par Julien Lecot, envoyé spécial à Grandchamps-des-Fontaines (Loire-Atlantique) publié le 24 février 2022 à 22h19
Marion a encore les yeux rougis et la voix tremblante. Depuis le début de la matinée, elle fait des cartons, transporte des affaires et du matériel médical d’un bout à l’autre de la maison d’accueil spécialisée Diapason, à Grandchamps-des-Fontaines (Loire-Atlantique), en banlieue nantaise. Autour d’elle, l’unité 6, dont elle est la monitrice et coordinatrice, se vide petit à petit. Reste encore des dessins et des photos sur les murs, ainsi qu’une télé allumée que personne regarde. Et sur chaque porte de chambre, le prénom des résidents.
La trentenaire aux cheveux blonds observe au loin une patiente se déplacer péniblement avec son fauteuil couinant. Arriver face aux portes closes de l’unité 6, où elle était jusqu’à présent hébergée. Puis faire lentement demi-tour, un peu perdue. «C’est vraiment triste, c’est vraiment…» souffle Marion, laissant la fin de sa phrase en suspens. Avant de reprendre : «Je ne vais pas vous mentir, c’est dur de voir ce qu’on leur fait subir, de se dire qu’on en arrive là. C’est vraiment la merde.»
Faute de personnel en nombre suffisant, l’établissement qui héberge d’un côté des polyhandicapés (déficience motrice et intellectuelle) dans une maison d’accueil spécialisée, et de l’autre des autistes dans un foyer d’accueil médicalisé, a été contraint de réduire la voilure. L’unité 6, qui hébergeait une petite dizaine de personnes, a donc dû fermer à partir de la mi-février, et ne devrait pas rouvrir avant début avril, au mieux. Plusieurs résidents ont été renvoyés dans leurs familles, quand celles-ci étaient en mesure de les accueillir. Les autres – la majorité – ont été placés dans d’autres unités pour mutualiser le rare personnel encore disponible.
21 temps plein à pourvoir
«C’est vraiment du bricolage, mais nous n’avions pas le choix, lâche, dépité, le responsable de l’établissement, Franck Chappey. Pour prendre correctement en charge les résidents, il faut trois professionnels par unité le matin, et autant l’après-midi. Nous finissions par n’en avoir au maximum que deux sur chaque tranche horaire. C’était impossible de continuer comme ça.»
Lorsque tout va bien, la structure emploie 110 personnes à temps plein. Mais cela fait bien longtemps que tout ne va pas bien. Depuis quelques mois, les démissions se multiplient et personne ne se bouscule pour les remplacer. En cette fin février, 21 CDI restent à pourvoir. Et les CDD ou intérimaires ne permettent plus de combler le manque. «Quand nous avons ouvert il y a dix ans, nous n’avions aucun problème de recrutement, se remémore Franck Chappey. On passait par le processus classique : les candidatures nous arrivaient, puis nous avions le luxe de garder les meilleures. Maintenant nous prenons presque toutes les personnes qui se présentent à nous, même les non-diplômés, quitte à les former nous-même.»
Ces dernières années, c’est tout le secteur du handicap qui a petit à petit perdu en attractivité. La faute à des salaires jamais revalorisés, dépassant difficilement le smic pour les aides-soignants, accompagnants et éducateurs, et à des horaires décalés guère compatibles avec une vie personnelle.
La prime Ségur de 183 euros net par mois, réservée lors de son instauration en 2020 au seul personnel soignant des hôpitaux et Ehpad publics, n’a fait qu’accentuer cette fuite de main-d’œuvre. Alors qu’ils étaient déjà moins bien payés, beaucoup de travailleurs du secteur l’ont quitté pour bénéficier d’une meilleure rémunération dans le public, aggravant la pénurie. Quand d’autres ont tout simplement décidé de s’orienter vers un métier différent, ayant perçu l’exclusion de cette revalorisation comme un manque de considération alors même qu’ils avaient continué à cravacher jour et nuit lors du confinement du printemps 2020.
«On a l’impression de revenir cinquante ans en arrière»
La prime a finalement été étendue au compte-gouttes à d’autres secteurs. Pour le personnel non soignant du handicap, il aura fallu attendre le 18 février – et plusieurs journées de grèves nationales – pour que le gouvernement annonce qu’ils en bénéficieront également. En parallèle, une nouvelle convention collective doit être négociée à l’horizon 2024 pour rehausser les salaires. Des annonces saluées par le collectif Handicaps, pour qui la revalorisation salariale «constitue une bonne nouvelle».
L’Unapei, principale fédération de défense des personnes handicapées de l’Hexagone, souligne cependant que cette hausse arrive «tardivement» et qu’elle ne «suffira pas à résoudre la crise» : plus de 30 000 postes sont en effet toujours vacants dans le secteur. Un nombre qui ne cesse de croître, d’autant que les salariés y étaient, avant la crise, déjà bien moins payés à diplôme égal que ceux des Ehpad et hôpitaux.
