par Nathalie Raulin publié le 21 février 2022
C’est une bombe à mèche lente qui vient d’exploser sous les pieds du ministre de la Santé, Olivier Véran. Actée fin 2019 mais mise en œuvre pour la première fois cette année, la réforme de la procédure d’autorisation d’exercice des praticiens diplômés hors de l’Union européenne (Padhue) a tourné cette semaine au fiasco. «C’est un gigantesque bordel», fulmine Mathias Wargon, chef de service des urgences de l’hôpital Delafontaine de Saint-Denis (Seine-Saint-Denis), résumant le sentiment de nombre de ses confrères. Dans les milieux hospitaliers, les protestations pleuvent sur les Agences régionales de santé (ARS) et jusqu’au cabinet du ministre. La gronde est telle que la direction générale de l’offre de soin (DGOS) a dû organiser mercredi en urgence une réunion avec les directeurs d’ARS «pour faire le point sur les difficultés» avant de rencontrer vendredi 18 février les syndicats des Padhue et les fédérations hospitalières pour tenter de ramener le calme. Une gageure.
Main-d’œuvre bon marché
La déflagration remonte au 4 février. Ce jour-là, sur 4 400 candidats à avoir passé les écrits, ils sont 1 716 médecins étrangers à fêter leur réussite aux épreuves de validations des compétences (EVC), concours sésame pour la reconnaissance de leur diplôme en France. Aussitôt, les mieux classés s’attellent à l’étape suivante : choisir le lieu où ils pourront effectuer les deux ans de stage de «validation des compétences» indispensable pour pouvoir solliciter à terme leur inscription au Conseil de l’ordre des médecins, et exercer de plein droit en France. A ce stade, la plupart se félicitent d’essuyer les plâtres de la réforme de 2019. A défaut de sortir de la précarité les 5 000 praticiens étrangers, majoritairement originaire d’Afrique du Nord, qui enchaînent parfois depuis des années les contrats courts et sous-payés (de l’ordre de 1 300 euros net sans les gardes) dans les hôpitaux, le législateur a encadré les conditions d’exercice des nouveaux arrivants et réduit la période probatoire de ceux qui réussissent le concours, en ramenant de trois à deux ans la durée du stage.
A la différence de leurs prédécesseurs, les lauréats n’ont plus à démarcher les hôpitaux pour effectuer ce dernier : les contrats de gré à gré sont désormais proscrits. De quoi a priori faciliter la vie de ceux des lauréats qui, n’exerçant pas sur le territoire (soit un tiers de la promotion 2021), n’ont aucun réseau relationnel. C’est à l’Etat qu’il revient désormais de leur proposer l’affectation qui leur permettra de développer leurs compétences. Objectif : répartir plus équitablement sur le territoire les désormais «praticiens attachés associés», main-d’œuvre qualifiée, corvéable et toujours bon marché (2 500 à 3 000 euros net par mois), et au passage, venir en aide aux établissements de santé médicalement sous staffés car peu attractifs ou situés en zone sous-dense. Le 6 août, par voie d’arrêté, l’administration publie donc une liste fermée de postes ouverts aux futurs lauréats des EVC. Une liste censée refléter les besoins que les établissements de santé ont fait parvenir aux ARS au cours du mois d’avril 2021. Alors mobilisés sur la campagne vaccinale, les chefs de service hospitalier, qui avaient fait savoir tout le mal qu’ils pensaient d’une procédure qui les prive de la possibilité de choisir leurs collaborateurs, n’y prennent pas garde.
«Les postes qu’on demandait ont disparu»
Le réveil est brutal. «C’est un scandale, s’emporte le docteur François Braun, chef du service des urgences de l’hôpital de Metz-Thionville et président du Samu urgences de France. On avait fait remonter des désirs de postes à l’ARS mais apparemment quelqu’un a fait un tri derrière : les postes qu’on demandait ont disparu. Résultat : on ne peut pas recruter de praticiens étrangers alors qu’on en a besoin !»
