Publié le 23 février 2022
TRIBUNE
Trois médecins spécialistes de la protection maternelle et infantile alertent sur les risques liés à la privatisation des services consacrés aux tout-petits.
Le scandale des mauvais traitements infligés à nos aînés dans certains établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad) bouleverse. Une logique de privatisation associée à un manque de contrôle sérieux, un personnel insuffisant en nombre et en qualification ont induit prévisiblement des pratiques tout à fait intolérables dans l’accueil de personnes dépendantes. Chacun comprend qu’il appartient à l’Etat de revoir le mode de fonctionnement et de régulation des Ehpad.
A l’heure d’une prise de conscience sur les abus envers des personnes âgées vulnérables, n’est-il pas temps de nous assurer du bien-être des bébés accueillis, également fragiles et dépendants ? Dans les modes d’accueil des tout-petits, l’enjeu est celui de la dignité ou du respect, mais aussi celui des conditions favorisant leur bon développement. A l’instar de l’accueil des anciens dans les Ehpad, l’Etat est attendu pour mettre en place un entourage par des personnels qualifiés, des réglementations et des modes de contrôle garantissant cet accueil de qualité pour les bébés.
Or les récentes orientations des réformes – issues de l’ordonnance du 19 mai 2021 relative aux services aux familles – instaurées par le gouvernement sur les modes d’accueil inquiètent car elles conduisent immanquablement vers une dégradation, rappelant celle qui touche les Ehpad, de la qualité et de l’éthique nécessaire à cet accueil. Tout d’abord, l’exigence en matière de normes est singulièrement réduite. La récente réforme permet désormais qu’un adulte accueille un groupe de six petits bébés en crèche, à comparer au taux d’un adulte pour quatre enfants en Allemagne et d’un pour trois au Danemark. Toujours d’après ces nouvelles normes, les structures d’accueil sont de surcroît autorisées à accueillir chaque jour 15 % d’enfants en surnombre, selon nos calculs, durant une large partie de la journée, dans des locaux aux surfaces inchangées.
Rester au plus près des intérêts des enfants
Et pour faire bonne mesure, le gouvernement prévoit à ce jour à titre expérimental de confier le contrôle de la qualité des structures à leur principal cofinanceur, les caisses d’allocations familiales (CAF). Il est dès lors à craindre qu’elles ne privilégient la rationalisation des coûts sur la qualité humaine, d’autant plus que les CAF ne disposent pas des professionnels compétents en santé ou en éducation pour la petite enfance. Dans ces conditions, qui portera un jugement expert sur les projets d’accueil, éducatifs et sociaux des futures crèches comme sur leur compatibilité avec les besoins de développement et d’épanouissement de très jeunes enfants et de leur famille ?
A ce jour, le processus d’agrément et de contrôle est réalisé par les services de protection maternelle et infantile (PMI) des départements. Ils réunissent deux qualités essentielles pour s’assurer de la qualité des modes d’accueil : la neutralité à l’égard des porteurs de projet et l’expertise professionnelle en santé et petite enfance. Leur mission principale − promouvoir le développement et la santé des jeunes enfants, en lien avec les parents − détermine leur critère de décision : la qualité d’un accueil soucieux des besoins des enfants et des familles. Non pas l’optimisation financière. Ils effectuent un travail sur mesure pour rester au plus près des porteurs de projets et des intérêts des enfants.
La dérive vers la priorité à l’économie est déjà à l’œuvre : à la Caisse nationale d’allocations familiales (CNAF), une note adressée aux administrateurs préconise une « approche [qui]industrialise l’exercice de la compétence “agrément et suivi” des [crèches] dans un objectif d’efficience ». En outre, elle prévoit « pour le suivi et le contrôle [des crèches] des grilles d’autoévaluation annuelles ; des contrôles systématiques a minima tous les cinq ans ».
Le secteur public n’est pas à l’abri
Le scandale des Ehpad a mis en évidence les conséquences d’une privatisation sans contrôle efficace sur l’accueil de nos aînés. Or, depuis plusieurs années, ont également fleuri des entreprises de crèches à but lucratif, principales pourvoyeuses de création de places. La logique de ces nouveaux venus relève des mêmes mécanismes de maximisation financière que celle prévalant dans les Ehpad à but lucratif.
D’ores et déjà, des dérives identiques y sont observées. L’émission d’investigation « Pièces à conviction » diffusait, le 5 février 2020, sur France 3, un reportage édifiant sur les pratiques d’une entreprise de crèches : turnover incessant et burn-out dans les équipes, non-respect des taux d’encadrement, sous-effectif chronique, stabilité des liens inexistante avec les enfants, utilisation rationnée de couches. Un rapport d’études de la CNAF révélait dès 2009 le choix d’une responsable dans ce secteur de recruter « un personnel “vierge” de toute expérience de travail en crèche », l’obsession de « l’optimisation maximale du remplissage de la structure », l’objectif de rentabiliser au mieux le fonctionnement de la crèche en optant « pour la standardisation » des projets pédagogiques.
Confronté à des objectifs gestionnaires toujours plus stricts, le secteur public ou non lucratif n’est pas non plus à l’abri de tels errements. Dans ce contexte, « industrialiser le contrôle » et lâcher totalement la bride aux opérateurs en leur octroyant la libéralité d’« autoévaluations » reviendrait à ne tirer aucune leçon du fiasco du contrôle des Ehpad ! Aucune garantie ne serait apportée quant à l’adéquation du fonctionnement des crèches avec les besoins des jeunes enfants. La régulation de la qualité d’accueil des tout-petits par la puissance publique passerait à la trappe !
Plus que jamais notre société doit s’enrichir de citoyens créatifs, épanouis : il importe que les tout-petits soient accueillis de façon à favoriser leur plein développement physique, affectif, cognitif et social. Il serait judicieux que l’Etat, instruit de l’expérience malheureuse des Ehpad, revoie à la hausse les normes concernant les structures d’accueil et renforce les moyens et compétences des services de protection maternelle et infantile pour les accompagner.
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