«Une maison d’accueil spécialisée en Bourgogne du Sud, un institut médico-éducatif en Savoie… Les exemples de renvoi en urgence dans leurs familles de certains résidents me viennent de partout, abonde le président de l’Unapei, Luc Gateau. Nous sommes un secteur sous tension depuis longtemps. Mais être obligé de fermer des services, voire des établissements, à cause d’une pénurie de professionnels, c’est tout simplement du jamais-vu. On a l’impression de revenir cinquante ans en arrière. Tout ça finit par peser sur les familles, qui ne peuvent assurer cet accompagnement de qualité et de manière sécurisée au quotidien.»
Un retard à la prime et une pénurie qui ont donc frappé de plein fouet le Diapason, contraint de fermer des lits alors même qu’une quarantaine de personnes sont depuis longtemps sur liste d’attente pour pouvoir intégrer l’établissement. Dans l’unité 4 de la maison d’accueil spécialisée, deux des neuf chambres sont fermées depuis plusieurs semaines. Ce vendredi matin, les allées et venues se multiplient dans cette sorte de grosse colocation accueillante : on les prépare, enfin, pour l’arrivée de deux résidents… en provenance de l’unité 6. Victor, jeune accompagnant éducatif et social, observe du coin de l’œil Marion transporter un lit médicalisé au travers du grand salon aux murs colorés qui sert de lieu de vie. Pendant ce temps-là, une de ses collègues installe aux murs d’une pièce vide des cadres et des photos.
«Changer quelqu’un d’unité n’est vraiment pas facile, explique le soignant arrivé dans la structure il y a un peu plus d’un an. Ce sont des personnes qui ont besoin de repères et de routine. Les changements risquent de créer beaucoup d’angoisse et d’anxiété. C’est aussi négatif pour le personnel, car ça nous demande du temps pour connaître le résident dans sa particularité et son individualité et pouvoir ainsi l’accompagner au mieux.»
Bien plus que de simples soins
En suivant Victor de chambre en chambre, on comprend vite qu’un accompagnement personnalisé s’impose alors que les pathologies sont à peu près aussi nombreuses que les résidents. On rencontre ici Hervé, la cinquantaine, hémiplégique du côté gauche du corps après un accident de voiture survenu il y a une quinzaine d’années. Là, Mélanie, autiste d’une soixantaine d’années, qui ne peut désormais plus bouger de son lit et peine à respirer sans oxygène. Dans une autre chambre, Antoine, du même âge, quasi totalement paralysé depuis la naissance.
Puis quelques mètres plus loin Xavier, en fauteuil roulant à la suite d’une rupture d’anévrisme, qui, contrairement aux autres résidents, n’en finit pas de parler et multiplie les blagues graveleuses. Avant de les oublier au bout de quelques minutes, son accident lui ayant causé de très forts troubles de la mémoire à court terme. Avec chaque résident, le jeune soignant discute de tout et de rien, adapte son discours et sa posture, sans forcément recevoir de réponse.
«La dimension sociale, prendre du temps avec chacun, leur faire faire des activités, les accompagner, c’est presque plus important que les soins, assure Marie, aide-soignante de 42 ans, qui assiste à la scène depuis la cuisine où elle prépare les repas. C’est aussi ce qui rend notre métier passionnant et enrichissant. Mais maintenant que nous sommes moins nombreux, on ne s’en limite presque qu’aux soins. On doit être sur tous les fronts et faire en sorte que les résidents ne s’en rendent pas compte. C’est dur de se dire qu’on les prend mal en charge alors que du jour au lendemain, à cause d’un aléa de la vie, on peut se retrouver à leur place.»
Parallèle avec les Ehpad
Difficile de ne pas faire un parallèle avec les maisons de retraite, passées il y a un mois d’une indifférence quasi générale à un sujet de premier plan dans le débat public, quand les maltraitances chez Orpea contraints par un manque de personnel et de moyen ont été mises au jour. «Je n’irai pas jusqu’à parler de mauvais traitement [dans les établissements d’accueil pour personnes handicapées],tempère Luc Gateau, de l’Unapei. Mais il est vrai que sans personnel, de surcroît formé, les risques de mauvaise qualité de l’accompagnement se multiplient. C’est impossible de permettre ainsi aux personnes en situation de handicap d’être vraiment actrices de leur vie et d’avoir les mêmes droits que les autres.»
Les associations et syndicats du secteur espèrent désormais que la médiatisation des carences en personnels permettra au handicap de se faire une place dans la campagne présidentielle, à l’instar du débat autour des Ehpad dont tous les candidats à l’Elysée se sont emparés.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire