par Robert Maggiori publié le 15 février 2023
S’il y avait une géographie des opinions, il y aurait une géologie des préjugés. Les unes sont en effet aériennes, et se développent comme du feuillage, les autres sont telluriques, et sous terre se déploient en rhizomes. Il est plus aisé dès lors de changer les premières, qui ressemblent à des éruptions cutanées, les corriger, les abandonner, que de se déprendre des seconds, qu’on comparerait volontiers à des maladies génétiques. Le savoir s’élabore dans une dialectique constante avec les faits, qui l’infirment ou le confirment. L’opinion, elle, ne se confronte guère avec la réalité : elle coexiste avec les autres opinions dans la même brume d’invérifiabilité et d’indécidabilité. Pour le préjugé, il en va autrement. En toute rigueur, même s’il sort de ma bouche ou de la sienne, il n’est jamais mien ou sien : c’est un legs, un héritage, un agglomérat d’avis, d’«idées», de prénotions, de conjectures, de manières de voir et de concevoir qui, sans le filtre du jugement, s’est déposé comme un précipité chimique dans les esprits – sans qu’on le réalise vraiment (c’est pourquoi on croit souvent avoir des opinions alors qu’on n’a que des préjugés).
Composants actifs de l’inconscient culturel, les préjugés ont par ailleurs la caractéristique d’être, dans leur grande majorité, négatifs, au sens où ils diffusent le venin de l’ostracisme, de la xénophobie, du sexisme, du racisme, de la «mise au ban» d’un groupement humain – plus rarement de tel ou tel animal, d’un aliment, d’une couleur, d’un accent, d’une langue, d’une pratique. Aussi faut-il s’en préserver. Mais comment ? Comment extirper les préjugés, alors que leur origine remonte si loin dans la culture, qu’ils sont charriés par des traditions séculaires, lovés dans les représentations sociales, nichés dans les expressions langagières, si souvent répétées qu’elles les transforment presque en adages ou en innocents proverbes ? S’ils sont «le fruit, pourri, d’une longue histoire», alors la science historique pourrait, sinon arracher leurs racines, du moins les mettre au jour, montrer leur genèse, exhiber l’entrelacs des voies souterraines par lesquelles ils perdurent dans nos sociétés. C’est de cette tâche que s’est chargée la quarantaine d’historien(ne)s (de toute spécialité : histoire contemporaine, histoire médiévale, histoire sociale et culturelle, science politique, archéologie, études postcoloniales, histoire des religions, de la littérature, du féminisme, de la médecine, de l’art, des couleurs, des images…) qui publient, sous la direction de Jeanne Guérout et Xavier Mauduit, l’Histoire des préjugés, un ouvrage dont on voudrait qu’il figurât dans toutes les médiathèques ou les bibliothèques scolaires, tant il constitue un «antidote à la haine».
«Faire acte de mémoire et de contextualisation»
Expliquer la genèse d’un préjugé, ce n’est pas le détruire : les auteurs et autrices de cette Histoire le savent bien, et soulignent même qu’en parlant d’un préjugé, pour lui tordre le cou, on court le risque de le perpétuer, puisque le discours critique, rationnel, glisse sur lui comme l’eau sur les plumes du canard. Pourtant, «faire acte de mémoire et de contextualisation», situer l’origine oubliée d’un préjugé – dans un roman, un texte de loi, une pratique folklorique, une bataille, un mythe… – c’est aussi en révéler le mode de production et de transmission, les variations, les contradictions internes, la construction artificielle, l’inanité, les dangers dont il est porteur, et, par là, donner au savoir une chance de prendre le dessus – ce qui semble urgent «à l’heure du complotisme, des réseaux sociaux, des fake news ou autres infox et de la flambée mondiale des populismes».
Sont ici pris en compte plus de cinquante préjugés, depuis «les hommes et les femmes préhistoriques vivaient comme des bêtes» (Jean-Paul Demoule), jusqu’à «la langue française est fichue» (Bernard Cerquiglini), en passant par «les hommes, ça ne pleure pas» (Martial Poirson), «les prêtres ont le diable au corps» (Myriam Deniel-Ternant), «les noirs sont serviles par nature» (Ousmane Traoré), «Les roux sont faux et sentent mauvais» (Michel Pastoureau), «les Arabes sont violents» (Jean-Pierre Filiu), «les juifs ne se soutiennent qu’entre eux» (Katell Berthelot), «les Français sont arrogants et mal élevés» (Diana Cooper-Richet), «les immigrés veulent islamiser l’Europe» (John Tolan), «les homosexuels sont tous efféminés» (Gérard Noiriel) ou encore «les Chinois sont fourbes» (Clément Fabre)… A chacun d’entre eux, est restituée une généalogie.
