Par Mattea Battaglia Publié le 26 janvier 2021
Soutien scolaire, collages féministes, aide aux migrants… Loin des partis traditionnels, la jeunesse française invente d’autres formes d’engagement. Une tendance renforcée par la crise due au Covid-19.
Ils boudent les urnes, mais prennent la parole sur tous les grands sujets de société. Du climat au sexisme en passant par les violences policières, le racisme ou les inégalités, les jeunes, ces 15-24 ans selon la catégorisation usuelle, ne se reconnaissent pas dans la génération « apathique », « individualiste », « retranchée derrière les écrans » que brocardent facilement leurs aînés – dont une frange de parents.
Leur « hyperconnexion » a, au contraire, un effet mobilisateur, disent-ils. A leur crédit, les milliers d’infos, de hashtags et de pétitions qu’ils se partagent d’un clic. Une tendance que la crise sanitaire et le confinement ont encore gonflée.
« C’est pas parce qu’on n’a connu que la crise qu’on est une génération en crise », fait valoir Jules, 17 ans (il a requis l’anonymat). A 7 ans, ce natif de Seine-et-Marne intégrait les scouts. A 15 ans, il faisait ses premières marches pour le climat, s’associait à Youth for Climate (un mouvement qui revendique 130 groupes en France), et s’impliquait dans des conseils locaux d’enfants et de jeunes. C’est « à partir de là », rapporte-t-il, qu’il est devenu végétarien. « A partir de là », aussi, qu’il a commencé à se considérer comme un « militant ». Ce que ne sont pas ses parents – une mère cadre, un père agent technique –, contrairement au modèle qui fait souvent de l’engagement un legs familial.
« C’est le résultat qui prime »
Avec la crise liée au Covid-19, son « activisme » s’est « simplement » trouvé d’autres supports, explique-t-il. « S’engager sur le terrain, s’engager sur Internet : ça ne change pas grand-chose pour moi ; c’est le résultat qui prime. »
Zoé Faucher, 21 ans, revendique, un peu dans la même veine, un « féminisme 2.0 ». Son engagement la fait graviter autour de plusieurs associations et collectifs (les « colleuses », #noustoutes, Bon Chic Bon Genre), et « inclut toutes les minorités de genre et les minorités ethniques », explique l’étudiante à Sciences Po Lille. Dans la rue, à l’école, comme sur les réseaux sociaux, « c’est au quotidien que je partage des informations, argue-t-elle, au quotidien que je m’engage, en paroles et en actes. Ça fait partie de moi, ça n’a rien d’une activité en plus ou d’une obligation ».
Ces arguments – « l’obligation de résultats », « l’engagement au quotidien », « en actes » –, les sociologues les entendent aussi dans les témoignages qu’ils recueillent. A rebours du discours sur la démobilisation ambiante, ils dressent le portrait d’une génération marquée par la panne de l’ascenseur social, mais qui s’invente de nouvelles modalités d’engagement, d’autres usages de la citoyenneté.
Les enquêtes ne manquent pas à ce sujet. Près d’un jeune sur deux (47 %) a, en 2020, signé une pétition ou défendu une cause sur Internet, un blog ou un réseau social, selon le baromètre 2020 de la direction de la jeunesse, de l’éducation populaire et de la vie associative (Djepva, Injep-Crédoc) qui s’attache à décrypter les comportements des 18-30 ans. Un ratio en augmentation de 11 points en cinq ans.
Cette enquête confirme la tendance à la hausse de l’engagement bénévole : celui-ci a concerné 40 % des jeunes, avec une évolution positive pour la troisième année consécutive. La participation à des manifestations, à des grèves ou à des occupations a progressé chaque année de 2 points entre 2017 et 2020, pour impliquer 19 % des jeunes.
Agir autrement
Toutes les formes d’engagement ne suivent pas cette tendance. Ainsi de la « concertation publique », exercice cher à la Macronie, qui n’attire pas – ou peu – les plus jeunes. On l’a vu lors du mouvement des « gilets jaunes », dont ils sont restés en retrait ; idem du grand débat national lancé dans la foulée. Leur adhésion à un parti est également marginale et orientée à la baisse. Ce n’est pas une découverte : l’élection de 2017 est passée par là, marquée par le fort abstentionnisme des jeunes autant que par leur vote protestataire, aux deux bords de l’échiquier politique.
Des comportements résumés, « à tort », disent les chercheurs, à une forme de dépolitisation, ce dont ils ne relèvent pas. « Les jeunes témoignent d’une forte défiance envers le système politique et ses représentants, observe Anne Muxel, directrice de recherche au CNRS. Mais leur confiance démocratique résiste au développement d’une citoyenneté de plus en plus critique. C’est dans cette posture paradoxale qu’ils deviennent citoyens, et cela les pousse à des mobilisations marquées, parfois radicales, à la recherche de résultats immédiats. »
Y compris là ou on ne les attend pas. Le blocage à la Sorbonne, en mars 2020, d’une représentation des Suppliantes, d’Eschyle, par des étudiants et des militants dénonçant une mise en scène « racialiste », a pris de court le monde universitaire.
Le passage à l’action peut être aussi ponctuel qu’intense. Il y a vingt-cinq ans, le sociologue Jacques Ion théorisait déjà, dans ses travaux sur les mutations du militantisme, un engagement flexible, répétable successivement en différents lieux, réversible. « Beaucoup de jeunes, certes animés d’idéaux, sont davantage preneurs d’expériences concrètes que de causes à défendre pour toute une vie », défend-il encore aujourd’hui.
« Ils sont mobilisés suivant les modalités et les codes de leur temps,analyse aussi Geoffrey Pleyers, chercheur au FNRS – le pendant belge du CNRS. Ils “sont” écolos, ils “sont” féministes, ils “sont”antiracistes… Ils tendent à incarner la cause, plutôt qu’à se définir comme militants de telle ou telle cause. »
Cette mobilisation s’ancre davantage dans le quotidien qu’elle ne s’affiche collectivement : on mange autrement ; on s’éclaire, on se lave, on se déplace autrement ; on achète des vêtements d’occasion ; on partage les « écogestes »…« C’est l’activité menée personnellement qui est au centre de l’engagement », résume un autre observateur de la vie associative, Philippe Maguin. Avec la conviction que chacun, en montrant l’exemple dans sa vie de tous les jours, peut contribuer au changement.
Notion fourre-tout
Tous les jeunes ne s’engagent pas, loin de là. Dans ce domaine comme dans d’autres, la jeunesse, notion fourre-tout dont se méfient les chercheurs, ne forme pas un groupe homogène : jeunesse en études et jeunesse non scolarisée, jeunesse déjà en emploi et jeunesse qui n’en trouve pas, jeunesse des centres urbains et jeunesse qui en est loin n’ont de l’engagement ni la même vision, ni le même besoin.
Les freins sont connus : manque de moyens au sein d’une génération marquée par la précarité. Manque d’intérêt, pour certains. « Manque d’informations, manque d’occasions », énumère Marie-Pierre Pernette, déléguée générale de l’Anacej, association visant à promouvoir la participation des plus jeunes à la décision publique.
Sur le plan politique, le volontarisme est de mise : on le voit avec l’essor du service civique et, plus récemment, avec le lancement du service national universel, promesse de campagne du candidat Macron. « Mais dans la culture française, l’école continue de primer et d’occuper quasiment toute la place dans la vie des adolescents », regrette cette spécialiste. Sans parler de la frilosité des grandes associations à leur confier des responsabilités.
Le vivier est là, pourtant : les deux tiers des 16 000 lycéens sondés à ce sujet, en 2018, par le Cnesco, organisme d’évaluation du système scolaire, ont fait part de leur désir d’engagement à l’âge adulte. Avec, d’emblée, une préférence exprimée pour les « actions ponctuelles » et spontanées, non affiliées à une organisation traditionnelle.
Qu’est-ce qui les fait « bouger » ? Parmi les causes à défendre, on retrouve, d’une consultation à l’autre, le triptyque liberté-égalité-fraternité. Le réchauffement climatique, la pauvreté, le chômage, les violences, le sort fait aux migrants sont autant de « moteurs » mis en avant par les jeunes Français, comme par leurs camarades européens. « On a aussi vu revenir, après la vague d’attentats, les valeurs d’ordre, le patriotisme, la défense du pays, observe la sociologue Anne Muxel. Même le service militaire, rejeté par la génération d’avant, trouve un certain écho. »
L’influence de Greta Thunberg
Les intéressés, eux, parlent de leurs motivations avec simplicité. Ce qui les a « mis en mouvement », disent-ils, c’est une rencontre, une lecture, un film, une « actu » ; des « proches en difficulté », des « amis à aider ». L’envie de « se sentir utile », plus que le « débat d’idées ».
« Quand je regardais autour de moi, adolescent, je voyais des camarades décrocher scolairement », raconte Achraf Manar, 23 ans, en master d’innovation à Paris-I. Après une enfance à Bordeaux, il s’installe, adolescent, avec sa famille en Auvergne. « Là, s’orienter n’allait pas de soi. Je le ressentais aussi quand je rendais visite, en vacances, à mes cousins marocains. Moi, j’avais bougé, j’arrivais à me projeter ; eux beaucoup moins. » Son diplôme d’ingénieur en poche, Achraf a intégré le programme de mentorat Different Leaders lancé par l’association Article 1. « Pour déjouer les déterminismes sociaux et aider à la réussite de nos cadets », défend-il.
Pia Benguigui, 22 ans, reconnaît volontiers une « part de hasard » dans son parcours. « Ma prise de conscience environnementale, je la dois beaucoup à la conjonction entre la montée du sujet dans l’actualité – porté par la figure de Greta Thunberg – et les rencontres que j’ai pu faire en arrivant à Sciences Po », explique la présidente du Réseau français des étudiants pour le développement durable.
L’actualité – ou ce que les jeunes en perçoivent – les occupe souvent bien plus tôt que l’âge légal d’accès aux réseaux sociaux – entre 13 et 15 ans. C’est en « tombant » sur des images d’abattoirs, à 14 ans, que Sacha Ghnassia, 19 ans aujourd’hui, a décidé de devenir végan. Puis de créer la première association d’adolescents végans, entre Paris et Tel-Aviv, en Israël, où il a passé son bac l’an dernier.
La crise sanitaire, responsable de la détresse de toute une frange de la jeunesse, a – comme dans toute la société – suscité un élan de solidarité. « Les inégalités qui explosent autour de moi, ça m’a ouvert les yeux », rapporte Sarah Blondel, 20 ans. Cette étudiante en droit à Dijon a profité de son année de césure pour s’engager en service civique dans les rangs de l’Association de la fondation étudiante pour la ville (AFEV). Deux heures par semaine, elle accompagne un collégien de 12 ans. Soutien scolaire mais aussi sorties au parc ou à la bibliothèque : « Lui y gagne en confiance en soi, et moi je me sens utile. »
Elan de solidarité
Othman Hallat, 26 ans, parle lui aussi d’une « relation gagnant-gagnant ». Arrivé du Maroc, en septembre 2020, pour suivre un master de management à Metz, ce jeune diplômé d’une école d’ingénieurs à Casablanca a trouvé dans l’engagement un « bon palliatif » au confinement. « De quoi m’occuper, faire des rencontres, travailler mon français », dit-il. En journée, il propose de l’aide aux devoirs, lui aussi par l’AFEV. En soirée, il « fait la conversation » à des personnes âgées, pour l’association Au bout du fil. « Elles me parlent de leur région, leur culture, elles me font voyager un peu… Sans ça, moi aussi je serais très isolé ! »
Les acteurs des programmes de mentorat le disent : ils n’ont pas eu à organiser de grande campagne de recrutement ces derniers mois. « Le pire, pour la jeunesse confinée, c’est de se sentir impuissante, explique Tanguy Tollet, directeur général de l’AFEV. Depuis que la crise a débuté, on peut compter sur 50 % de jeunes volontaires en plus. »
« On a reçu plus de propositions de participation que jamais », rapporte aussi Julie Tartarin, directrice de Socrate, une association qui aide des lycéens à former un binôme avec un enfant qu’ils encadrent durant toute une année scolaire. Quelque 800 adolescents y font, chaque année, leurs premiers pas de bénévoles. « Avec l’envie de se sentir utiles mais aussi une conscience, de plus en plus fine, de ce que cet engagement peut leur apporter, à l’heure de Parcoursup, dans leur orientation future, observe Julie Tartarin. Ils sont lucides sur l’importance que les soft skills peuvent avoir pour l’université ou le futur employeur. »
« J’ai plus appris en m’engageant, dans la gestion d’équipe et de projets, que durant mes stages », assure Daphné Simo, 23 ans. La jeune femme, chargée d’analyse pour la ville de La Baule-Escoublac (Loire-Atlantique), a intégré les Jeunes Européens France en 2016, et en assume aujourd’hui la présidence. « La crise du Covid nous oblige à nous réinventer. On a lancé des nouveaux projets – pour les personnes âgées, pour les plus démunis –, on a créé de nouveaux liens… » Un engagement qui l’aide « simplement », conclut-elle, à « aller de l’avant ».
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