea mediocritas», la médiocrité dorée, et Aristote a toujours affirmé que la vertu était «au milieu», entre les formes extrêmes de plaisir et de douleur, ou loué la sophrosynè, l’esprit de modération et de tempérance. Quand et pourquoi ces valeurs ont-elles été renversées et inversées ? La visée de l’Eloge des vertus minuscules n’est pas de reconstituer des pans de l’histoire de la pensée, ni de montrer l’impact de l’individualisme ou de l’éruption récente, sur les réseaux, de l’exhibition immodérée de soi. Ce que voudrait l’ouvrage, c’est que le regard de chacun fût plus aiguisé, qu’on plissât même les yeux myopes pour apercevoir de près ce qui est réservé, ce qui rechigne à se placer en pleine lumière, parce que là se cachent des trésors que la pudeur, la timidité, la gêne empêchent de révéler. «Pourrait-on regarder différemment ces personnages, réels ou fictifs, qui peuplent nos coulisses ? La façon dont, tout en évitant le devant de la scène, ils jouent cependant un rôle décisif ? Sous cet angle, l’on verra peu à peu comment ces personnes [Marina van Zuylen s’y inclut et nous y inclut] apparemment neutres agissent comme un révélateur chimique, rendant visible ce qui n’était que latent, et nous aidant ainsi à dénouer l’écheveau byzantin de ce qui constitue une vie bien vécue.»
Ce qui compte en effet, ce n’est pas l’excellence, d’où l’on peut choir, ni l’échec, d’où l’on peut se tirer, mais l’authenticité même de chacun, le fait que chacun, justement, compte – et que la vie de tous, au fond, est opaque. Van Zuylen rappelle «l’image développée par Glissant» d’un monde «semblable à une gigantesque tapisserie, une étoffe tissée qui se fait et se défait en une “divergence exultante des humanités”», pour montrer que, si nous prenons conscience d’appartenir à cette tapisserie, d’être pris, tous, dans «la même trame», alors peut-être serons-nous «moins tentés de glorifier ou d’abhorrer nos différences», et réaliserons que nos identités, qu’on ne coincera «dans aucune essence» et qu’on ne confondra dans «aucun amalgame», sont toutes également obscures, «sans malaise», et surprenantes, «sans dessaisissement» (Edouard Glissant). La vraie maladie, celle d’où sourd le (res)sentiment de ne pas être à la hauteur, ne tient pas à ce que l’on soit un cancre : si cancer il y a, c’est bien celui de penser que la vie est une course à la performance et ne vaut que si elle surpasse et surclasse celle des autres. «Pratiquer l’excellence en mode mineur», écrit Marina van Zuylen, c’est «désapprendre ces schémas combatifs, se concentrer sur le succès qui est à notre portée plutôt que sur ce qui ne sera jamais assez bien». Nivellement par le bas ? Pas du tout : il s’agit – en espérant qu’autrui fasse de même à notre égard – de «troquer la souffrance de ne pas être reconnus contre le plaisir de reconnaître chez les autres des qualités discrètes». Au fond, on ne se détruit en pensant être la cinquième roue du carrosse, que si l’on croit que tous les autres y circulent, en carrosse.
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