par Fabienne Messica, sociologue publié le 23 février 2022 à 8h25
Vivons-nous la guerre des sexes (et corrélativement ou non, celle des races) ? C’est ce que nous expliquent sur un ton attristé et paternaliste, le philosophe Alain Finkielkraut et l’anthropologue historien prospectiviste Emmanuel Todd. Le premier prétend parler de littérature mais nous parle féminisme et antiracisme. Le second prétend parler de féminisme mais ne s’y intéresse pas : il nous abreuve de statistiques sorties de tout contexte et nous dépeint avec des cartes ce que nous savions déjà, à savoir que la condition de la femme n’est pas identique dans le monde. Pour Emmanuel Todd, «chez nous», l’égalité est parfaitement accomplie comme le montre sa science qu’il oppose aux travaux (élucubrations pour lui) de féministes qu’il n’a jamais consenti à lire.
Pour les deux comparses, par ces temps affreux du #MeToo, il était temps de réagir ; parce que, nous disent-ils en chœur, «c’était mieux avant».
Aussitôt on se demande : mais quand ? Quand l’Europe était à feu et à sang pendant deux guerres mondiales ? Au moment de l’industrialisation, de l’expropriation des paysans, de l’hyper-exploitation de la classe ouvrière, des conquêtes, du colonialisme, des traites d’esclaves, des génocides ? A une époque où les femmes étaient plus gentilles ? C’était mieux quand ?
Eh bien, levons le suspense : c’était mieux du temps de leur jeunesse, lorsque le féminisme, c’était la libération sexuelle et que les femmes, c’étaient des camarades.
Le «Néoféminisme» gâche le paysage
Et là, on se dit : qu’est-ce qu’ils n’ont pas vu ? Et de leur conseiller de visionner les documents de l’INA sur les années 60-70 : les hommes aux tribunes, aux réunions politiques, et les femmes, assurant la logistique aussi bien dans l’espace privé, familial, que l’espace politique, militant. Une franche camaraderie, sans un gramme d’inégalité ! C’était un temps où beaucoup d’hommes trouvaient normal de frapper leurs femmes, un temps où le viol était imputé aux comportements des femmes, un temps où, grâce à la contraception, comme on s’était libérées, pour se refuser à un homme, il fallait en passer par moult justifications («non, c’est moi, tu comprends…»). Eh oui, ça, c’est manquer de camaraderie !
Quant aux immigrés, puisque Alain Finkielkraut en parle, c’était la rigolade aussi dans les taudis et les usines et avec les ratonnades.
Alors, c’était mieux pour qui ? Là aussi, levons le suspense. C’était mieux quand on parlait des crimes envers les femmes dans les quartiers populaires mais pas de ceux, tout aussi odieux, commis par des gens qui montent sur les marches de Cannes, des animateurs de télé, des hommes politiques, bref, de gens qui détiennent du pouvoir !
Là, on attaque la culture ! On efface l’histoire ! Dieu tout-puissant, ce n’est pas l’histoire qui est coupable mais celles et ceux qui la disent coupable car que veulent-elles en définitive ? La fin des hommes ? Plus besoin de nous, elles peuvent cloner notre sperme, ce n’est pas seulement l’Occident qui sera grand-remplacé mais aussi les hommes ! Ah ces «mauvaises gagnantes» ? Et puis, quelle laideur ! Des femmes jouant au foot «ce n’est pas beau»(Finkielkraut) et qui disent de bien vilains mots comme «genré»(Todd).
Le «néoféminisme», c’est comme les éoliennes : ça nous gâche le paysage.
Aggravation des inégalités
Et pour ceux et celles qui se seraient perdus dans les innombrables digressions, forcément géniales, voici la thèse, péniblement reconstruite : le christianisme porte en lui un principe d’égalité hommes-femmes et le patriarcat est une invention. Les meurtres massifs des «sorcières» par l’Eglise ? Détail de l’histoire. Le droit grec, le droit romain, le code napoléonien, le refus d’accorder aux femmes des droits politiques pendant la Révolution française : rien vu !
Le rôle des luttes des femmes pour l’obtention de leurs droits ? Aucun. Il n’y avait pas de suffragettes en France, ce n’était pas nécessaire, notre pays était si bien disposé à leur égard… qu’il fut l’un des derniers à leur accorder le droit de vote ! Pire encore, l’égalité entre les sexes serait la cause de l’aggravation des inégalités (et non les 1% et 10% des plus riches, et non, tout simplement, le capitalisme, l’hyper-libéralisme).
Pour saisir ce raisonnement, il suffit d’inverser la cause et l’effet. Par exemple, ce n’était pas l’Eglise qui régnait sur les femmes en obtenant des plus riches qu’elles déshéritent leurs enfants à son profit, mais les femmes qui régnaient sur l’Eglise. Ou bien, bel énoncé sexiste : les femmes ne s’intéressent pas au collectif mais sont égoïstes (elles ne s’intéressent qu’à leur portée ?). C’est donc un fait de nature ? Rien à voir avec leur exclusion du pouvoir politique pendant des siècles ?
Ou bien : leur niveau d’éducation a augmenté, elles sont majoritaires dans les sciences sociales et les métiers de l’éducation. Rien à voir avec la dévalorisation et précarisation de ces métiers ? Ou avec ce que montre la sociologie de l’éducation, à savoir que les élites reproduisent les différentiels de classe et de genre à chaque étape de la démocratisation ? Mais Emmanuel Todd se soucie pour les familles monoparentales des classes défavorisées, menacées par le «féminisme aigri» des petites-bourgeoises !
A ce stade, on ne saurait trop conseiller à nos auteurs de sortir de leur citadelle ; ils verraient alors que la réalité des familles, non réductible aux statistiques, est très éloignée de leurs paniques identitaires.
Fabienne Messica, sociologue. A paraître le 9 mars : Ce que le féminisme n’est pas, aux éditions Rue de Seine.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire