ENQUÊTE Dans ce pays, devenu l’eldorado des couples en détresse, le meilleur côtoie parfois le pire, faute d’une législation claire et détaillée. La pandémie, et ses conséquences, ont montré les travers de ce qui est désormais un business.
Le bonheur est juste là, à ses pieds, recroquevillé dans un couffin. Pourtant, en cette mi-juin, Christophe peine toujours à y croire. Alban, son bébé d’à peine cinq semaines, est à ses côtés, poings serrés et tétine à la bouche, mais l’homme tourne dans le salon de son pavillon de la campagne toulousaine. Intranquille, la tête encore secouée par les milliers de kilomètres parcourus et la bataille insensée menée avec sa compagne, Sonia, pour en arriver là. « Aujourd’hui on est heureux, bien sûr. Soulagés d’être à la maison. Mais… » Mais il y eut le Covid-19 et ses mille et une conséquences dramatiques. La pandémie a érigé entre les parents et leur fils un mur fait de contraintes sanitaires, d’enjeux diplomatiques et de mesquineries commerciales. Un mur que Christophe et Sonia ont dû franchir seuls, ou presque.
Alban est le fruit d’une gestation pour autrui (GPA) menée à Kiev, en Ukraine. Une destination devenue, au cours des cinq dernières années, l’eldorado des couples en détresse. Autorisée en Ukraine depuis 2002 pour les hétérosexuels mariés et ayant fait la preuve de leur infertilité, cette médecine reproductive attire en particulier les étrangers, depuis que l’Inde et la Thaïlande ont restreint, en 2015, la GPA aux seuls nationaux. Elle y est devenue un business où, faute d’une législation claire et détaillée, le meilleur côtoie parfois le pire.
Aucune statistique officielle ne circule, mais les professionnels évoquent une fourchette de 3 000 à 3 500 contrats signés chaque année entre des parents en mal d’enfant et les cliniques ukrainiennes spécialisées (près d’une cinquantaine). Comptez en moyenne entre 40 000 et 60 000 euros pour une GPA, dont 15 000 – soit 50 fois le salaire mensuel ukrainien moyen – seront versés à la mère porteuse. Dans les catalogues sont proposés des forfaits « classiques » ou des formules dites « VIP », assurant aux couples un nombre de tentatives illimitées et la garantie d’un retour à la maison avec bébé. Avec parfois même la possibilité de choisir le sexe de l’enfant.
« Grosse complication »
La GPA ? Christophe, 39 ans, et Sonia, 38, en écartent d’abord l’idée. Lui n’en aime pas « l’aspect commercial ». Après onze ans de stimulations hormonales, d’inséminations artificielles et de fécondations in vitro (FIV) infructueuses, le couple, épuisé, pense à l’adoption quand des amis d’amis leur parlent de leur propre expérience de GPA en Ukraine, dans une clinique réputée, BioTexCom. « C’est formidable. Tout s’est bien passé. » C’est cher : 40 000 euros, pour le forfait VIP. Christophe est cadre commercial et gagne environ 2 500 euros par mois ; Sonia, elle, est assistante pédagogique et touche 1 700 euros. Mais ils ont de l’épargne. Et l’idée d’être assurés de tenir un jour un enfant dans leurs bras les fait rêver.
En mars 2019, ils se rendent à Kiev pour livrer à BioTexCom leurs embryons congelés (son sperme à lui et ses ovocytes à elle), qui seront implantés chez une mère porteuse, avec laquelle la clinique n’autorise aucun contact direct. En Ukraine, contrairement aux Etats-Unis ou au Canada, le couple ne choisit pas la femme qui porte l’enfant. Christophe et Sonia sont un peu refroidis, mais se disent que c’est peut-être plus « sain » de se tenir ainsi éloignés de la gestatrice.
Tout se fait à distance et le couple est informé par courriels de l’évolution de leur dossier. BioTexCom lance une tentative. La mère porteuse attend des jumeaux. La grossesse avance. On se met à y croire. Et puis, un vendredi soir de la mi-juillet, un message : « Grosse complication. » Après quatre mois et demi, la grossesse a dû être interrompue « pour la santé de la mère porteuse », précise BioTexCom. Effondrés, les Français n’en sauront pas plus. La clinique est injoignable.
