La chronique de Roger-Pol Droit. Aujourd’hui, plus aucune réalité n’échappe aux algorithmes. Olivier Rey, dans « Quand le monde s’est fait nombre », enquête sur ce phénomène.
LE MONDE DES LIVRES | | Par Roger-Pol Droit
Au commencement était le Verbe… et à la fin règnent les nombres. Ce pourrait être, en très condensé, un résumé de notre histoire. Tout aurait débuté par les mots, les récits, les mythes, les réflexions individuelles et collectives. La formule inaugurale, empruntée à l’Evangile de Jean, évoque la souveraineté de la parole et de la raison, le logos.
Aujourd’hui, à l’inverse, tout est chiffré, mathématisé, statistiqué. Plus aucune réalité n’échappe au monde des nombres et au contrôle des algorithmes. La quantification est omniprésente et multiforme. Nos exercices physiques quotidiens sont mesurés par des machines connectées (nombre de pas, d’escaliers, de kilomètres, de calories brûlées), tandis que les Etats européens se sont engagés, pour la première fois dans l’Histoire, à respecter un pourcentage maximal de déficit. Le chômage est devenu une courbe, le progrès un indice, l’économie un taux. Le monde des gens et des choses, du verbe et des témoignages, a laissé place à celui des graphiques et des chiffres.
Comment donc cela est-il advenu ?
Et à quoi correspond au juste cet empire des statistiques, devenu désormais « plus réel que la réalité » ? Olivier Rey, avec Quand le monde s’est fait nombre, explore ces questions. Pour y répondre, il dessine, pas à pas, une généalogie de nos représentations et des politiques actuelles. Son enquête est à la fois documentée, intelligente, alerte, donc passionnante.
La première erreur qu’il dénonce est de croire que cet immense chiffrage du monde, cette « nombrification générale » du social – mesurant comportements, tendances, opinions, marchés, consommations, goûts, etc. – découlerait directement de la mathématisation de la physique. Ce ne sont pourtant ni Galilée, ni Copernic, ni Kepler et consorts qui ont déclenché pareil mouvement. La mutation advient bien plus tard, et concerne la société, et non pas la nature, comme le montre en détail Olivier Rey.
Triomphe de la statistique
Fort de sa double compétence, ce penseur atypique – enseignant naguère les mathématiques à Polytechnique, aujourd’hui la philosophie à la Sorbonne (Paris-I) – retrace la naissance et l’essor des statistiques en Europe puis leur rencontre avec l’émergence de la « société des individus ».
La thèse centrale de ce livre est en effet que le triomphe de la statistique n’a pas eu pour motif un combat contre les individus, désireux de les annuler en les uniformisant. Au contraire, c’est pour préserver leur souveraine singularité que les chiffres se sont imposés. « C’est le principe selon lequel personne n’est là pour faire nombre qui finit par appeler le règne du nombre (…), c’est le respect de la singularité de chacun qui oblige à s’en tenir à ce qui se mesure », conclut notamment Olivier Rey.
Ce paradoxe, éclairé et justifié dans cet essai par quantité d’arguments, conduit à une remarque de portée générale : la clé de notre rapport aux nombres n’est pas à chercher chez eux, mais entre nous. Cette clé n’est pas mathématique, mais historique et sociale. En d’autres termes, le rapport des hommes aux chiffres reflète la relation des hommes entre eux. C’est à peu près ce que disait Marx, si l’on y songe, de nos attitudes envers la nature. Que ce renversement de perspective soit transposé sur les statistiques, sur leur objectivité et leur empire sans partage est plus qu’intéressant. Eclairant.
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