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jeudi 23 février 2023

Le droit à l’IVG dans la Constitution, une « arnaque à la liberté »

Publié le 14 février 2023 

TRIBUNE

Le Sénat a voté, le 1ᵉʳ février, l’inscription dans la Constitution de la « liberté » de recourir à l’avortement, alors que l’Assemblée nationale entendait en garantir le « droit ». Pour Nathalie Bajos, sociologue, Camille Froidevaux-Metterie, philosophe, et Stéphanie Hennette-Vauchez, juriste, ce changement de formule confine à la malhonnêteté intellectuelle.

Commentateurs et chroniqueurs croient avoir identifié dans une substitution de termes le « génie » de l’amendement présenté par le sénateur de la Manche Philippe Bas (Les Républicains) ayant permis le vote de la chambre haute pour inscrire le droit à l’interruption volontaire de grossesse (IVG) dans la Constitution. Alors que le texte adopté par l’Assemblée nationale en novembre chargeait la loi de « garantir le droit fondamental à l’interruption volontaire de grossesse », celui du Sénat dispose qu’elle doit « déterminer les conditions dans lesquelles s’exerce la liberté de la femme de mettre fin à sa grossesse ». Bien sûr, on peut distinguer les deux concepts de droit et liberté, mais, du point de vue des protections et garanties juridiques, la distinction importe peu. Il y a des droits très mal protégés et des libertés bien mieux protégées.

Ce qui est ici juridiquement déterminant, c’est le fait que, dans la version initiale, la loi « garantissait » le droit à l’IVG, tandis que, désormais, elle ne fait que « déterminer » les conditions dans lesquelles s’exerce la liberté correspondante. Ici, ce n’est rien de moins qu’une arnaque à la liberté qui opère. Car inscrire dans la Constitution le fait que le législateur est compétent pour « déterminer les conditions » dans lesquelles s’exerce l’IVG (droit ou liberté, peu importe ici) ne sert à rien. D’ailleurs, la Constitution actuelle ne le dit pas, et cela n’a pas empêché le législateur d’intervenir pour modifier le cadre légal de l’IVG à de multiples reprises. Surtout, une telle opération confine à la malhonnêteté intellectuelle au regard du projet global de constitutionnalisation du droit à l’avortement.

L’origine immédiate de ce projet, c’est l’arrêt Dobbs de juin 2022 par lequel la Cour suprême des Etats-Unis est revenue sur le fait que la Constitution fédérale protégeait, depuis 1973, le droit des femmes à interrompre leur grossesse. Face à ce recul historique, un large spectre de personnalités féministes, scientifiques, politiques et d’artistes se sont déclarées favorables à sa constitutionnalisation en France, afin qu’il soit, autant que possible, mis à l’abri de menaces et de reculs futurs. L’idée était de concevoir une clause de non-régression qui, sans aller plus loin que le droit existant, le consoliderait dans un texte moins susceptible d’être modifié et remis en cause au gré des vicissitudes politiques. D’où l’importance du verbe choisi pour qualifier le rôle du législateur ! S’il lui est enjoint par la Constitution de garantir le droit des femmes à interrompre la grossesse, c’est bien une logique de non-régression par rapport à l’existant qui est visée. La loi ne pourrait revenir sur l’état actuel de la législation ; elle pourrait le cas échéant libéraliser encore le cadre existant, mais pas, a priori, le durcir.

Ce jeu de dupes

Rien de tel avec la formule adoptée par le Sénat, le 1ᵉʳ février ! Tant que la Constitution ne renvoie qu’à une compétence du législateur pour « déterminer » les conditions de l’IVG, aucune garantie substantielle ne s’ensuit. Une loi qui viendrait réduire drastiquement les délais de recours à l’interruption volontaire de grossesse, voire l’interdire, serait, formellement, une loi remplissant sa fonction constitutionnelle de « détermination » des conditions de l’IVG. Arnaque à la liberté, donc.

Que de difficultés pour faire advenir la constitutionnalisation du droit à l’IVG, qui recueille pourtant un consensus très large ! La première proposition de loi constitutionnelle présentée par la sénatrice Mélanie Vogel (Europe Ecologie-Les Verts) a été rejetée, en octobre, à 17 voix près. Celle adoptée à l’Assemblée nationale, en novembre, ne le fut qu’au prix d’une formule minimaliste faisant référence à la seule interruption de grossesse, sans évoquer la contraception. Et, désormais, ce jeu de dupes… Difficile de ne pas entendre là l’écho de Simone de Beauvoir : si l’idée de cette libération rencontre, aujourd’hui comme hier, une telle résistance, c’est qu’il y a « une raison, une seule, mais qui pèse lourd : la loi sur l’avortement est une pièce essentielle du système que la société a mis en place pour opprimer les femmes » (Préface, in Avortement. Une loi en procès, Gallimard, 1973, p. 12).

Tout cela tranche tristement avec l’importance de l’enjeu. Car, si elle inscrivait vraiment une garantie du droit à l’IVG dans sa Constitution, la France ferait œuvre pionnière et ouvrirait la voie à une reconnaissance de l’importance des questions sexuelles et reproductives pour l’existence même (et la perpétuation) de nos communautés politiques. La conquête des droits reproductifs n’a pas seulement permis aux femmes de décider si elles voulaient ou non, et quand, être mère, elle leur a aussi permis de devenir des individus de droits, au même titre que les hommes, et d’entrer enfin dans la modernité démocratique. Comment, en effet, considérer que les femmes soient aussi libres et égales que les hommes quand elles risquaient de mourir des suites d’un avortement pratiqué dans l’illégalité et qu’elles n’étaient pas maîtresses de leur vie féconde ?

Revenir à l’ambition initiale

Fragiliser le droit des femmes de choisir d’avoir un enfant ou pas, comme les juges américains l’ont décidé, c’est mettre en péril leurs droits fondamentaux à la liberté et à l’égalité. La protection constitutionnelle du droit à l’avortement dépasse de beaucoup la « liberté de la femme » de recourir à l’IVG. Elle garantit aux femmes leur statut de sujets de droits au sein d’une société véritablement égalitaire.

Pour toutes ces raisons, la dynamique de constitutionnalisation doit aboutir, ce que seul un projet de loi constitutionnelle porté par le pouvoir exécutif revenant à l’ambition initiale (protéger et garantir l’accès à l’IVG) permettrait de faire. Il s’agirait d’abord d’éviter une interminable navette entre les deux chambres qui risque de continuer à vider le texte de sa substance. Cela permettrait ensuite de soumettre l’adoption de la révision constitutionnelle au Congrès et d’éviter ainsi la voie référendaire, dont on connaît les risques d’instrumentalisation politique.

En garantissant pour la première fois au monde le droit à l’IVG dans sa Constitution, la France serait alors un modèle démocratique en matière de protection des droits reproductifs.

Nathalie Bajos est sociologue et directrice de recherche Inserm, EHESS.
Camille Froidevaux-Metterie est philosophe et professeure de science politique à l’université de Reims.
Stéphanie Hennette-Vauchez est juriste et professeure à l’université Paris-Nanterre.


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