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Lorsqu’une femme décide d’avoir un enfant, elle ne sait pas forcément tout ce qui l’attend : la fatigue physique et morale, notamment, peut être sous-estimée. La maternité pose ainsi une question profonde : peut-on faire un choix sans pour autant en connaître parfaitement toutes les conséquences ? Un choix « trop » éclairé n’est-il pas le signe d’une forme d’aliénation plutôt que de liberté ? La professeur de philosophie Audrey Jougla explore ce problème à l’aide d’Aristote, d’Anne Dufourmantelle… et de sa propre expérience de la maternité.
Désirée, contrariée, mal comprise, méconnue, source d’épanouissement ou de privation, la maternité est d’autant plus interrogée actuellement qu’elle se réfléchit à l’aune d’une quatrième vague de féminisme souhaitant libérer la parole des femmes et livrer « sans faux-semblants » la réalité vécue par celles-ci. Dans Choisir d’être mère (JC Lattès, 2022) la journaliste Renée Greusard prend le parti de questionner la possibilité même de ce choix : ignorant ce qu’était la maternité, elle réfute y avoir pleinement consenti, posant la question du choix éclairé.
Alors, peut-on vraiment choisir sans connaissance de cause ? Peut-on s’engager librement sans avoir toutes les cartes en main ? Et qu’exige-t-on, ou que risque-t-on, à vouloir tout savoir sur une réalité qui ne se transmet pas mais s’expérimente ?
Du non-dit au mensonge : peut-on transmettre l’“être mère” ?
Dénonçant les non-dits autour de la venue d’un enfant, les fictions (Un heureux évènement, d’Éliette Abecassis, 2005) ou les témoignages (Mauvaises Mères. La vérité sur le premier bébé, Nadia Daam, Emma Defaud, Johana Sabroux, Éditions Jacob-Duvernet, 2008) soulignent depuis quelques années l’idéalisation de l’arrivée de l’enfant par la société, et l’écart avec la réalité vécue par la mère. En 2017, les travaux de la sociologue israélienne Orna Donath et la multiplication des témoignages publics évoquant « le regret d’être mère » poursuivent cette remise en cause d’une maternité forcément épanouie puisque voulue. On ne nous aurait pas tout dit, masquant les aspects les plus dérangeants de la maternité.
« Je ne crois pas qu’on puisse consentir à quoi que ce soit sans être informée, affirme Renée Greusard dans son essai. Si je me sens prête à vous parler, c’est que mon propre consentement à la maternité n’a pas été éclairé. J’aurais aimé qu’on me prévienne plus et qu’on me dise la vérité. Ça ne m’aurait pas fait changer d’avis (mon désir de maternité était beaucoup trop fort), mais j’aurais eu davantage conscience de la voie que je choisissais. » Selon elle, l’absence de transmission entre femmes sur une expérience pourtant commune est dommageable, mais n’a rien d’exceptionnel.
Ce tabou, elle l’attribue à des explications sociologiques (éloignement des familles et dislocation du tissu relationnel, médicalisation du suivi de la grossesse), mais aussi « au patriarcat » : une désinformation volontaire visant à tromper les femmes en quelque sorte, pour les inciter à procréer. Mais ce phénomène serait aujourd’hui en train de s’estomper : « Ce qui change pour les femmes de ma génération, c’est que nous écrivons à un moment où ce propos est possible. En pleine troisième (sic) vague du féminisme. » À la lumière de son vécu et de ses propres déconvenues – qui ne seront certes pas forcément partagées par toutes les femmes –, la journaliste revendique l’information des futures mères, entre mise en garde, préparation indispensable et épisodes effrayants.
L’expérience, fondement du savoir pour Aristote
Taire, est-ce mentir ? Passer sous silence certains aspects éminemment douloureux ou rebutants de la grossesse, de l’accouchement, et des premières années d’un enfant, relève-t-il de la bienséance ou d’un piège involontaire mais tout de même nocif, tendu aux jeunes mamans ? Si l’on comprend qu’il est malvenu de ternir un tableau qui s’annonce joyeux ou d’inquiéter inutilement des futurs parents, il est légitime de s’interroger sur le rôle de l’information dans ce bouleversement qu’est l’arrivée d’un enfant et son poids sur le choix.
Aussi bien intentionnée que l’on soit, l’expérience de la maternité peine à être partagée : ce que l’on pourrait désigner comme l’« l’être mère » ne se transmet pas, ne se représente pas. Aussi clairs et sincères que puissent être les conseils avisés ou les récits personnels, aucun ne permet de se figurer ce qu’est la maternité. Pour Aristote, le savoir sans expérience reste vain, et c’est bien par le vécu que l’on apprend : « L’expérience paraît bien être à peu près de même nature que la science et l’art, avec cette différence toutefois que la science et l’art adviennent aux hommes par l’intermédiaire de l’expérience, car l’expérience a créé l’art, comme le dit Polos avec raison, et le manque d’expérience, la chance. »(Métaphysique, A,1). Propos qui peuvent s’appliquer à la maternité, comme à d’autres étapes de la vie qui résistent à la transmission : les ruptures amoureuses, le mariage, le deuil...
Non seulement l’expérience reste intime, inégalable, et en cela non partageable, mais elle résiste aussi à la transmission parce que le sujet ne peut se figurer ce qu’on lui dit. Les mots ne recouvrent alors aucune réalité émotionnelle ou physique, le discours est impuissant à dire, le langage ne remplit pas sa fonction. Comment figurer le ressenti d’une année sans une nuit de sommeil entière ? Ou les journées passées seule avec son bébé, semblant interminables ? Aristote précise : « L’art naît lorsque d’une multitude de notions expérimentales se dégage un seul jugement universel, applicable à tous les cas semblables. » C’est là toute la difficulté de nos expériences de vie : universelles dans certains aspects, elles restent soumises à une infinité de variations qui empêchent tout jugement universel. Avertir les femmes sur un post-partum difficile ou sur leur « corps d’après » ne s’avère pas pertinent en ce sens, tant les vécus diffèrent, et le discours d’autrui ne nous touche pas forcément – bien qu’on l’entende.
Peut-on choisir librement sans connaissance de cause ?
Même dans les aspects les plus physiologiques de la maternité (comme les changements hormonaux, l’accouchement, l’allaitement éventuel), ou biologiques (comme le rythme d’un bébé, son sommeil, ses pleurs), le discours médical se révèle impuissant à tout prévenir, tout résoudre, palliant les inquiétudes de la future mère grâce à des conseils parfois contradictoires, et la laissant désemparée face à autant d’incertitudes.
Peut-on choisir librement sans connaissance de cause ? Descartes se pose la question dans le Discours de la Méthode (1637) et déploie la métaphore de l’homme au coin d’un bois pour y répondre. Alors que plusieurs chemins s’offrent à moi, je dois choisir l’un d’eux pour ensuite m’y tenir : « Imitant en ceci les voyageurs qui, se trouvant égarés en quelque forêt, ne doivent pas errer en tournoyant, tantôt d’un côté, tantôt d’un autre, ni encore moins s’arrêter en une place, mais marcher toujours le plus droit qu’ils peuvent vers un même côté, et ne le changer point pour de faibles raisons, encore que ce n’ait peut-être été au commencement que le hasard seul qui les ait déterminés à le choisir : car, par ce moyen, s’ils ne vont justement où ils désirent, ils arriveront au moins à la fin quelque part, où vraisemblablement ils seront mieux que dans le milieu d’une forêt… »
Conclusion : quelles que soient les raisons initiales du désir de maternité, et les déconvenues qui surviennent, on doit se tenir à son choix. Le choix dont il est question ici n’est pas celui du consentement éclairé tel que défini en droit par l’article 36 du code de déontologie médicale. S’engager dans la maternité nécessiterait, au contraire, une part d’inconnu.
