Publié le 18 février 2023
TRIBUNE
Le philosophe Pierre Vesperini récuse, dans une tribune au « Monde », la méthode du « Time Out », consistant à mettre à l’écart l’enfant pour un temps limité, prônée par la psychologue Caroline Goldman, et estime que c’est un retour à la psychologie « béhavioriste ».
La campagne contre l’éducation positive portée en France par la presse de droite, du Figaro au Point, obtient maintenant les honneurs du Monde, à la faveur d’un entretien qui figure depuis hier en tête des « articles les plus lus ».
Impact neurologique
Contrairement à ce qu’affirme Mme Goldman, la méthode du « Time Out » est loin de « fai[re] l’objet d’un consensus scientifique international ». Une recherche parue en 2022 dans Pediatric Reports, qui comparait empiriquement les deux approches éducatives, concluait justement à l’inefficacité du « Time Out » et à l’efficacité de l’éducation positive.
De même, contrairement à ce qu’elle affirmait au Figaro, il est simplement faux d’affirmer qu’« aucune étude scientifique ne décrit comme nocif le fait d’envoyer un enfant dans sa chambre » : une étude parue dès 2000 dans le Journal of Research in Childhood Education, intitulée « Young Children’s Perceptions of Time Out », en faisait par exemple la démonstration. On pourra également trouver l’écho de la préoccupation de nombreux chercheurs et psychologues, notamment quant à l’impact neurologique du « Time Out », dans le magazine Time ou le Washington Post.
Bref, le « Time Out » est tout sauf « l’objet d’un consensus scientifique international ». Qu’on me permette d’exprimer ici, en tant que parent, en tant que citoyen et en tant que philosophe, la très vive inquiétude que suscite en moi ce discours.
Les enfants, pour être heureux (car on semble avoir oublié que leurs troubles sont toujours les symptômes d’un mal-être), ont besoin de cinq ressources dont leurs parents manquent de plus en plus cruellement, en raison des conditions de vie qui leur sont faites dans un système économique et social toujours plus maltraitant. Ces cinq ressources sont le temps, l’espace, le sommeil, l’attention et l’amour. Des parents constamment stressés et épuisés font des enfants malheureux, donc de plus en plus susceptibles de troubles du comportement.
Un monde de plus en plus violent
Ce monde qui entoure les enfants est aussi un monde où, très tôt, ils sont projetés dans le monde des écrans et des réseaux sociaux. Les chiffres sont effrayants. Les très graves problèmes d’attention constatés par tous les éducateurs viennent de là.
Le monde que rencontrent les enfants est aussi un monde de plus en plus violent. Ils le découvrent à l’école (quand ce n’est pas le cas dès le foyer familial). Les journaux, nos collègues, voisins ou amis nous parlent quotidiennement de cas de harcèlement, de « bullying », qui conduisent maintenant régulièrement certains enfants et adolescents à des gestes désespérés. Le monde où vivent les enfants est aussi un monde qui sort d’une pandémie dont les conséquences psychiques sur tant d’enfants et d’adolescents ont été terribles.
Face à cette situation, l’Etat n’a qu’une réponse : diminuer le budget de la protection maternelle et infantile (PMI), fermer des classes, supprimer des lits d’hôpitaux en pédiatrie et pédopsychiatrie, couper les subventions aux associations, supprimer des postes, etc. Avec cette baisse continuelle des moyens, la maltraitance augmente, et avec elle augmente ce que tout récemment la Défenseure des droits n’hésitait pas à qualifier de « mal-être structurel » des enfants, en dénonçant clairement la responsabilité des politiques publiques dans cette situation.
Inquiétude, donc, de voir une psychologue reconnue faire totalement abstraction de ce contexte exorbitant – rien que le monde en somme ! – pour ridiculiser les enfants (« On ne parle pas d’un enfant polytraumatisé qui a vécu la guerre, on parle d’Eliott qui est en colère parce qu’il a moins de petits pois dans son assiette que son frère ») et les accabler d’une double peine : non seulement leur souffrance est déniée, mais il faut maintenant les punir pour « leur apprendre ».