On avait fait remonter des désirs de postes à l’ARS mais apparemment quelqu’un a fait un tri derrière : les postes qu’on demandait ont disparu. Résultat : on ne peut pas recruter de praticiens étrangers alors qu’on en a besoin !» François Braun, président du Samu urgences de France
Et le même de poursuivre, excédé : «Avant la réforme, on avait des médecins étrangers à qui on conseillait de passer les EVC de sorte à pouvoir les reprendre avec un meilleur statut ensuite. Aujourd’hui, comme on ne nous a pas attribué de poste, c’est impossible. Pis, quand bien même on disposerait d’un poste, c’est le rang de classement aux EVC qui permet de choisir les affectations : du coup, même s’ils ont eu le concours, les Padhue qu’on a formés peuvent être supplantés par d’autres mieux classés mais qu’on ne connaît pas !» Ce coup de sang, le cabinet d’Olivier Véran ne peut l’ignorer : le docteur Braun est l’un des trois référents santé de la campagne présidentielle du futur candidat Macron…
Dans les établissements de santé d’Ile-de-France, l’inquiétude est aussi palpable. Pour cause : le nombre de Padhue lauréats déjà opérationnels dans les services est très supérieur au nombre de postes de «praticiens attachés associés» ouverts sur la région. «Selon nos calculs, ce sont 136 médecins étrangers qui vont devoir quitter la région parisienne pour faire leur stage, estime Quentin Henaff, responsable ressources humaines hospitalières au sein de la Fédération hospitalière de France. Pour les hôpitaux franciliens, c’est autant de postes perdus. Or il suffit parfois d’un praticien en moins pour compromettre le bon fonctionnement d’un service…»
Situation ubuesque
Mais le comble est à venir. Car les lauréats des EVC font eux aussi les frais de la nouvelle procédure. Très bien classé dans sa spécialité, Hassane (1) est parmi les premiers à en mesurer les failles béantes. Sur la liste de la DGOS, le praticien a repéré trois postes en urologie répondant à ses attentes, l’un au CHU Nord Franche-Comté et les deux autres à l’hôpital de Valenciennes. Une fois son choix validé, il doit être à pied d’œuvre dans les deux mois, sauf à perdre le bénéfice de son concours. Histoire de pouvoir trancher en connaissance de cause, le jeune homme décide de se rendre sur place. A sa grande surprise, l’accueil du chef de service urologie de l’hôpital Nord Franche-Comté est frais. «Ce sont les lauréats qui m’ont appris qu’un poste était ouvert dans mon service,explique le docteur Vincent Richard. Comme je n’ai pris mes fonctions que fin 2021, c’était peut-être une demande de mon prédécesseur. Mais j’ai averti les postulants qu’il n’y avait pas de travail pour eux. Vu la pénurie d’infirmières, nos blocs opératoires tournent au ralenti, si bien que même les praticiens statutaires doivent se battre pour y avoir accès.»