Christophe et Sonia veulent protester, mais ils craignent de compromettre leur projet. « On s’est sentis pris en otage. » Ils s’apaisent quand un nouvel essai est lancé moins d’un mois plus tard. Le couple demande à BioTexCom de n’implanter, cette fois-ci, qu’un seul embryon. La clinique opte pour trois. Deux « s’accrochent ». Victoire. La grossesse s’apprête à être gémellaire. Mais BioTexCom procède à une « réduction embryonnaire », c’est-à-dire qu’elle supprime l’un des deux embryons au cours du premier trimestre – pour « limiter les risques ». Christophe et Sonia ne le sauront qu’après la naissance d’Alban, et cette information les choquera. La clinique se soucie-t-elle vraiment de la mère porteuse ou redoute-t-elle de devoir financer une autre grossesse en cas de complication ? Mystère.
Pratiques opaques à la clinique
Il reste que le sort des mères porteuses est régulièrement dénoncé dans le pays, tant par les mouvements conservateurs anti-GPA que par les féministes. « La femme qui porte l’enfant n’a aucun droit et est très mal vue, par les maternités comme par l’opinion publique », souligne Maria Dmitrieva, membre du groupe Feminism.ua. De fait, la loi ukrainienne n’offre aucune protection à ces femmes soumises à des traitements hormonaux lourds et parfois dangereux. Seule contrainte, la candidate doit déjà avoir eu son propre enfant. Ensuite, c’est la clinique qui décide de tout.
« La mère porteuse doit connaître ses droits, ainsi que les risques pour sa santé avant, pendant et après la grossesse. Ses droits, mais aussi ses obligations – bien manger, ne pas avoir de relations sexuelles, etc. – doivent être consignés dans un contrat entre elle et la clinique », explique Sergii Antonov, avocat spécialisé dans les dossiers de médecine reproductive, ajoutant : « Dans les agences dites “aux standards américains”, une assistance juridique aux mères porteuses est un prérequis. Mais ailleurs, ce n’est pas toujours le cas. » A la merci d’intermédiaires véreux, trompées et maltraitées, prises au piège de cliniques cupides ou malhonnêtes, certaines femmes ressortent abîmées physiquement et psychiquement de cette expérience.
Christophe et Sonia n’ont d’abord rien vu de cette face obscure de la GPA en Ukraine. Mais ils sentent une gêne face aux façons de faire, parfois opaques, de BioTexCom. Et peu à peu, dans les groupes WhatsApp réunissant d’autres couples, les langues se délient et des scandales liés à cette clinique refont surface.
Tenu par Albert Totchilovsky, un ingénieur passé du business des boîtes de nuit en Moldavie à celui de la fertilité, l’établissement est mêlé à des affaires d’évasion fiscale, de trafic d’êtres humains et à divers scandales qui ont défrayé la chronique. L’Ukraine reste marquée par le drame de ce couple d’Italiens dont l’enfant a été placé à l’adoption lors de leur retour au pays. Le bébé ne portait pas le patrimoine génétique des parents d’intention, et la justice italienne, qui exige une analyse ADN des bébés nés de GPA, a suspecté un trafic d’enfants. « On ne sait toujours pas qui est coupable. Si c’était ici, en Ukraine, ou en Italie, que le sperme a été confondu. C’est un échec pour nous. Mais on est prêts maintenant à leur offrir gratuitement une nouvelle GPA », lance Albert Totchilovsky.
« L’Ukraine nous a refilé le bébé »
Il y eut aussi, en 2016, le cas de Bridget, enfant née avec un œdème cérébral. La sachant promise à un état végétatif, les parents d’intention, un couple d’Américains, réclament l’arrêt des soins. Mais la loi ukrainienne l’interdit, et la petite vit, défiant tous les pronostics. Les parents envoient une lettre à leur ambassade pour confier la fillette à l’adoption. Las, le document n’est pas reconnu par la loi ukrainienne. Après avoir feint d’ignorer l’histoire, BioTexCom reconnaît que le couple est bien passé par ses services. « On a fait une erreur. On ne savait pas qu’on pouvait faire appel à l’ambassade américaine pour obliger les parents à reconnaître l’enfant », souffle M. Totchilovsky, assurant désormais être un grand promoteur de l’adoption en Ukraine.
Christophe et Sonia sont troublés par ces tragédies, mais cherchent des circonstances atténuantes à BioTexCom. Seule compte la naissance prochaine de leur petit garçon, dont ils suivent l’évolution via des échographies diffusées en visioconférence. Soudain, un autre fléau les rattrape : le 13 mars, le coronavirus oblige l’Ukraine à décréter la fermeture ses frontières.
A plus de 3 000 kilomètres de leur enfant à naître, Christophe et Sonia se retrouvent engagés, comme une centaine d’autres couples étrangers, dans une bataille kafkaïenne. L’Ukraine autorise les couples à entrer sur le territoire si et seulement si leur pays d’origine transmet une note réclamant, pour chaque cas, une dérogation. La France, comme beaucoup d’autres pays, refuse. Motif : la décision de franchir ou non la frontière relève de la souveraineté de l’Ukraine, non de pays tiers. « L’Ukraine nous a refilé le bébé », persifle un diplomate européen.
La situation en est à ce point de blocage quand BioTexCom diffuse, fin avril, une vidéo destinée, selon eux, à faire réagir les diplomaties du monde entier. On y voit une quarantaine de bébés criant, alignés dans des berceaux transparents dans le salon d’un grand hôtel, soignés par des nourrices professionnelles. « Ça déchire le cœur de voir combien leurs parents manquent à ces bébés », explique une baby-sitter de BioTexCom, vantant les soins délivrés par la clinique en attendant l’arrivée des parents d’intention bloqués à l’étranger.
Dossier embarrassant
En Ukraine, la vidéo fait frémir, donnant le sentiment que le pays s’est transformé en « usine à bébés pour riches étrangers ». « Aujourd’hui, beaucoup pensent qu’il s’agit en réalité d’une provocation des propriétaires de BioTexCom. Car il s’agissait d’une mise en scène, assure l’avocat Serguei Antonov. Les bébés avaient été regroupés exprès pour montrer les “performances” de la clinique. Cette “publicité” était très cynique, les bébés étaient présentés comme des produits prêts à être vendus. »
La vidéo relance le débat à Kiev : faut-il interdire la GPA aux étrangers ? La bannir totalement ? Le 14 mai, Mykola Kuleba, commissaire aux droits des enfants auprès du président ukrainien, tranche : « Je suis catégoriquement contre la maternité de substitution commerciale, qui fait de l’enfant un produit », écrit-il sur Facebook, évoquant, quelques jours plus tard, une activité devenue « incontrôlable ». Les ambassades sont sondées par le gouvernement : la GPA embarrasse la plupart d’entre elles. « Les autorités ont pu voir que les enfants étaient bien soignés », s’étonne Oleg Tutela, directeur adjoint et coordinateur en chef de BioTexCom, omettant de préciser que chaque journée passée par les bébés à l’hôtel était facturée 25 euros aux parents d’intention.
Se sentant pris au piège d’un débat qui les dépasse, Sonia et Christophe décident de partir à Kiev sans la précieuse dérogation. L’aventure, organisée par une agence ukrainienne, est digne d’un film de James Bond… et facturée 2 000 euros : départ de Roissy pour Minsk, en Biélorussie, puis traversée de la frontière à pied, avant une arrivée à Kiev en voiture, le 15 mai. Jamais le document ne leur sera demandé…
Leur calvaire touche à sa fin, quand, après un confinement obligatoire de quinze jours, la clinique les accueille enfin. Mais dans un ultime cynisme commercial, quelques minutes avant de voir Alban, une équipe de BioTexCom leur propose de les filmer afin d’immortaliser les retrouvailles… et de vanter les mérites de l’établissement. La publicité est rémunérée 2 000 euros. Christophe et Sonia refusent, écœurés, avant de s’envoler avec leur bébé.
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