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vendredi 3 juillet 2015

La maternité n’est pas une marchandise

SYLVIANE AGACINSKI PHILOSOPHE LAURENCE DUMONT VICE-PRÉSIDENTE (PS) DE L'ASSEMBLÉE NATIONALE ET MARTINE SEGALEN ETHNOLOGUE, PROFESSEUR ÉMÉRITE (UNIVERSITÉ DE NANTERRE) 

Le capitalisme et la loi du marché ne cessent d’empiéter sur la vie des hommes, y compris dans ses aspects les plus personnels et les plus intimes, comme la procréation. Le «baby business» frappe à notre porte, non sans rappeler, à notre mémoire, certains des diagnostics de Marx, plus que jamais d’actualité : «Un temps est venu, expliquait-il, où toutes choses, jadis inaliénables, sont devenues des objets d’échange (1).» Nous ne devons pas accepter que la maternité et l’enfant deviennent des objets d’échange. Il n’existe nulle part des femmes bénévoles pour porter un enfant et le donner à des tiers. Si la loi autorisait la GPA, on ferait comme les Britanniques : on appellerait «dédommagement» le salaire des «mères porteuses», et l’on sait trop bien quelles femmes, chômeuses et désemparées, seraient tentées par ce nouveau job. Sur les sites internet des agences californiennes ou ukrainiennes, qui recrutent des mères porteuses pour des clients venus du monde entier, le mot donner apparaît partout, à côté des tarifs élevés des prestations.
Un grand nombre d’études montrent la nature mystificatrice des discours sur le don (2), qui masquent en l’occurrence la réalité des échanges marchands les plus régressifs. Observons les faits. Aux Etats-Unis, il existe de nombreux centres de «reproduction humaine». Le Fertility Institute propose des forfaits de 80 000 dollars, comprenant une fécondation in vitro (FIV) avec le sperme du client, et «une gestation». Les «compensations» offertes pour une «gestation» (autour de 30 000 dollars) sont incitatives, mais les bénéfices des instituts et les honoraires des avocats qui établissent les contrats sont bien plus élevés. Aux Etats-Unis, à côté de femmes au foyer, le prolétariat féminin d’origine afro-américaine forme une bonne partie des candidates à l’emploi de mère de substitution. Durant leur grossesse, le contrat précisera leur condition de vie dans les moindres détails. L’Inde, où l’exploitation des femmes est la plus cruelle, a fait chuter les prix des grossesses en raison de la pauvreté des populations, au point que ce pays est devenu le plus gros producteur de bébés. C’est la loi du marché. Elle crée des prolétariats spécifiques : les femmes qui vendent leurs ovocytes, et qui transmettront leurs gènes à l’embryon, sont sélectionnées en fonction de critères très précis : origine familiale, type ethnique, diplômes, vie sexuelle, habitudes, etc. Pour les mères porteuses, on recherche plutôt des femmes déjà mères, solides, sans qualification, souvent inactives et ayant besoin d’argent.
Bien des clichés circulent sur la gestation, au mépris des connaissances biologiques et psychologiques. Pensons aux effets pathogènes du déni de maternité et du refoulement des émotions chez les femmes ayant enfanté pour des tiers, et aux effets psychiques sur l’enfant lui-même (3). C’est une vue de l’esprit de croire que si un embryon est implanté dans l’utérus d’une femme, elle ne mettra pas au monde son enfant, puisqu’elle ne lui a pas donné ses propres gènes. Car un embryon n’est pas un enfant et ne le deviendra jamais sans les échanges biochimiques innombrables avec le corps maternel. Ces échanges sont décisifs pour l’expression des gènes. Comme l’a montré Henri Atlan, tout n’est pas génétique. La symbiose entre le corps du fœtus et celui de la mère qui le porte crée une interdépendance entre les deux, à la fois physiologique et psychique, de sorte que c’est bien de son enfant qu’une femme accouche. Pour les mêmes raisons, nous sommes soucieuses de préserver le droit des femmes à l’IVG, précisément parce que nous ne confondons pas l’embryon et l’enfant. Si la GPA est intolérable, c’est qu’elle transforme en «objet d’échange» le corps organique d’une femme, l’enfant qu’elle met au monde et le lien filial entre la mère et l’enfant.
La notion de GPA «éthique» est donc un non-sens, et même une imposture. Il n’y a pas, d’un côté, des bonnes «GPA», et de l’autre des mafias qui méprisent les droits des femmes : il y a un commerce des femmes et des enfants, pratiqué dans des conditions plus ou moins sordides. Ce commerce est une violence faite aux femmes, une aliénation et une exploitation. Dans certaines situations économiques, on le sait bien, des femmes peuvent consentir à la violence. Faut-il, en autorisant ce commerce, que la loi les incite à ce consentement ? Pour autant, nous n’oublions pas la situation des enfants nés d’une mère de substitution à l’étranger. La Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) déclare que la France est libre de prohiber la GPA, mais - en même temps - elle demande à la France de transcrire à l’état civil français l’état civil étranger des enfants nés de cette pratique. C’est contradictoire, car le droit ne peut pas instituer sa propre transgression. C’est hypocrite, car on inciterait alors les Français à aller chercher ailleurs des femmes que l’on veut protéger ici. Une fois cette transcription acquise, même pour un seul des adultes commanditaires, la GPA serait finalement légitimée, légalisant l’achat d’un lien de filiation. La question de la paternité est simple : si la GPA est une pratique prohibée pour sa violence, la location d’une femme, le temps d’une grossesse et d’un accouchement peut-elle être une manière légale de devenir père ? Les enfants nés ainsi doivent donc jouir de tous les droits que peut leur donner l’état civil étranger, à savoir une vie familiale normale et la nationalité française. Mais la meilleure façon de sortir des contradictions entre les législations nationales et de prévenir toute injustice serait de s’engager dans une campagne abolitionniste au niveau international, afin de mettre un terme à l’application de la dure loi du marché à la maternité et aux enfants.
(1) Voir Marx, Misère de la philosophie, 1847, I, 1.
(2) Voir : Céline Lafontaine, le Corps-marché. La marchandisation de la vie humaine à l’ère de la bioéconomie, Seuil, 2014 ; et Jean-Hugues Déchaux, les Défis des nouvelles techniques de reproduction. Comment la parenté entre en politique, Droit, bioéthique et société, 317-339, 2014.
(3) Voir l’ouvrage collectif Abandon sur ordonnance. Manifeste contre la légalisation des mères porteuses, Paris, Bayard, 2009.

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