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jeudi 2 juillet 2020

«SAISIR LA SPIRITUALITÉ MATÉRIELLE DE LA FRANCE»

Par Frédérique Roussel — 

Dirigé par le philosophe Yves Charles Zarka, «la France en récits» rassemble les analyses d’une soixantaine de contributeurs qui postulent que l’identité d’une nation se constitue autour d’une pluralité des points de vue plutôt qu’à travers un discours univoque. Entretien.

Dans un vignoble près de Restigné (Indre-et-Loire), en 2012.
Dans un vignoble près de Restigné (Indre-et-Loire), en 2012. Photo Cyril Chigot

Le terroir et les prix littéraires, la langue et le pouvoir aux Antilles, Napoléon, les conflits sociaux et les droits de l’homme : la France en récits met en avant les points névralgiques de l’identité de la France, les récits par lequel elle se représente elle-même. Réalisé par une soixantaine de contributeurs, philosophes, sociologues, historiens, linguistes, ce vaste panorama propose une variété de traitements, parfois affirmés et générateurs de débats. Entretien avec le philosophe, professeur émérite à l’université de Paris-Sorbonne et directeur de l’ouvrage Yves Charles Zarka, également fondateur de la revue Cités, qui fête ses 20 ans.
Pourquoi avoir voulu aborder la France par ses récits ?
Il m’est apparu que la question du récit était tout à fait centrale dans la formation d’une identité, qu’elle soit individuelle ou collective. Je ne dis pas du tout que la centralité de la question du récit n’a pas été remarquée, au contraire : d’une certaine manière, tout le monde, dans le domaine historique aussi bien que dans celui, plus large, des sciences humaines et sociales, en convient. Le paradoxe tient à ce qu’elle n’a pas été prise pour objet en tant que tel. Or c’est la spécificité de notre démarche : montrer que le récit, ou plutôt les récits, sont constitutifs de ce qu’est un peuple ou une nation, ce qui lui donne une unité (à travers la pluralité et la conflictualité des récits) et une identité (à travers la diversité des vécus).

Il y a en effet des centaines, des milliers, et même bien davantage, de façons de raconter tel ou tel épisode de l’histoire de la France, selon les individus, les régions, les origines, l’appartenance sociale, religieuse ou ethnique. Bien entendu, ces récits ne sont pas équivalents. Certains sont éphémères, disparaissent avec leurs auteurs individuels ou collectifs ou dans le temps, mais d’autres ont marqué la constitution de l’identité française, laquelle est plurivoque. Nous avons voulu faire entendre plusieurs voix, qu’elles soient convergentes ou divergentes. Il fallait en effet sortir du piège dans lequel sont tombés ceux qui entendaient poser la question de l’identité de notre pays comme s’il ne fallait entendre qu’une seule voix, comme si l’identité impliquait une unanimité, comme s’il fallait absolument faire accepter un discours quasi officiel que tous devaient partager. Un tel discours univoque ne peut produire qu’une identité de façade ou une identité forcée, voire autoritaire. C’est pourquoi le livre conjugue le mot récit au pluriel.
Où le situez-vous par rapport aux Lieux de mémoire et à l’Histoire mondiale de la France ?
Les Lieux de mémoire ont marqué leur époque. Or, Pierre Nora partait du constat de la fin du récit unique, du grand récit quasi unanimement partagé de la France. De l’effondrement de ce récit, il concluait qu’il ne restait plus que des lieux de mémoire. Or, nous avons voulu montrer que la question du récit n’était pas close avec la fin du grand récit, au contraire, que cette question demeure toujours centrale, mais sous une forme pluralisée, les récits. Leur diversité implique de complexifier celle de l’identité. Pour ce qui concerne l’Histoire mondiale de la France de Patrick Boucheron, je dirai simplement que cette France vue d’ailleurs risque bien d’en dissoudre la spécificité, voire la perdre tout à fait.
Pourquoi débuter par la partie «Sensibilité, goût, esprit» ?
Parce que la France ne se résume pas seulement à des réalités économiques, sociales, politiques ou institutionnelles. La France, ce sont aussi des manières de vivre, des terroirs, des monuments, des personnages illustres, des tournures d’esprit surtout critiques, une façon de s’inscrire dans l’histoire de la musique, de la photographie, du cinéma, etc. La France, c’est aussi la langue française dont il fallait analyser le rapport aux langues régionales. C’est tout cela que nous avons voulu saisir : la matérialité et la spiritualité du pays ou, mieux, la spiritualité matérielle de la France.
En quoi une analyse des récits peut-elle restituer une identité de la France ?
L’identité d’une collectivité nationale n’est pas une identité permanente, comme si le changement impliquait sa perte. Elle consiste dans le rapport de soi à soi, dans le travail de soi sur soi-même : un être collectif qui se reconnaît comme le même, non malgré ses soubresauts, mais à travers eux et en eux, son identité se maintenant dans la différence. Or, ce rapport de soi à soi se réalise à travers les récits de soi, non seulement dans le cas d’une collectivité, mais même dans celui d’un individu. Il y a un lien intrinsèque entre l’identité réflexive et la narrativité. C’est pourquoi la France en récits est placé sous le double patronage de Michelet et de Ricœur. Comme le premier, nous pensons que la France est «fille de sa liberté» parce qu’elle se fait elle-même ce qu’elle devient dans le temps et l’histoire. Comme le second, nous pensons que son identité réflexive (narrative) est la reconnaissance d’elle-même dans et à travers ses métamorphoses. C’est à travers des récits majeurs qu’une nation persévère dans sa conscience d’elle-même, dans son devenir : elle se reconfigure dans le présent à travers l’intégration de nouveaux récits de ses crises, de ses échecs ou de ses réussites.
Quelle est l’importance du narratif, et du lien entre collectif et individuel, illustré peut-être par la vogue des ego-histoires ?
Les ego-histoires sont des récits qui restituent certains épisodes de l’histoire nationale à travers le vécu d’un individu, d’une famille, d’un groupe quelconque. Les mêmes épisodes historiques ne sont pas vécus de la même manière, les récits qui en sont faits sont donc divers selon l’ego qui écrit. Nous avons là un bon exemple d’une multiplicité de récits qui racontent différemment les mêmes événements, de points de vue différents. Le même est visé à travers le différent et le divers. Ce sont des romans vrais.
Que pensez-vous des accusations d’appropriation culturelle qui émaillent le débat public et remettent en cause la légitimité de certains récits ?
Nous sommes passés de l’époque du grand récit national à celle de la mise à sac non seulement de ce récit, lequel en effet a beaucoup de parts d’ombre, mais aussi d’épisodes de l’histoire de France ou de personnages qui, pour une raison ou une autre, bonne ou mauvaise, sont jugés aujourd’hui comme ayant eu un rôle néfaste, voire criminel, à l’égard d’une collectivité. C’est le cas débattu aujourd’hui de Colbert, voué aux gémonies en raison du Code noir. Mais Colbert ne se réduit pas au Code noir, même s’il convient de rappeler cette dimension de son action. On ne saurait l’effacer de l’histoire de France, ni débaptiser la salle qui porte son nom à l’Assemblée nationale. Il y a souvent, dans ce genre de revendication, une volonté d’imposer un autre récit, un contre-récit, au récit que l’on juge partiel ou partial. En fait, ces tentatives sont sous-tendues souvent par une volonté de réécrire l’histoire, faute de pouvoir la changer. Elles visent à imposer leur contre-récit de manière unilatérale autoritairement, comme récit unique. Ces tentatives ne relèvent souvent de rien d’autre que du ressentiment.
Le concept d’intersectionnalité remet-il en question l’idée de convergence des luttes, sujet abordé dans la France en récits ?
Je ne crois pas. L’intersectionnalité et les convergences des luttes sont très proches. Les deux notions sont fondées sur la ruine d’un idéal, de ce qui a été pour certains la lutte unique : celle du prolétariat contre la bourgeoisie en vue de l’instauration d’un monde de liberté, de justice et de bonheur universel. Les luttes se sont pluralisées, avec des motifs différents et souvent divergents. Ce qu’il y a derrière la convergence des luttes, c’est la fin de l’universalisme de la lutte.
La figure de l’intellectuel, critique par rapport aux pouvoirs, est en déclin, écrivez-vous. Qu’est-ce qui favoriserait de nouveau l’apparition de «grandes individualités intellectuelles» ?
J’ai analysé l’effondrement de la figure de l’intellectuel à partir des années 70. J’ai aussi montré les différents facteurs qui en sont à l’origine, en particulier la fabrication artificielle de la notoriété de certains personnages qui n’ont ni œuvres ni souci de la vérité. Je crois que la situation s’aggrave. Peut-être les choses changeront-elles, mais je ne saurais dire ni quand ni comment.
En quoi le coronavirus a-t-il interpellé la France en récits ?
L’événement au sens fort - inattendu, inconnu, imprévu, voire imprévisible - qu’a été (et est encore) le coronavirus a donné lieu à une explosion des récits : récits de vies individuelles, récits de maladies, récits de la mort de proches, récits de vies confinées, récits de situations plus ou moins précaires, récits de changements du rapport au travail ou au désœuvrement, surtout récits de désarroi et de peur. Chacun s’est raconté, et se raconte encore, dans son rapport à cet événement : récits de soi, récits des autres, récits d’activités, récits d’inquiétude pour l’avenir, mais aussi bien sûr récits des pouvoirs et, en particulier, des pouvoirs scientifiques et politiques avec leurs atermoiements, leurs incertitudes, leurs indécisions, leurs revirements et, pourquoi ne pas le dire, leurs esquives de la vérité. Il ne pouvait laisser indifférent notre projet et nous lui avons consacré une postface.
Yves Charles Zarka (sous la direction de) La France en récits Coordination scientifique de Paul Audi, Jean-Marc Durand-Gasselin, Jacques de Saint Victor, PUF 868 pp.


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