De curieuse, la situation devient bientôt ubuesque. Car, le retour du centre hospitalier de Valenciennes n’est pas plus encourageant : les deux postes en urologie mentionnés sur la liste de la DGOS n’existent eux aussi que sur le papier… Un exemple parmi d’autres. «Le 16 février, on a reçu le coup de fil d’une médecin algérienne lauréate aux EVC, raconte le docteur David Beausire, président de la Commission médicale d’un établissement privé à but non lucratif d’hospitalisation à domicile, à Toulouse. C’est elle qui nous a appris qu’un poste de stagiaire était ouvert chez nous. Ça nous est tombé dessus, on n’avait rien demandé et on n’était absolument pas au courant. On s’est regardés avec la directrice, c’est tellement curieux ! Est-ce une erreur ? Est-ce que du coup on est obligé de prendre quelqu’un ? Est-ce qu’un lauréat va se retrouver sans poste si on ne le fait pas ? Je n’en sais rien…»
Intitulés flous
Les mauvaises surprises ne s’arrêtent pas là. Reçue aux EVC en médecine générale, Yasda (1) est elle aussi circonspecte. «Les postes de stages qui nous sont proposés ont des intitulés si flous qu’on ne sait absolument pas ce qu’il y a derrière, s’étonne la jeune Tunisienne, qui depuis six mois travaille comme FFI (faisant fonction d’interne) dans un service d’urgence francilien. Normalement, en médecine générale, on nous demande un stage en gynéco, en pédiatrie et un passage aux urgences. C’est normal, c’est l’essentiel de ce qu’on rencontre en cabinet. Là, on ne sait absolument pas si notre stage permettra de faire tout cela. Avec mes amies, on a aussi remarqué que certains postes proposés dans la liste ne permettent pas de valider le cursus de médecine générale, comme les postes en établissements d’hospitalisation à domicile à Béziers ou Toulouse ! Ça veut dire quoi pour ceux qui y seront affectés ? Est-ce qu’on leur dira au bout de deux ans que leur stage n’était pas suffisamment complet pour “consolider leurs compétences” et qu’ils doivent faire six mois de plus, comme le suggère la loi ? Tout ça est assez incompréhensible.»
Pour Quentin Henaff, de la Fédération hospitalière de France, c’est clair : la liste de la DGOS est «pourrie». «On ne sait pas comment ils ont pu bugger à ce point, confie-t-il. Une partie de l’explication, c’est sans doute qu’entre le moment où les ARS ont recueilli les besoins des établissements de santé et les EVC, il s’est passé dix mois. Dans cet intervalle, les hôpitaux ont pu recruter des praticiens pour combler les manques les plus urgents. Du coup, les postes qu’ils avaient dit vouloir pourvoir en priorité n’existent plus, et la DGOS n’a pas retenu leurs autres demandes…» L’avis des hospitaliers est plus tranché. Pour preuve ce tweet rageur de l’urgentiste Mathias Wargon : «Est-ce que des ARS ont prévenu, probablement. Est-ce que des médecins et des syndicats ont prévenu, oui (j’en ai parlé souvent et je ne suis pas le seul). Est-ce que la DGOS n’en a eu rien à branler et a montré son ignorance du fonctionnement hospitalier ? Le doute m’habite.»
Rafistolage
Face à la bronca, le ministère – ni la DGOS ni le cabinet du ministre n’ont répondu à nos demandes d’explications – gagne du temps. Décision a été prise de reporter du 15 février au 3 mars la date de clôture définitive des vœux des lauréats. Histoire de réfléchir à la meilleure façon de corriger le tir. L’affaire s’annonce difficile : dans la plupart des disciplines (à l’exception notable de la psychologie et de l’anesthésie), le nombre de postes sur la liste fermée publié dans l’arrêté du 6 août correspond exactement au nombre de lauréats. En clair, les marges de manœuvre sont nulles.
Pressée par les syndicats de Padhue et les fédérations de praticiens hospitaliers d’«assouplir» les possibilités d’affectations, l’administration d’Olivier Véran hésite : prendre des libertés avec la liste officielle, c’est s’exposer aux recours juridiques de lauréats mécontents… Tout au plus accepterait-elle quelques arrangements, comme autoriser les lauréats à décaler leur entrée en fonction de six à huit mois en espérant que d’ici là, le poste souhaité corresponde de nouveau à un besoin. Ou donner la possibilité à un hôpital de partager son stagiaire avec d’autres établissements situés sur le même territoire… Un rafistolage peu digne de l’exigence méritocratique. Même les représentants des Padhue, initialement favorables à l’affectation sur liste, réclament aujourd’hui un retour aux contrats de gré à gré. L’un d’eux résume, atterré : «C’est la première fois que réussir aux EVC est un problème !»
(1) Le prénom a été changé
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