« L’exclusion ne se passe pas “très tranquillement”. Elle s’accompagne alors de contrainte physique exercée sur l’enfant, donc de violence »
Cette « exclusion menée très tranquillement » nous ramène au bon vieux temps de la psychologie « béhavioriste », où l’animal humain était vu comme une espèce de machinerie répondant uniquement à des stimulus de punition/récompense. Le « retrait d’amour » institué par l’exclusion (rien de plus terrifiant pour un enfant) est en effet très efficace pour « dresser » un enfant : mais pas pour l’« éduquer ». Vous aurez un bel automate, vous n’aurez pas un être humain.
Inquiétude, enfin, de voir s’installer l’idée que cette punition ne serait pas une violence, alors que bien des chercheurs et bien des éducateurs pensent tout le contraire, et alors surtout qu’il est évident que, dans bien des cas, l’exclusion ne se passe pas « très tranquillement ». Elle s’accompagne alors de contrainte physique exercée sur l’enfant, donc de violence. Et comme toujours, dès que la violence surgit, l’autorité s’effondre.
En définitive, toute éducation contient en elle une certaine anthropologie : une certaine conception de la nature humaine, et un certain projet pour elle. Voulons-nous faire un homme libre et qui chérisse la liberté, capable de comprendre – parce qu’on lui en aura laissé le temps – ce que sont le bien et le mal, la complexité de ses émotions et de ses désirs, donc capable de bonheur, ou voulons-nous faire un animal bien dressé, toujours fonctionnel et obéissant, prêt à s’adapter à tout ce qu’on voudra, y compris au pire, pourvu que le groupe ne l’exclue pas ?
Dans le cas de l’éducation positive, on tient compte des capacités cognitives de l’enfant : l’enfant de 1 an ou 2 ans que Mme Goldman veut isoler « une minute ou deux » n’a pas les capacités cognitives de savoir ce que sont une règle et une transgression. Mais quelle importance ? Ce qui compte, du point de vue béhavioriste, c’est qu’il aura subi une peine qui lui apprendra à obéir.
« L’éducation positive exige pour l’enfant le temps et l’amour dont tout être humain a besoin pour grandir »
L’éducation positive part du principe que l’enfant n’est pas un être mauvais, là où, dans le discours de Mme Goldman, l’enfant apparaît comme une espèce de « sale bête » capable de se mettre en colère pour une histoire de petits pois, tout prêt à exploiter des mères trop « bienveillantes », et qu’il faut donc avant tout domestiquer.
L’éducation positive exige pour l’enfant le temps et l’amour dont tout être humain a besoin pour grandir. Elle ne s’est jamais confondue avec l’absence de limite ou de cadre, l’obsession du confort de l’enfant, ni avec une invitation à le « choy[er] jusqu’à la démesure ».
Qu’elle soit difficile à mettre en œuvre dans le monde, parce qu’elle est exigeante, et que ce soit encore plus difficile dans un monde où tous les pouvoirs nous demandent compulsivement d’« accélérer », c’est évident. Mais qu’il faille en conséquence la jeter aux orties pour endosser la défroque du dompteur de fauves, non !
Pour nos enfants, pour nous-mêmes, cessons de prendre pour cible les enfants. Battons-nous au contraire contre les conditions sociales et économiques qui leur font tant de mal. Défendons, dans la tradition des Lumières et du romantisme, dans la lignée de ce qu’il y a eu de meilleur dans la pensée européenne, une éducation humaniste : l’homme n’est pas mauvais ; c’est le monde dans lequel il grandit qui peut le rendre tel ; c’est ce même monde qui peut en faire un homme digne de ce nom. C’est donc à nous, les adultes, de changer ce monde.
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