Dans un établissement de Seine-Maritime, des résidents et des soignants racontent le traumatisme de l’isolement et la joie de pouvoir se retrouver après trois mois de crise due au coronavirus.
« Et après tout ça, on fera une grande fête », s’enthousiasme la directrice au milieu du restaurant de la maison de retraite Les Aubépins, à Maromme, petite ville ouvrière de la banlieue de Rouen. Ce jour-là, les boules à facettes n’ont pas encore remplacé les lustres du plafond, et la musique se résume à quelques cliquetis de cuillères contre les bols de fromage blanc du dessert. Les résidents sont sagement assis à leur table, séparés par le mètre barrière de la réglementation sanitaire en vigueur. « Les soignants ont été courageux, mais vous aussi vous avez été très courageux de rester dans vos logements pendant tout ce temps », félicite Marie-Pascale Mongaux, avant que retentissent les applaudissements.
C’est aujourd’hui le premier jour de la libération pour les 80 habitants de cet Ehpad. Après trois mois à prendre leurs repas dans leur chambre, ils peuvent enfin déjeuner tous ensemble. Depuis le 16 juin, le déconfinement progressif des maisons de retraite est en cours sur tout le territoire. Visites sans rendez-vous, reprise de la vie sociale à l’intérieur, sorties à nouveau autorisées… les derniers confinés de France retournent prudemment à une vie normale, sous l’égide des directeurs d’établissement qui décident du protocole de sortie de crise à l’échelle de chaque structure.
« J’ai tout respecté. La consigne, c’est la consigne »
Madeleine Lucchini, 95 ans et « aucun lien avec Fabrice », s’empresse d’attraper sa pochette rouge pour raconter comment elle a vécu cette période. A l’intérieur, un agenda bleu, sur lequel cette ancienne secrétaire de l’inspection académique note tout. Elle en sort un papier à l’écriture tourmentée. Dessus, il y a écrit « treize semaines », comme la durée trop longue de ces heures écoulées à lire, faire des mots fléchés et des réussites, sans voir personne de l’extérieur. « J’ai eu des petits coups de cafard, mais c’est comme ça, je ne me suis pas rebellée, j’ai tout respecté. Qu’est-ce que vous voulez, la consigne, c’est la consigne. »
La blessure du confinement se mesure aux yeux humides de cette femme blonde quand elle évoque la surprise que ses proches lui ont faite quelques jours auparavant. Dans un couffin, déposé sur la table de deux mètres qui sépare les visiteurs des pensionnaires, sa petite-fille lui a présenté son dernier-né. Elle en pleurerait encore : « Je n’ai pas pu le toucher bien sûr, mais rien que de le voir c’était formidable. »
Quelques mètres plus loin, Jacques Billeaux, 86 ans, boude son jambon et ses pommes de terre grillées. Avec « l’enfermement », il n’a plus d’appétit, a perdu du poids. Sa femme est morte au début du confinement, après soixante-trois ans de mariage et quatre enfants. Il n’a toujours pas pu sortir voir sa tombe. Les informations à la télévision, les images des badauds se promenant dehors sans masque l’énervent. Il a l’impression que « les vieux, ces derniers confinés, sont des pestiférés ». « Je me suis senti très seul, rien que là ça me fait beaucoup de bien de parler », poursuit cet ancien responsable administratif, rêvant d’aller chercher ses disques de musique classique dans son appartement.
« J’ai vraiment eu peur de mourir moi aussi »
Sous le patio, Christine et Marie-Claude discutent, après leur déjeuner libéré. « C’est chouette de se retrouver, c’est dingue, ce n’est pas pareil que de manger froid et toute seule », se réjouit la première. La deuxième a beaucoup souffert : « Je pleurais comme une gamine de 16 ans. J’ai trop regardé la télé, avec tous ces gens en Ehpad qui mouraient asphyxiés, j’ai vraiment eu peur de mourir moi aussi ». Christine attend d’être relâchée pour aller marcher le long de la rivière, toute seule. « Ah non, moi je voudrais aller à Rouen dans un magasin », surenchérit Marie-Claude, alors que la capitale normande n’est qu’à 7 kilomètres de Maromme.