D’où vient qu’on répète à l’envi que «les végétariens sont des gens tristes» ? Florent Quellier montre que ce préjugé est propre aux sociétés qui ont «octroyé à la viande une primauté absolue» ; il remonte ainsi au haut Moyen Age, époque à la laquelle, «pour les élites issues des peuples germaniques qui ont conquis le monde gallo-romain», la viande est «associée à la force et à la virilité, à la capacité de combattre et de commander», que n’ont pas les «lymphatiques», qui manquent de dynamisme et de courage parce que «du sang de navet» coule dans leurs veines. Selon un principe d’«incorporation analogique», la chair permet de «refaire sa propre chair», le vin «son propre sang» (longtemps d’ailleurs viande et vin ont constitué «la diète des hospitalisés»). C’est pourquoi «la viande a bénéficié d’un discours médical plus que favorable, contrairement aux légumes, aliments considérés comme non nourrissants et difficiles à digérer», sinon anémiants – idée que véhicule déjà le langage populaire : c’est une aubaine que d’ajouter quelque graisse animale aux pauvres légumes, de «faire ses choux gras», mettre «du beurre dans les épinards» ou du «lard en pois». Le mot viande d’ailleurs, du latin vivenda, veut proprement dire «ce qui entretient la vie» et, jusqu’au XVIIe siècle, a signifié «nourriture». L’un des«pères du discours gastronomique français», Grimod de La Reynière, écrivait que les légumes et les fruits ne servent qu’à «se récurer les dents» et «se rafraîchir la bouche». Quelle tristesse, donc, que d’être végétarien !
Poncifs et fausses croyances
Certains préjugés – «les femmes sont hystériques» (Yannick Ripa) – exigent pour être déconstruits que l’on remonte à la philosophie et à la médecine antiques, et à cette formule «promise à un grand avenir» : «Toute la femme est dans l’utérus.» D’autres doivent être indexés à des débats théoriques d’une époque donnée, comme, par exemple, ceux au XVIIIe siècle qui développent les romantiques allemands sur le génie et l’esprit des peuples (Volksgeist) ou certains philosophes des Lumières sur le «caractère national», et que viendront surdéterminer, un siècle plus tard, les «psychologies ethniques et coloniales». Ce qui n’est pas «national» sera suspect ! C’est ainsi que naît entre autres la sinophobie, renforcée au XIXe siècle par l’hostilité que suscitent «les diasporas chinoises accusées de charrier avec elles des maladies redoutables, de voler des emplois et de projeter la ruine de l’Occident, qu’elles empoisonneraient de leurs fumeries d’opium». La Chine devient le pays de tous les mystères, de tous les dangers, et les Chinois des êtres «fourbes et cruels».
Si les conflits sont souvent l’occasion de stigmatiser les comportements de l’ennemi ou du rival, c’est sans doute la colonisation qui a été la plus grande usine de production de poncifs, de fausses croyances et de préventions tant sur la culture, les rituels, les procédures sociales ou l’organisation politique, que sur les comportements, les caractères, la sexualité, les aptitudes des populations colonisées, toujours paresseuses, serviles, imperméables à la raison, «hors de l’histoire». Exemple : le stéréotype sur la «féminité orientale» qu’examine Christelle Taraud («La Mauresque aux seins nus»).
«Manipulation ethnographique»
Les photographies dénudées de femmes algériennes (et plus largement maghrébines), réalisées dans les années 1830-1880, sont «massivement reproduites et diffusés à des centaines de milliers d’exemplaires, tant dans les colonies que dans les métropoles coloniales», grâce à l’industrie de «la carte postale exotico-érotique, qui se développe de manière exponentielle entre 1880 et 1930». Mais ce à quoi ce «succès» aboutit n’a rien d’industriel : une véritable «manipulation ethnographique», qui permet d’ancrer dans la «réalité anthropologique» ce qui n’est qu’une «fantasmagorie masculine». D’abord en faisant passer le cliché d’une «femme de mauvaises mœurs» – pris en effet dans le cadre de la «prostitution réglementée» – pour l’image d’une Mauresque («appellation justement synonyme d’une vieille aristocratie urbaine qui s’enorgueillit de l’invisibilité et de la claustration de ses femmes»). Ensuite (si diffuses, ces cartes postales deviennent pour tous, et non seulement pour les collectionneurs, des sortes de «harems virtuels») en laissant entendre que toutes les femmes du Maghreb sont «en réalité» des «Mauresques aux seins nus». Une telle figure, dont Christelle Taraud montre les variations, ne peut guère «être perçue et comprise sans son alter ego fantasmatique, la femme voilée». Et comme elle n’est nourrie que de préjugés, elle demeure active. On la trouvait dans «la pornographie coloniale d’hier», on la trouve, en tant que «beurette», «porno-odalisque», «salope des cités», «pute jihadiste», dans l’industrie pornographique d’aujourd’hui, dans des «scripts sexuels très hard» où «des femmes aux visages voilés mais aux corps totalement dénudés – parfois pourvues d’armes de combat – sont réduites aux fantasmes des hommes qui les dominent».
C’est assurément un voyage dans les antres les plus sombres de nos représentations que propose l’Histoire des préjugés. Il vaut la peine de l’entreprendre, car, lorsque personne ne s’en soucie, n’en dénonce la toxicité, les préjugés prolifèrent seuls, et dès lors la crédulité gagne sur la croyance, la croyance se substitue à la connaissance, la vocifération à la parole, l’invective au dialogue, le mépris au respect, le rejet à l’accueil, etc.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire