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jeudi 24 février 2022

«On est bien arrivés»: des HLM sous le signe du verso

par Frédérique Roussel  publié le 23 février 2022 

L’ouvrage illustré de cartes postales du sociologue Renaud Epstein montre la diversité des grands ensembles et l’expérience de leurs habitants loin de leur image stéréotypée et catastrophiste. 

De hautes tours d’une vingtaine d’étages, des barres de quinconce ou alignées, de larges avenues, parfois plantées d’arbres ou de sculptures monumentales. Le ciel est toujours bleu sur ces grands ensembles bâtis dans les années 50-60. Cité Beauregard, La Paillade, Les Raguenets, la Fontaine d’Ouche… Ces images nous paraissent familières et datées, ces cités froides et inhumaines. Mais quand elles sont sorties de terre, on les regardait comme des merveilles architecturales et des foyers modernes pour des milliers d’arrivants. On y vivait bien aussi, ce que veut montrer On est bien arrivés«C’était beau. Vert, blanc. Ordonné. On sentait l’organisation. Ils avaient tout fait pour qu’on soit bien, ils s’étaient demandé : qu’est-ce qu’il faut mettre pour qu’ils soient bien ? et ils l’avaient mis. Ils avaient même mis de la diversité : quatre grandes tours, pour varier le paysage» (1). Renaud Epstein, professeur de sociologie à Sciences-Po Saint-Germain-en-Laye, spécialiste de la politique de la ville et des politiques urbaines, collectionne depuis presque trente ans ces cartes postales rétro, vestiges d’une époque et d’une idéologie qui permettent de s’interroger sur la représentation actuelle des «quartiers».

Entretien.

«On est bien arrivés», n’est-ce pas ironique comme titre ?

C’est pour parler de l’objet de la carte postale. Quand on regarde le verso, c’est frappant de voir le nombre d’envois qui correspondent à des arrivées en vacances ou à des retours. Quand on part, on écrit à la grand-mère pour dire : «On est bien arrivés.» Quand on rentre chez soi dans la cité, on envoie une carte pour dire aussi qu’«on est bien arrivés». C’est une période, milieu des années 50 au début des années 70, où le téléphone n’existait pas ou peu. La carte postale représentait un moyen de communication rapide et pas cher. Elle jouait cette fonction du SMS, ou plutôt du MMS avec son image. Et le lieu représenté, c’est toujours l’endroit où l’on est quand on l’envoie. Ces grands ensembles étaient largement peuplés de migrants, migrants de l’intérieur pendant longtemps, qui écrivaient à leur famille au fin fond du Lot, de la Creuse, etc. Ce livre fait également écho à «Un jour, une ZUP, une carte postale» que j’ai lancé sur Twitter en 2014 pour essayer de rompre avec l’image très négative des quartiers. On considère aujourd’hui que c’est un vaste échec urbanistique et social. Y être, ce serait une forme de relégation, de souffrances, de handicaps…

Ce n’est pas le cas ?

Encore aujourd’hui, il y a des millions de personnes qui habitent ces grands ensembles. Certes, il y a deux fois plus de chômage, trois fois plus de pauvreté, mais la plupart n’y vivent pas si mal. Arriver dans ces quartiers, c’est pour beaucoup une promotion sociale, après avoir été bringuebalé d’habitats de fortune en hôtels meublés, dans de mauvaises conditions de logement. Comme les premiers arrivés dans les années 60, c’est avoir accès à de grands appartements, avec des chambres pour les enfants, du confort, des équipements. J’avais envie de renvoyer une image plus positive de ces quartiers stigmatisés, alors qu’on parle «des» quartiers comme si c’était un tout indifférencié.

Comment définiriez-vous les grands ensembles ?

Il n’y a pas de définition officielle. C’est dans la circulaire Guichard de 1973, «ni barres ni tours», que le terme de grand ensemble apparaît pour la première fois dans un texte réglementaire. On les nomme au moment où on décide de stopper leur construction… Avant, on disait quartiers nouveaux, villes nouvelles, ensemble d’habitations, cités neuves ou cités HLM. Et il y a eu les ZUP (zone à urbaniser en priorité), procédure administrative créée en 1958 qui a donné naissance à 200 immenses quartiers. Mais quand on les voit, on les reconnaît. Ce sont notamment les 1 300 quartiers prioritaires de la politique de la ville, même si tous les grands ensembles ne sont pas des quartiers défavorisés : celui de Meudon-la-Forêt ou Le Point du jour à Boulogne vont bien. Ce qui m’intéresse, c’est qu’ils correspondent à un moment de l’histoire urbaine française. En regardant ces cartes postales, on remarque la diversité des formes, des architectures, des localisations et en même temps, on voit qu’on parle de la même chose.

Quand avez-vous commencé à vous intéresser à ces cartes postales ?

A l’occasion de mon premier terrain pour mon mémoire de sociologie à la ZUP des Trois Ponts à Roubaix, en 1994. J’étais en avance et dans un bar-tabac, j’ai vu au bout du comptoir un présentoir avec de vieilles cartes d’anniversaire jaunies et, au milieu, une carte postale du quartier. C’était surprenant. Les cartes postales en général montrent des choses valorisées. Ensuite, à chaque fois que je découvrais un nouveau quartier, j’en achetais. Et puis, dans une sorte de jeu, je me suis mis à fouiller dans les brocantes, les vide-greniers… J’ai mis du temps à penser cette activité de collecte comme une collection.

Quand est-ce devenu plus systématique ?

Le plan Borloo en 2003 et l’annonce de la transformation radicale de ces quartiers – démolitions et investissements massifs – a été un maillon important. L’unité urbanistique et architecturale de ces grands ensembles allait être cassée. D’un seul coup, ces images, souvent prises au moment de la livraison quand les quartiers étaient pimpants, devenaient des archives d’un monde appelé à disparaître. Je les ai cherchées de manière beaucoup plus systématique.

Comment expliquez-vous que quasiment personne ne figure sur ces images, pourtant des lieux d’habitation ?

On veut mettre en scène le paysage. Un paysage de carte postale, c’est un paysage sur lequel il n’y a pas de voiture, pas de public, pas de publicité. C’est la beauté du lieu que rien ne doit obscurcir ou détourner de l’attention. Mais cela produit une impression très étrange. Ces quartiers comme les Minguettes à Vénissieux ou le Val Fourré à Mantes-la-Jolie abritent des dizaines de milliers d’habitants, avec sans doute une fréquentation dense dans les espaces publics. Or il n’y a personne sur les photos. Cela donne l’impression qu’une bombe à neutrons est tombée dessus. En plus, ces images prises dans les années 50-60 avec des techniques de reproduction un peu étranges, parfois colorisées à la main, ont un côté rétro et futuriste.

Pourquoi avoir mis des citations en écho ?

Pour remettre un peu d’histoire sociale et d’humanité derrière. J’ai voulu faire un récit un peu pointilliste et sans fil chronologique d’un demi-siècle de ces quartiers, de l’enthousiasme de la création jusqu’au discours de la dystopie, du ghetto d’aujourd’hui… C’est aussi montrer que ce n’est pas qu’une histoire par le haut, comme on est habitué à la raconter. Un Français sur six habite aujourd’hui dans un logement social, donc pour une bonne part dans ces quartiers. La moitié des Français, à un moment dans leur existence, ont vécu dans un logement social. Des morceaux de nos vies avec leurs événements joyeux sont liés à ces quartiers, ce n’est pas que de la violence, du chômage, de la drogue. J’ai été frappé au cours de mes travaux et en lisant les versos de ces cartes de voir à quel point le discours qu’on a aujourd’hui sur ces quartiers est en rupture avec la réalité de leur histoire sociale et l’expérience de leurs habitants. A travers ces citations, de la littérature officielle, juridique, romanesque, des chansons populaires, des écrits de versos de cartes, c’est aussi une manière de proposer une forme d’histoire qui redonne un peu la parole aux premiers concernés.

Pourquoi le sujet des banlieues semble-t-il absent de la campagne présidentielle ?

C’était déjà le cas avec la campagne de 2017, mais de façon un peu moins marquée. La question de la politique de la ville et des banlieues, autrefois importante dans le débat public, a quasiment disparu depuis cinq ans. J’ai entendu l’autre jour Valérie Pécresse dire : «Je veux que pour un euro investi dans la politique de la ville, il y ait un euro investi en milieu rural.» C’est la première fois que les quartiers apparaissaient dans cette campagne, mais avec un retournement total. Les cités ne souffrent pas d’inégalités, mais on leur donne trop par rapport à d’autres territoires… Depuis une dizaine d’années, il y a une sorte de jeu d’opposition mis en scène entre des métropoles qui vont bien et le reste du territoire qui va mal. Christophe Guilluy en particulier explique que l’on en fait trop pour les métropoles et leurs quartiers contre la vraie France, les vraies couches populaires de la supposée France périphérique. Il y a une forme de retournement discursif qui consiste à dire que les habitants des quartiers profitent de l’ensemble des opportunités métropolitaines quand les habitants des petites villes, du rural, du périurbain, voient les services publics et les industries partir. En plus, ils bénéficient des milliards de la politique de la ville quand les autres n’ont plus rien. Progressivement, les acteurs politiques ont de plus en plus de mal à assumer de faire une politique de discrimination positive territoriale. C’est faux par ailleurs d’assimiler politique de la ville aux seuls quartiers pauvres des métropoles. Le livre s’ouvre sur une photo de Mourenx qui se trouve dans la pampa béarnaise, avec rien autour. C’est aussi rappeler que les quartiers, les grands ensembles, les quartiers populaires d’habitat social, qui concentrent la pauvreté, la précarité, les minorités, ce n’est pas que la Seine-Saint-Denis.

(1) Christiane Rochefort, les Petits Enfants du siècle, Grasset, 1961.

Renaud Epstein On est bien arrivés, Un tour de France des grands ensembles, Le Nouvel Attila, 96 pp.


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