Le confinement a aussi eu des conséquences capillaires. Marie-Claude parle avec bonheur de ses retrouvailles avec le coiffeur, qui a permis de rattraper ses racines blanches qui perçaient sous sa teinture rousse. « Je n’ai pas beaucoup de gaieté dans ma vie, et les ongles et les cheveux c’est important. Ça ne peut pas être un tas de foin, sinon il ne me reste plus rien », se justifie-t-elle.
A l’étage, au détour de ces couloirs colorés de vert pomme qui donnent plus à l’endroit un air de crèche pour enfants que d’établissement pour personnes âgées, Agnès Guedj, la médecin coordinatrice raconte ces étranges semaines. « Les résidents sont très endurants, c’est une génération qui a vécu la guerre, l’exode. Ils nous ont beaucoup parlé de ça, que ça leur rappelait la guerre. » Marie Huault, la psychologue, abonde.
Les deux femmes se rappellent aussi les crises sur la viande pas assez cuite, la podologue qui ne venait plus faire les soins des pieds ou l’impossibilité de se rendre au supermarché à quelques encablures des Aubépins. « Et le coiffeur, bien sûr le coiffeur ! C’est un truc majeur dans les Ehpad. Dans mon ancien service de gérontologie, on disait qu’il y a trois choses importantes dans la vie : l’amour, la mort, et le coiffeur », s’amuse la docteure.
« La culpabilité était latente chez les soignants »
Quand la maison de retraite a fermé ses portes mi-mars, les soignants se sont réorganisés pour passer voir les résidents tous les jours et combattre la solitude qui les guettait, cette peur qu’ils ne meurent pas tant du Covid que d’isolement. « Je me suis tapée jusqu’à trois parties de Scrabble par jour », sourit Marie.
Le virus n’est jamais entré. Mais Marie et Agnès ont craint la contamination, un cas s’étant déclaré dans une autre maison du groupement. « Si ça entre, comment on fait ? Et on savait que ça ne pouvait être qu’à cause de nous. La culpabilité était latente chez les soignants, on se regardait en chiens de faïence, au moindre micro-rhume, ou impression de rhume, on testait », explique Agnès. Dans le placard de son bureau, un classeur transparent. Elle s’en saisit : « Ça, c’est mon grigri que je garde, c’est le classeur Covid. » Elle tourne les pages : « Il y a tout le protocole dedans, les ordonnances en cas de détresse respiratoire, et même le Rivotril. On s’est préparés pour un siège qui n’a pas eu lieu », philosophe la médecin.
Dans son bureau aux murs saumon, Marie-Pascale Mongaux, la directrice de l’établissement et correspondante régionale Normandie de l’Association des directeurs au service des personnes âgées (AD-PA) peste contre le masque de protection qu’elle porte. « J’en ai marre de ce truc, c’est fatiguant. Même quand on a rouvert les visites aux familles masquées, c’était une bonne nouvelle, mais c’est glauque aussi, cette rigidité, cette froideur, sans aucun toucher, ça assèche tout. »
« Je suis capitaine »
Le 16 mars, au début du confinement, la directrice a convoqué les familles des résidents dans une salle municipale. Devant l’assemblée, elle a filé la métaphore de la croisière, de son établissement comme un bateau qui s’éloigne, sort de la société, part pour une durée indéterminée, mais qui doit y aller. « Je me suis surtout engagée à la transparence, à ne pas être cette directrice sachante, verticale, sans failles. J’ai fait le choix d’assumer ma vulnérabilité. »
Sur le canapé noir de son bureau, entourée de grands bidons blancs de gel hydroalcoolique, elle décrit ses douze heures de travail tous les jours pendant trois mois, le poids écrasant d’avoir la vie de 200 personnes entre les mains : « Je suis capitaine, j’ai jamais pris autant de décisions de ma vie. »
Marie-Pascale Mongaux a senti monter son irritation face à ce quotidien dégradé. Celle de voir ses pensionnaires en chemise de nuit à 14 heures, parce que c’était plus facile à gérer pour le personnel. « Une personne âgée que vous mettez en pyjama l’après-midi, vous lui dites que c’est la nuit, après elle se couche, se dérègle, c’est maltraitant », s’insurge-t-elle. Elle s’est répété que c’était un moindre mal, que le principal était qu’il n’y ait pas de malades aux Aubépins… Mais sa colère a explosé, elle a dû se faire accompagner : « Finalement, la peur d’un événement peut être aussi marquante que l’événement lui-même, qu’il se produise ou pas. »
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