Choisir sans tout connaître, c’est exister au sens fort
S’engager sans savoir peut même constituer une liberté supérieure : je choisis l’inconnu, et me risque ainsi. C’est ce qui traverse l’œuvre de la philosophe Anne Dufourmantelle Éloge du risque (Payot Rivages, 2011) : elle explique pourquoi choisir sans connaissance de cause revient à faire un pari et à s’ouvrir au possible. Ce n’est pas seulement être, en suivant un schéma déterminé à l’avance qui nous serait entièrement intelligible, c’est aussi exister au sens fort du terme. En cela, la maternité est comme le mariage une ouverture à l’avenir qui constitue un choix délibéré.
Les épisodes les plus difficiles de la maternité – et je peux en témoigner à titre personnel – n’ont alors aucun poids face à la valeur de ce pari : quoiqu’il arrive, je m’engage pour l’inconnu. Tous les possibles sur l’enfant à venir sont à accepter et fondent le contrat parental : j’aimerai l’enfant à naître tel qu’il sera, quoiqu’il arrive, et toute sa vie. Le choix éclairé n’est pas celui qui exige toute l’information et toutes les modalités pour donner son consentement, et c’est là où la philosophie nous permet de surmonter l’impuissance à tout dire comme à tout connaître. Le choix de la maternité revient à faire un don de soi et une promesse dans l’inconnu.
Inversement, tout savoir ne freinerait-il pas ma liberté ? Combien de femmes ne confient-elles pas, sur le ton de l’humour, être heureuses de n’avoir pas su dans quelle voie elles s’engageaient, au risque de ne pas avoir choisi la maternité ? La « non-connaissance de cause » a pour pendant l’existence même de l’action. L’inconnu se révèle un facteur d’agir et un paramètre opportun, là où les sacrifices à venir, s’ils étaient figurés, détaillés et rendus conscients, nous sembleraient sans doute insurmontables à l’aune de notre condition présente… et nous priveraient d’un chemin, certes difficile et tortueux parfois, mais ô combien heureux à parcourir.
Choisir la promesse
Choisir de mettre au monde un enfant, de l’élever et d’être présent pour lui jusqu’à notre mort, revient à choisir que quoiqu’il advienne, mon engagement résistera. Lorsque je promets, je ne saurais disposer de tous les éléments, et fais acte d’un engagement d’autant plus fort que je ne sais pas tout. La promesse constitue un « îlot de sécurité » face à l’inconnu, selon la formule d’Arendt.
Promettre de s’inquiéter à vie pour un autre que soi, dépasser ses limites physiques et mentales, surmonter l’épuisement, sont sans doute constitutifs de la maternité qui, loin de piéger la mère ou de l’aliéner, prouve que nous sommes au contraire capables de sortir de la seule préoccupation de soi. C’est pourquoi la véhémence contre la maternité, aujourd’hui souvent d’actualité, où le désagrément est vécu comme une injustice ou une privation de liberté individuelle, s’oppose à cette autre conception de la liberté où l’engagement s’entend par-delà les contraintes à venir.
Ce prix à payer, aussi élevé soit-il, n’est-il pas à la hauteur de ce que l’on reçoit en retour de cette maternité ? L’amour, la joie, la filiation, la transmission, l’émerveillement, l’éducation d’un enfant n’échappent-ils pas non plus à toute description ? Il serait alors illusoire de vouloir étayer les difficultés ou les souffrances de la maternité, sans pouvoir rendre compte de la richesse de cette expérience fondamentalement singulière, qui ne peut être comprise qu’en étant vécue. Preuve de ma liberté comme de mon engagement, aussi lucide qu’insensé, l’arrivée d’un nouvel enfant devient en ce sens forcément une bonne nouvelle, non pas pour l’individu, mais parce qu’elle ouvre un inédit – « un miracle qui sauve le monde », comme l’écrit encore Arendt, elle qui n’avait pourtant pas fait l’expérience de la maternité.
Quant à cet article, je me dois de vous signaler qu’il fut écrit avec une bonne dizaine d’interruptions enfantines, et achevé au son de la chanson finale du dessin animé Cendrillon… sur la promesse d’un bonheur maternel qui n’est pas, on le sait, qu’un conte de fées.
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